VII

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Ce soir-là, contrairement à mes habitudes, je file ventre à terre devant tout le monde. Tant pis pour mon retard du matin. Je rattraperai plus tard. Ou pas. Après tout, avec les saloperies que m'a faites Hinergeld, je ne me sens redevable de rien envers lui. Je file vers le trente-quatre de la rue des Coquelicots, treizième arrondissement de Paris. En bus, c'est long et j'ai tout juste le temps de m'y rendre pour mon rendez-vous de tous les espoirs avec Prakaash, le magicien qui est en train de me rendre ma vie.

Et celle d'un autre, au passage.

Tout le trajet, je bous d'impatience, remuant sans cesse sur mon siège, entre réminiscences de ces derniers jours, imagination des prochains et réflexions tout aussi fébriles que stériles.

Enfin, j'aperçois l'immeuble haussmannien qui ressemble tant aux autres de la ville mais qui abrite mon petit paradis indien.

Je presse le bouton de l'interphone et la porte s'ouvre presque immédiatement dans un petit bourdonnement électrique. Sitôt le battant refermé derrière moi, un silence absolu s'impose et je prends brusquement conscience du bruit effroyable des hommes et de leurs villes.

Un peu sonné par ce changement qui ne m'a pas frappé la première fois, je marque un temps d'arrêt avant de monter la volée de marches conduisant au rez-de-chaussée et au cabinet.

J'entre sans sonner, comme m'y invite le panonceau doré placardé sur la porte, et le parfum de patchouli me saute aux narines et me fait franchir symboliquement plus que le seuil d'un cabinet parisien : je suis quelque part entre ici et l'Inde.

Je reprends ma place de la dernière fois sur ce qui est déjà devenu dans mon esprit mon fauteuil, puis je me laisse gagner par la torpeur exotique et accueillante des lieux. Shiva m'ouvre ses bras depuis une alcôve, tous ses bras. Et les volutes d'encens se confondent avec les arabesques des moulures de bois qui ornent le haut des murs et les motifs abstraits et aériens qui décorent le papier peint, le tout provoquant chez moi un état quasi immédiat de décontraction, d'abandon proche de l'hypnose. Et cette légèreté singulière est pour moi à la confluence de l'hébétude heureuse du drogué et de la communion mystique avec le divin, loin de mon existence tendue d'angoissé chronique.

Je m'enfonce peu à peu dans les coussins et la somnolence, si bien que Prakaash me surprend lorsqu'il fait irruption dans ma bulle.

Je le suis dans le couloir tamisé tandis que nous soulevons les voiles qui me séparent de ma libération.

Nous nous allongeons tous deux, chacun sur sa banquette et laissons passer quelques secondes de silence à observer les volutes d'encens danser sous le plafond bariolé.

- Eh bien, monsieur Roth, la situation s'est-elle quelque peu démêlée depuis avant hier ? Je présume que vous n'avez pas avancé notre rendez-vous sans raison...

Brusquement, je prends conscience que ce qui m'arrive est fou et que je suis face à un psychologue, que ce que je suis sur le point de dire peut me conduire à l'asile. Et interrompre ma thérapie avec Prakaash.

C'est indiscutablement hors de question.

Immédiatement, je prends la décision de garder pour moi mon expérience schizophrénique aux frontières du délire et j'improvise une version édulcorée plus avouable.

- Comme vous me l'aviez dit, mon cerveau a continué de travailler pendant mon sommeil et j'ai fait de nombreux rêves où des foules me violentent, me menacent. Ces cauchemars ne m'ont pas vraiment éclairé sur ma phobie, mais en raison des horreurs que j'ai vues pendant mon sommeil, les vraies foules me font désormais moins peur et je me sens pour ainsi dire guéri de cette panique.

Il ne dit mot. Attendant que je reprenne, ou bien guettant le moment où je vais renier mon mensonge.

- Très bien. C'est une bonne nouvelle, répond-il enfin, l'air sincère. Je suppose que vous voulez travailler maintenant sur une autre de vos angoisses, n'est-ce pas ?

- Oui. Sur ma claustrophobie.

- Très bien, ajoute-t-il alors sur le ton de l'ouvrier qui se frotte les mains énergiquement avant de se mettre à l'ouvrage. Que pouvez-vous me dire à ce sujet ?

- Juste ce que m'en a dit ma mère, comme je vous l'ai expliqué lundi. Je ne me souviens de rien de très clair. Il ne m'en reste qu'un puissant sentiment d'angoisse.

- Remontons donc à ce premier souvenir et voyons s'il est la cause de votre angoisse chronique pour les endroits exigus...

Je prends une longue inspiration et je me lance une énième fois dans le récit de cet événement qui, malgré le trou noir dans ma mémoire, a pris les accents de vérité d'un vrai souvenir à force que je le répète encore et encore. Un vrai numéro d'acteur qui finit par me bluffer moi-même.

- Je devais avoir quatre ans. J'étais en maternelle. Un garçon de la classe n'arrêtait pas de profiter de mon état d'anxiété au milieu de tous mes camarades, qui me laissait le plus souvent muet, passif et fuyant, pour me prendre tout ce que j'avais : livre, jouet, crayon... Ce jour-là, il m'avait déjà bousculé plusieurs fois et j'étais à fleur de peau. Du coup, quand il m'a frappé pour que je lui cède la place sur le fauteuil du coin bibliothèque, j'ai craqué. J'ai profité du fait que personne ne faisait jamais attention à moi pour m'éclipser et me réfugier dans le placard à matériel. Je m'y suis enfermé et, enfin à l'abri des autres, j'ai dû m'assoupir. Quand je me suis réveillé, il faisait nuit, il n'y avait plus personne dans l'école et j'étais coincé dans ce placard qu'on ne pouvait ouvrir que de l'extérieur. J'ai appelé, crié et pleuré pendant des heures, mais personne ne répondait. Ce n'est que vers deux heures du matin que la police m'a découvert et libéré. Les animateurs du centre de loisirs m'avaient cru absent et l'école était fermée quand mon père est venu me chercher. Il a cru que maman m'avait pris à l'école. Ce n'est que quand elle est arrivée à la maison qu'il a compris qu'il y avait un problème. Le temps d'alerter la police, de trouver les coordonnées de la maitresse, de comprendre que j'avais disparu pendant l'après-midi à l'intérieur de l'école, de dégoter quelqu'un qui ait les clefs de l'école, de la fouiller et de mettre la main sur moi, j'avais déjà eu le temps de me pisser dessus et de virer presque maboule... Depuis, je suis incapable d'entrer dans une petite pièce close sans paniquer.

- Cette fois-ci, cela ressemble à un traumatisme primaire : vous n'étiez pas sujet à cette angoisse avant, et il ne fait aucun doute que vous retrouver bloqué a été un véritable traumatisme. Cependant, comme ce souvenir n'est que de seconde main, si je puis m'exprimer ainsi, il est vital, pour dépasser ce traumatisme, de le retrouver et de renouer intimement avec lui. Nous allons donc vous ramener à ce moment de votre vie grâce à l'hypnose.

J'acquiesce, plutôt confiant tant ma cure semble routinière à mon thérapeute. Je scrute donc les motifs du plafond à la recherche de mon bourreau des bacs à sable ou de mon placard-sanctuaire piégé. Tandis que la voix chaude et épicée de Prakaash me berce de son grave soliloque, les contours flous d'un visage poupin et angélique surgissent peu à peu de l'imbroglio de lignes et de tâches colorées que la lumière de quelques bougies agite au-dessus de moi, et je plonge doucement pour saisir le fil de ce souvenir, que je commence à remonter.

Thierry. Blondinet de quatre ans aux boucles célestes et au regard innocent. Esprit vif, confiance en soi, toujours adorable. Du moins devant les adultes. Je me demande comment j'ai pu l'oublier à ce point durant des années et pourtant le retrouver aussi distinctement.

Nous étions inséparables depuis toujours, puisque nous avions passé trois ans ensemble à la crèche et que, fort de cette connaissance, les maîtresses et nos parents avaient fait en sorte de nous conserver dans cette promiscuité. Or, si lui était charismatique et au centre de toutes les attentions, moi j'étais plus effacé et englué dans ses filets. Après plus de quatre ans à lui être associé comme son ombre, je ne savais plus comment exister en son absence. Et pourtant, sa tyrannie était permanente. Que je veuille un jeu et il était dessus ; que j'appelle un adulte et il l'interceptait à son profit ou prenait sa place à mon côté. Pendant les récréations, c'était lui qui ordonnait à sa cour : les jeux et leurs règles, les équipes et les amitiés, les gagnants et les perdants. Et dans tout ça, j'étais son lieutenant et son valet, le public admiratif de son triomphe et l'esclave martyr de ses humeurs.

Je retrouve brusquement la mémoire de la journée recherchée, comment Thierry était arrivé plus mal luné que jamais le matin et comment s'étaient succédés ses emportements et mauvais traitements à mon endroit : il m'avait violemment repoussé lorsque j'étais venu à lui, puis méchamment collé quand j'avais pris mes distances, multipliant les mots acerbes, les coups sadiques et les manoeuvres sournoises pour me faire disputer par les grands et brutaliser par les petits.

Arrivé à l'après-midi, j'étais plein de larmes et menaçais de déborder à la moindre brutalité. C'était à ce moment-là que la maîtresse était sortie, sans doute pour accompagner un camarade aux toilettes. Chacun était à son activité mais Thierry devait s'ennuyer et avait eu envie de s'amuser. Il m'avait poussé vers la porte du dortoir qui donnait sur la classe et le coin livres dans lequel nous nous étions installés pour nous occuper le temps que les autres nous rattrapent.

Le dortoir était plongé dans la pénombre, les lits faits soulignant à quel point la pièce était déserte. Moi, je retenais mes sanglots, poussé et tiré par mon camarade, qui était plus fort que moi.

Ou plus déterminé.

De là, il m'avait forcé à entrer dans une remise plus sombre encore ou des objets drapés d'obscurité dardaient leurs formes mystérieuses et menaçantes vers moi.

C'était là que l'angoisse s'était réveillée, violente et cruelle.

Pas après que j'aie été enfermé, mais avant.

Mais j'avais eu beau tenter de résister, j'étais déjà entré et la porte avait été verrouillée derrière moi.

Et j'avais glissé au sol, tétanisé d'effroi et mutique. J'avais entendu la porte du dortoir claquer à son tour, trop loin, inaccessible. Et le silence m'avait englouti.

Soudain, une sensation chaude et humide m'avait envahi l'entrejambe.

Je m'étais pissé dessus de terreur.

Un vertige nauséeux s'empare de moi tandis que, couché par terre, je frappe et je griffe la paroi dure et froide qui m'écrase de sa lourde et violente présence. Mais j'ai beau m'y arracher ongles et phalanges, le panneau ne bouge pas. Ma voix n'est plus qu'un filet rauque de vieillard desséché par des jours de privation, mon corps qu'une douleur qui ne veut pas se résigner à abandonner malgré ce qu'on lui a infligé.

Et, couvrant le bruit de mes hurlements étouffés, le choc sourd des pelletées de terre qui s'écrasent au-dessus de ma tête et, haut perchés, gras ou forcés, les rires des soldats qui m'enterrent vivant.

Pris de rage et de panique, je rue et je tambourine, hurlant sans voix dans le noir absolu.

Et je tombe brusquement, vociférant de nouveau à pleins poumons et me débattant contre des bras invisibles qui m'agrippent.

- Calmez-vous, monsieur Roth ! Vous êtes en sécurité à présent ! Il ne peut plus rien vous arriver !

Dans ma lutte frénétique pour me libérer, je reconnais enfin la voix de Prakaash et j'ouvre les yeux sur le cabinet. Le petit homme enturbanné m'observe à travers ses lunettes métallisées où se reflètent les flammes des bougies.

Tout d'un coup se rompent ma tension nerveuse et ma retenue et, autant du contrecoup de ma vision que de soulagement, je fonds en larmes dans les bras du praticien, sanglotant comme un môme au creux de son épaule.

Il me faut un long moment pour m'apaiser, mais Prakaash m'en laisse le temps, me frottant le dos doucement et me berçant lentement comme on calme un enfant.

Enfin, je recouvre suffisamment mes moyens et je raconte ce que j'ai vu : Thierry et ses mauvais coups, l'inattention des autres à mon martyre, le sévice de trop, dans la remise du dortoir...

Mais je garde pour moi l'épisode final qui a achevé de me faire perdre pied. Je le garde secret comme on cache une honte trop douloureuse pour être avouée, comme on dissimule une révélation qui pourrait faire basculer notre vie dans l'horreur et la folie.

Je me tais.

Prakaash desserre son étreinte et je me relève, mal à l'aise et toujours tremblant.

- Nous allons nous arrêter là pour aujourd'hui et laisser votre inconscient travailler. Vous allez continuer à dormir beaucoup et à prendre le décontractant que je vous ai donné avant de vous coucher. Nous nous reverrons lundi prochain, comme prévu.

J'acquiesce, au bord de l'épuisement, pressé d'avoir quitté cet endroit exigu malgré ses grandes baies tamisées et gagné mon lit.

Mais aussi anxieux de découvrir ce que mon sommeil va m'apporter...

Je prends congé dans une économie de paroles proche de la catatonie et l'immeuble me crache, vacillant, sur le trottoir déjà assombri par le soleil couchant derrière les nuages menaçants.

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