I

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La main fraîche de ma mère me ramène peu à peu à la conscience. Cherchant d'abord les bruits familiers de notre cabane, je prends peu à peu conscience du sol froid et dur de notre cuisine.

Et la mémoire me revient.

J'ouvre les yeux brusquement, plongeant fébrilement dans le regard inquiet de ma mère, si blanche. Et une étreinte de chagrin fond sur moi, pour ma mère noire perdue, pour mes proches disparus, pour Sophia, surtout, qu'on m'a enlevée trop tôt. Et pour moi, Baptiste, qui n'ai rien à voir avec tout ça et qui y suis pourtant plongé jusqu'au cou.

Une pensée entêtante, angoissante, tourne et virevolte sous mon crâne jusqu'à me donner un vertige nauséeux : je suis fou. Mais une petit voix me souffle, rassurante, mais si invraisemblable qu'elle m'inquiète plus encore : nous ne sommes pas fous.

Prenant sur moi pour rassurer ma mère, j'esquisse un petit sourire forcé.

- J'ai dû rêver que je connaissais les plantes. Comme j'ai mal dormi, je me suis levé dans le brouillard et je me suis mis à délirer. Je sais pas ce que c'est que cette plante.

Elle acquiesce, peu convaincue mais loin de se douter de l'idée saugrenue qui germe dans mon esprit.

- Tu devrais rester à la maison aujourd'hui pour te reposer. Tu veux que j'appelle ton bureau ? Monsieur Hinergeld est compréhensif avec toi.

A la mention de ce requin, je lui trouve soudain une ressemblance avec le roquet psychopathe qui a mené mon lynchage – celui de Samba. Le visage de Peter et celui de ce faux-cul se superposent brièvement et une bouffée de haine me redresse. Au sens propre comme au figuré.

Je vengerai Sophia et Samba, je vengerai Alim et tous ceux qui se sont un jour retrouvés la proie de sadiques. J'irai travailler aujourd'hui et je serai imperturbable.

Un coup d'œil me montre que mon imperturbabilité ne saurait être garantie par une arrivée tardive sous les yeux étonnés et moqueurs de l'ensemble de mes collègues.

Je saute dans mes chaussures et me glisse en coup de vent dans mon manteau et l'entrebâillement de la porte, jetant un salut empressé et faussement insouciant à ma mère.

Reprenant mon souffle dans le bus que j'ai attrapé de justesse, je remue mes pensées pour tenter d'y voir plus clair.

La superposition de mes deux identités est perturbante. Tous mes proches dans cette vie me sont soudain à moitié étrangers, tandis que ces étrangers à ma vie surgis du passé deviennent brusquement des familiers qui me manquent.

Après la phobie, deviendrais-je schizophrène ? Est-ce que ma personnalité, angoissée jusqu'à la rupture, aurait enfin éclaté en une myriade de fêlés nés de mon imagination ?

Rien à faire. Les idées se mêlent et s'entrechoquent sans produire l'étincelle de compréhension attendue. Je ne sais toujours pas si je suis dément ou fou, malade ou cinglé.

Je décide de laisser la question en suspens et me force à observer ce qui m'entoure. Le bus est plein à craquer.

Je n'avais pas remarqué.

Je scrute les visages fermés et fatigués. Un duo d'ados soutient mon regard avec une insolence moqueuse. Je ne détourne pas les yeux.

Je n'avais jamais pu faire ça.

Un quinquagénaire s'installe à côté de moi. Son corps massif s'appuie malgré lui sur moi sans provoquer chez moi ni panique ni répulsion. Pire : je trouve ce contact humain rassurant, presque tendre dans ce qu'il suppose de confiance mutuelle en un ordre social apaisé.

Je n'aurais jamais cru ça possible.

Je souris.

Une femme à quelques sièges me renvoie timidement le sourire qu'elle a cru pour elle. Ce lien simple me regonfle et m'électrise.

Mon ochlophobie a disparu.

Mon ochlophobie a disparu !

J'ai envie de me lever pour le crier dans le bus tant je suis enthousiasmé par cette découverte. Et je suis sur le point de le faire lorsque je réalise que mon arrêt se profile quelques mètres plus loin.

- Pardon !

Ma voix, sonore et victorieuse, fait sursauter mon voisin qui dégage le passage fébrilement.

J'ai envie de rire.

Je suis peut-être fou, mais je me sens bien !

Le poids du deuil et de la peur troue ma poitrine, mais il y brille un soleil qui me brûle d'impatience de vérifier encore et encore ma guérison miraculeuse.

Conquérant, je traverse le hall de l'immeuble d'un pas vif et m'engage, lancé sur mon élan, dans la cabine étriquée de l'ascenseur. Je presse le bouton et, tandis que les portes se referment, mon euphorie s'éteint subitement et je plonge entre les deux battants en hurlant de panique, m'affalant sur le carrelage sous les yeux ébahis du réceptionniste.

A l'idée d'être enfermé dans l'étroite cabine, j'ai senti mon angoisse exploser en moi avec violence. J'ai cru mourir. Je ramasse mes membres et ma dignité éparpillés et me dirige prestement et honteux vers les escaliers.

L'ochlophobie s'est peut-être décidée à me laisser en paix, mais la claustrophobie, elle, semble toujours d'actualité.

Mon entrain est douché mais je me force à reconnaître avec lucidité mes progrès.

Et les nouvelles sources d'angoisse que sont les raisons de ce progrès.

Suis-je une sorte d'âme voyageant dans le temps ou bien un forcené ayant passé le stade critique de la conscience du réel vers son imbroglio avec le fantasme ?

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