V

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Quand viennent quinze heures, je suis le seul à partir. Mon bus ne vient pas avant un moment, certes, mais la lenteur calculée avec laquelle je range mon poste de travail et mes effets personnels a surtout pour vocation de me permettre d'éviter d'attirer l'attention des collègues.

Pas que je les méprise tous, ni que je sois nécessairement méprisé par eux, mais c'est plus simple ainsi.

Ils ignorent qui je suis et, en contrepartie, j'essaie de passer pour quelqu'un de normal, quitte à sembler un peu sauvage.

Je n'ai rien à gagner à me frotter à un groupe de gens normaux. Et tout à perdre, je le sens.

Bientôt, peut-être.

En attendant, je la joue profil bas. J'ai réussi à négocier des horaires aménagés à cause de ma terreur face à la nuit et, si je bosse davantage que les autres l'été, l'hiver, en compensation, je peux partir plus tôt. Et ce traitement de faveur ne me rend pas le regard des autres facile à supporter.

La pensée du Dr. Prakaash revient sans cesse cabrioler dans mon esprit. Malgré moi, son exotisme nourrit mon intérêt et, surtout, dope mon espoir. Pourtant, tout mon esprit rationnel et amer me hurle que je fonce droit dans le mur de la désillusion et de la douleur.

Mais il faut que je change.

Un bruit de pas feutrés sur la moquette derrière moi tandis que je me lève de mon bureau me fait sursauter et tourner la tête vers la menace.

Monsieur Hinergeld Gerald, mon supérieur hiérarchique et adjoint principal du chef de la boîte. Il s'arrête à un mètre de moi, costume croisé impeccable, lunettes d'acier réverbérant les néons à la manière d'une boule à facettes dont l'éclat est pénible à soutenir et, esquissant un sourire froid comme on dégaine une lame au combat, il lance vers moi une main que je serre avec un temps de retard.

- Monsieur Roths, puis-je vous parler un instant ?

Tout-à-fait le type de question qui n'en est pas une dans l'esprit de ce genre d'hommes. Et il retient ma main, m'empêchant de fuir.

- Bien sûr, réponds-je, angoissé d'avoir attiré son attention.

Une boulette que j'aurais faite sans me rendre compte ? Peut-être cette petite vieille un peu fragile que je n'ai pas travaillée assez, par scrupule ?

Il me relâche enfin et je cache mes mains moites et tremblantes dans mon dos, me forçant à me redresser pour affronter ce que me réserve cet entretien. Droit, il me regarde de haut tel un général à la revue malgré ses quelques dix centimètres de moins que moi.Puis il prend le chemin de son bureau et je lesuis, tête basse.

- Vous êtes notre plus ancien téléopérateur et un élément fiable de l'équipe, démarre-t-il une fois dans son bureau. Vous n'êtes certes pas celui qui rapporte le plus de contrats car vous manquez de détermination face aux clients potentiels, mais votre rigueur et votre sérieux font que nous vous respectons et apprécions de vous avoir parmi nous.

Cela commence un peu trop poliment. Derrière le lissé du compliment, on sent déjà l'affût du prédateur, la canine acérée et pointée, prête à déchiqueter sa proie... J'attends le « mais » qui va me précipiter dans l'abîme.

- Cependant, vous n'ignorez pas que la conjoncture actuelle, entre récession économique et austérité budgétaire, n'est pas favorable à notre activité. Aussi, nous aborderons au prochain conseil des actionnaires la question de la restructuration de compétitivité. Et d'une compression dynamique du personnel, bien sûr.

Et voilà ! Ils vont me virer ! Je m'appuie imperceptiblement du dos contre la paroi de mon box pour ne pas m'écrouler sous le coup de la révélation.

- Connaissant votre situation personnelle, je souhaitais vous en faire part en avance et de manière tout-à-fait privée afin que vous puissiez au mieux vous préparer à cette évolution. En effet, le scénario privilégié sera celui d'une délocalisation.

C'est pire que ce que je pensais : il n'y a pas que moi qui vais finir renvoyé ! Muet de stupeur, je concentre toute mon énergie et ma détermination pour ne pas flancher.

- Selon toute probabilité, les actionnaires devraient retenir le plan que nous allons proposer. Ainsi, l'essentiel des CDD de téléopérateurs du site seraient sous-traités au Maghreb francophone, comme nombre de nos concurrents le font déjà, tandis que les quelques CDI, dont vous, seront installés à Paris sur un site plus prestigieux pour l'image de la société. Cela s'assortira bien sûr d'une promotion pour vous puisque vous serez en charge du traitement des litiges face aux clients qui exigeraient une prise en charge moins... exotique, si vous me comprenez bien. Cela impliquera également que vous ferez régulièrement des séjours de coordination en Algérie afin de veiller au bon déroulement de notre implantation et à la formation de nos futurs téléopérateurs.

Travailler à Paris ? Voyager en Algérie ! Ce n'est plus du licenciement, mais carrément une incitation à la démission ! Et Hinergeld le sait très bien, à voir son sourire sournois et son petit regard de fouine perverse guetter mes tremblements et les gouttes de sueur qui ruissellent sur mon front !

- J'espère que vous serez à la hauteur de la nouvelle mission que nous souhaitons vous confier. Néanmoins, je comprendrais fort bien que, dans votre état, vous ne vous sentiez pas la capacité d'assumer une telle promotion. Auquel cas, sentez-vous autorisé à rompre votre contrat de travail. C'est avec joie que je vous rédigerai une lettre de recommandation. Je dois maintenant vous laisser car je dois me rendre au siège pour affaires. Je vous laisse réfléchir à tout ça à tête reposée, Monsieur Roths, et je vous souhaite une belle soirée. A demain matin.

Et, me laissant planté à l'extérieur de son bureau, en général, il exécute un énergique demi-tour impeccable et, au pas cadencé d'un régiment partant à l'assaut de nouveaux ennemis, Hinergeld s'engouffre dans l'ascenseur qui s'empresse de le digérer. Tandis que je fixe, sonné, les chiffres égrenant la descente de la machine jusqu'au parking du bâtiment, clignotant à chaque étape de cette digestion monstrueuse, le silence oppressant alentour me rattrape et, alerté par la baisse de luminosité – la minuterie automatique vient de couper les lumières des bureaux – une bouffée de claustrophobie me saisit violemment. J'ai tout juste le temps de me rendre aux toilettes et je vomis toute ma peur en un violent spasme de tout mon organisme.

Essoufflé, le visage parcouru de larmes et de gouttelettes de sueur mêlées, prostré presque contre la cuvette des WC, je tâche de reprendre le contrôle.

D'abord mon père.

Puis mon frère.

Puis ma mère.

Et maintenant mon boulot.

Toute ma vie est en train de se barrer en couille.

Je revois le sourire discret mais néanmoins mauvais de Hinergeld et je sens la nausée qui remonte. Alors, une colère sourde monte en moi. Moi, si pathétique, méprisable au point d'être ainsi méprisé, lamentable loque humaine terrifiée davantage encore que les mômes les plus peureux. La honte, le désespoir, mais surtout la rage me redressent soudain.

Je ne démissionnerai pas. Ce travail est tout ce qu'il me reste dans ma vie d'adulte autonome. Ils veulent me virer ? Qu'ils le fassent dans les règles de l'art ! Je ne leur mâcherai pas le boulot !

Facile à dire... Mon découragement ne se fait pas attendre à la pensée des défis qui s'annoncent.

Prakaash... Mon bonhomme, t'as intérêt à être aussi bon qu'on le dit !

Et moi, j'ai intérêt à réussir.

La veilleuse des toilettes se met soudain à grésiller, puis s'éteint, et de nouveau l'angoisse m'étreint.

J'attrape vivement mon sac et, bondissant hors de ma cachette, je file vers la lueur verdâtre de l'issue de secours. Je dévale les escaliers deux à deux, manquant m'étaler à plusieurs reprises, soufflant suant, je sors de l'immeuble comme un boulet de canon.

Le coucher de soleil a beau être un cliché de romantisme, il n'annonce pour moi que la fin du jour. Et surtout l'arrivée de la nuit. Je dois absolument atteindre le bus avant qu'il parte. Si je le manque, je serai encore dehors à la nuit tombée. Et c'est hors de question.

Le flanc déchiré par un point de côté, la gorge incendiée par l'air frais et l'effort de la course, à moitié asphyxié par les sanglots et l'angoisse, je parviens à atteindre le coin de la rue et, jetant un œil, m'aperçois que mon bus est en train de s'immobiliser. Je puise dans ma terreur les ultimes forces qu'il me reste pour traverser à toute allure la centaine de mètres qui me séparent encore de l'arrêt et je bondis entre les portes qui se referment, m'affalant presque par terre.

Dans mon état, c'est à peine si j'ai conscience des regards scrutateurs des autres passagers devant mon lamentable spectacle. Ordinairement, cet examen m'aurait fait fuir le bus, mais là, éreinté par la course, abruti par l'effroi, paralysé par mes émotions, je n'y accorde même pas une pensée soucieuse.

Tout ce qui compte, c'est que je suis arrivé à temps. J'arriverai avant la nuit.

Reprenant peu à peu mon souffle et mes esprits, je m'accroche à une barre et je me relève. Encore faible, je vacille et tangue jusqu'à une place libre, sous les regards curieux des autres usagers, entre compassion condescendante, moquerie méprisante et effroi autosatisfait.

Vingt minutes plus tard, le bus tourne dans ma rue et le soleil n'est pas encore couché. Un soupir de soulagement m'échappe et je tends un bras presque victorieux vers le bouton d'appel.

Presque.

Je me relève péniblement et me laisse tomber du bus plus que je n'en descends, trébuchant péniblement jusqu'au portail de chez moi.

De chez ma mère, en fait. Puisque ce n'est plus chez moi.

Immédiatement, je me jure de ne pas parler de cet ultimatum qu'on vient de me lancer au travail. Ni de l'autre, d'ailleurs, édicté par ma mère hier. Profil bas, je pousse la porte de la maison et je me réfugie dans ma chambre.

L'escalier étant moins difficile à monter qu'à descendre, j'ai tout juste le temps de fermer les volets pour empêcher la nuit d'entrer, de tirer les rideaux pour cacher ces ouvertures malveillantes que sont les fenêtres puis, derrière ma porte entreclose, dans la vive et chaleureuse lumière de ma lampe de chevet et de mon plafonnier, tempérée par l'éclat froid et bleuté de mon écran, je m'assieds, enfin à peu près détendu.

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