VI

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Je navigue une bonne heure sur les blogs humoristiques et, saoulé d'anecdotes qui me sont extérieures, épuisé par ma journée, je me couche l'estomac creux mais la boule au ventre, prétextant un début de rhume pour éviter ma mère et notre repas en tête.

Toute la nuit, je suis emprisonné dans l'un de mes rêves récurrents. Je cours à perdre haleine dans un paysage de brouillard, sans savoir si j'avance ou si je recule, ou même si je suis immobile ou en train de tomber. Ma seule certitude, c'est que je ne cours pas pour m'enfuir, mais pour atteindre quelque chose. Quelque chose ou quelqu'un – à dire vrai je l'ignore – mais je sais seulement que c'est ce qui est le plus important de toute ma vie. Je cours et m'efforce de toucher au but, encore et toujours, mais toujours aussi je m'éveille avant d'y être parvenu.

Mon réveil me surprend à l'aube en nage et emmêlé dans mes draps. Je file à la salle de bains, réticent comme à mon habitude, mais je frotte un peu plus longuement qu'à l'accoutumée le gant sur ma peau lasse. Je ne sais si c'est pour me débarrasser des souillures de la veille, de la transpiration de la nuit, ou pour me préparer plus efficacement à la journée qui m'attend.

En songeant à ce que je vais trouver au bureau, je suis forcé de demeurer davantage aux toilettes. Paraissant enfin dans la cuisine, je trouve mon café tiédi et, à côté, une petite note laissée par ma mère :

« Je sais que c'est difficile, mais je t'aime.

A ce soir.

Maman. »

Je froisse le feuillet et le jette rageusement dans la poubelle. Puis je m'affale sur ma chaise et, pris de nausée en respirant l'odeur de ma tasse, je vide le tout dans l'évier et je quitte la maison.

La semaine va être longue.

Vivement lundi.

Mes angoisses se révèlent pour une fois infondées car la journée se déroule sans surprise. Mais je prends garde de suivre de près mes collègues pour ne pas m'isoler. Hors de question que je croise Hinergeld tant que je ne serai pas fixé sur mon sort. J'attends tout de Prakaash et, dans le même temps, l'adulte en moi méprise cet enfant plein de foi merveilleuse qui parvient encore à espérer.

A la maison, de même, le sujet est retombé dans l'oubli, soit qu'il soit trop sensible pour briser le tabou, soit qu'il soit si lointain dans le temps qu'on se refuse à l'envisager. Qu'importe, le silence me sied à merveille.

Mercredi soir, Alexandre reparaît enfin. Le sourire incrusté sur son visage fait précéder son discours de la nouvelle qu'il vient annoncer ! J'en suis ravi d'avance et j'ai hâte de le cuisiner, aussi heureux de le savoir enfin avec Céline que désireux, par procuration et même sans trop de scrupules, de vivre à travers son récit un peu de cette histoire d'amour que j'observe depuis plus de quinze ans et à laquelle je n'ai pas droit.

Une autre source de satisfaction est qu'il ne dit rien à maman, me réservant la primeur de ses confidences.

Après le repas, tandis que maman corrige ses cahiers dans son bureau, nous nous isolons dans le salon. Je laisse s'épanouir autour de nous le silence propice aux confidences, bercés par un CD de variété française dont le son en sourdine ne fait entendre que quelques accords familiers sans tout-à-fait laisser reconnaître les chansons et je tente de canaliser mon impatience pour ne pas brusquer mon petit frère dans les prémices de cette découverte amoureuse.

Enfin, il se tourne vers moi et ses yeux brillent.

- Ça y est ! Céline et moi, nous sommes ensemble !

Et comme la suite ne vient pas, je n'y tiens plus et lui demande de développer.

- Dimanche soir, je lui ai donné rendez-vous au parc Malraux. Quand elle est arrivée, elle a été étonnée que Thomas ne soit pas là aussi. Je lui ai dit que je ne voulais voir qu'elle ce soir. Et là, il s'est passé un truc incroyable ! On s'est regardé dans les yeux... et ça a duré un temps fou ! On n'arrivait plus à s'arrêter ! On ne disait rien... Et puis elle a souri ! Elle était si belle dans la lumière du coucher de soleil que je n'ai même pas réfléchi : je me suis approché, j'ai caressé sa joue et on s'est embrassé. C'était incroyable ! J'avais les oreilles qui bourdonnaient, la tête qui tournait, et on s'accrochait l'un à l'autre comme si on dansait. Il n'y avait pas de musique, bien sûr, et en fait on ne bougeait pas, mais c'est comme si tout tournait autour de nous. Je sentais son parfum, la chaleur de son corps, le chatouillis de ses cheveux sur mes joues... Ah ! J'arrive pas à trouver les mots pour dire ce que j'ai ressenti !

Tandis qu'il se plonge dans son précieux souvenir pour le partager avec moi, ses yeux brillent, tournés en dedans pour revivre ce moment magique ; ses pommettes sont rouges d'émotion et son souffle s'emballe. Il est beau ainsi, mon frère, enlevé sur les ailes de l'amour !

- Non, je t'assure, tu racontes ça très bien.

Ma gorge est serrée et ma voix sort comme un coassement. Alexandre me dévisage soudain et, après avoir essuyé une larme sur ma joue, il me prend dans ses bras. Et nous pleurons comme deux ânes, à la fois heureux pour lui et malheureux pour moi. On ne dit rien. A quoi bon me promettre des choses ? Nous savons tous deux que trop d'obstacles se dressent entre l'amour et moi. S'il y a de l'espoir, il est lointain.

Lundi au plus tôt. Je ricane intérieurement devant mon optimisme insupportable. Pour couper court à cet intermède mélodramatique, je l'encourage à poursuivre.

- Vous n'êtes quand même pas restés embrassés au bord du lac pendant trois jours, si ?

- Presque ! lance-t-il en riant. En pensée, j'ai l'impression de ne pas m'être éloigné d'elle d'un millimètre ! Mais, en réalité, notre baiser a fini par s'arrêter et nous sommes restés un long moment enlacés, juste à savourer la présence de l'autre pendant que la nuit tombait autour de nous. Quand il a fait noir, les réverbères se sont allumés et nous avons commencé à marcher, main dans la main, tout autour du lac, lentement, en parlant de nos sentiments... Tu savais qu'elle en pinçait pour moi depuis la troisième ?

- Je crois surtout qu'elle ne s'en est pas aperçue avant !

Il me lance une bourrade en riant à nouveau. Puis, nous restons à sourire niaisement, épaule contre épaule, lui perdu dans ses souvenirs, moi tâchant de les imaginer pour m'en fabriquer de beaux.

- On ne s'est quitté que lundi matin, avant d'aller au boulot. Du coup, on a vécu ces derniers jours un peu comme dans un rêve, la fatigue aidant. On a mangé au restaurant en tête à tête, hier soir, et on s'est fait un ciné. C'était génial ! J'ai l'impression de réécrire toute notre adolescence !

- Et vous avez... ?

La question a fusé malgré moi, maladroite, sale, hors de propos. Mais c'est trop tard pour retenir les saillies malavisées d'un petit puceau frustré tel que moi... Alexandre a un petit rire mal à l'aise. Il ne m'en tient pas rigueur. Il semblerait que lui aussi ait en tête de petits éclairs de lubricité inavouée.

- On a décidé de ne pas se presser... En tout cas, on prend notre temps. J'avoue que j'ai un peu peur. Je crois que pour elle aussi ce serait la première fois... Du coup, deux vierges de vingt-cinq ans, c'est autant pathétique qu'inhabituel ! On sait tous les deux ce qu'il y a à savoir ; on n'est plus des mômes, quoi ! Mais, en même temps, on est encore deux petits adolescents qui ricanent à l'idée de ce qui peut se passer sous la ceinture ! Quoi qu'il en soit, on essaie de ne pas se mettre la pression. Notre amitié était géniale, notre amour le sera davantage encore. En tout cas, on ne va pas tout gâcher pour des questions de performances physiques !

Je suis touché par sa sincérité mais, malgré moi, je suis un peu déçu de ne rien avoir de plus croustillant à me mettre sous la dent. Cela dit, une part de moi se sent déjà de trop, à salir de mon regard extérieur une histoire qui a attendu si longtemps de pouvoir commencer. Sentant que la question est loin d'avoir été tranchée et qu'elle l'angoisse aussi, je passe un bras autour des épaules de mon frère et je le secoue un peu.

- En tout cas, ça me fait plaisir de voir que c'est parti ! J'ai hâte de vous voir vous bécoter et rougir quand on vous prendra en faute ! J'ai hâte aussi de voir la tête d'Alexandre et Céline Juniors !

Alors, comme happés par un sursaut de bonheur et d'insouciance, nous nous jetons l'un sur l'autre pour une bataille de chatouilles comme on n'en avait plus fait depuis que nous étions mômes. Roulant sur la moquette, hilares et essoufflés, au bord de la crampe, nous nous séparons enfin et nous laissons aller sur le dos.

Le silence revient, plus sombre

- On se fait un partie de cartes ?

Alexandre a lancé sa question gentiment et a commencé à se lever sans attendre ma réponse. Il a compris que je ne veux pas gâcher ce moment de joie avec mes angoisses, mais il sait aussi qu'elles vont bientôt me gagner si nous restons inactifs. Encore une fois, je ressens une bouffée d'émotions mitigées : un amour inconditionnel pour ce frère qui me connaît si bien mais m'aime quand même, et de colère contre moi-même pour être un tel poids pour cet être d'exception...

Nous nous installons face à face sur la grande table et il commence à distribuer. Cela dit, je ne suis pas dupe. Aucun de nous ne se rappellera vraiment de ces parties que nos faisons pour donner le change. Trop de pensées nous agitent pour que nos cerveaux s'intéressent à ce que voient nos yeux. Un moment plus tard, notre mère nous rejoint, et c'est soudain comme si rien ne peut arriver de mal.

Sauf que quelque chose de mal s'est déjà produit.

Sauf que le mal gagne du terrain.

Sauf que notre bonheur n'est qu'une parenthèse dans un océan de douleur.

Celui où je suis en train de me noyer.

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