IV

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La voix du présentateur de France Info vient me tirer du sommeil brusquement. La décharge d'adrénaline me fait ouvrir les yeux en grand. Durant quelques instants, j'écoute les dernières nouvelles du monde, entre colère et répugnance. Chômage, crise financière, épidémies, guerres, catastrophes écologiques, débats et coups bas, élections et abstentions, sports et dopage... Cinq minutes à peine me suffisent pour être dégoûté du monde.

On est lundi matin.

J'éteins rageusement le réveil et me redresse. D'un pas de zombie, je me rends dans la salle de bain pour me laver de la pesanteur nocturne. Après de rapides ablutions, j'entame ma longue et douloureuse descente des escaliers.

Un quart d'heure plus tard, je suis à la cuisine.

Il est sept heures et demie et ma mère finit son petit-déjeuner. Mon mug de café fume encore devant moi. Je tartine de beurre, plus par habitude que par appétit, une tranche de pain que ma mère m'a fait griller. RTL et ses publicités forment un bruit de fond lénifiant dans le silence de la pièce.

- Bien dormi ?

- Ouais.

Mensonge.

Des cauchemars m'ont agité toute la nuit. Je suis fatigué et anxieux.

Encore une journée qui ne fait que commencer et qui me paraît déjà insurmontable.

Bientôt, ma mère se lève, rince sa vaisselle et me souhaite une bonne journée. Le bruit de moteur qui s'éloigne m'indique qu'elle a pris la route de son école.

Presque huit heures. Je dépose mon mug dans l'évier, le remplis d'eau et l'abandonne sans un regret.

J'enfile mes chaussures, mon manteau, attrape ma gamelle que j'enfourne dans mon sac, puis je quitte le pavillon.

L'air humide, encore chargé de rosée mais déjà saturé des émanations polluées des automobiles, me frappe et m'accable en même temps.

Je gagne l'arrêt de bus et, à distance respectueuse des autres voyageurs, j'attends.

Quand le mastodonte ronflant et crissant arrive enfin, j'entre le dernier et, sans quitter les fenêtres des yeux, en évitant les regards des autres passagers, je m'installe près de la sortie.

Brinquebalé comme dans un manège de foire, je m'accroche à la rampe. Marin dans la tempête, ballotté par les flots mortels, j'attends fébrilement l'arrivée à bon port.

Enfin, après une demi-heure de trajet, j'aperçois mon arrêt et, non loin, la silhouette trapue et grise de l'immeuble de bureaux où je travaille.

Pas après pas dans le souvenir rassurant de mon trajet coutumier, j'étouffe l'anxiété qui m'étreint et je me force à aller de l'avant. J'attache mon regard aux objets familiers : ce compteur électrique blanc sale, cette bouche d'incendie démontée et où la rouille le dispute aux rouges antédiluviens, cette plaque d'égouts gravée « Ville de Nanterre », ces fissures qui rident la surface du trottoir, se ramifiant en un réseau de veines noires par lesquelles jaillit parfois une herbe folle, promesse de vie dans la stérilité de la ville et que les agents municipaux pourchassent opiniâtrement avec leurs chalumeaux. Je guette surtout ces touffes rebelles, à dire vrai, qui me réchauffent l'âme.

Puis c'est la porte vitrée du hall d'accueil, la litanie des regards, des sourires et des formalités creuses de la civilisation moderne. Dépassant les ascenseurs avec un frisson d'effroi, je pousse les portes battantes du grand escalier de secours, vaste et lumineux grâce à ses baies hautes et larges, heureusement disposées près du plafond de chaque palier, de sorte que je peux éviter de regarder au travers. Onze niveaux plus haut, je suis essoufflé mais, grâce à l'effort, l'angoisse a reflué. Un peu. Je pousse la porte de l'étage et pénètre dans la fourmilière.

La fourmilière, c'est un open-space moderne et productif. Pour être sincère, c'est plutôt une tyrannie du contrôle mutuel permanent doublé du totalitarisme fasciste de la mécanisation des employés. Mais ça me convient étonnamment bien : une tâche répétitive à l'abri des situations nouvelles, un box qui me cache au regard des autres sans m'enfermer, un emplacement loin des fenêtres et de leur vue vertigineuse. A sa place quoi !

Je m'installe à mon poste, soulagé de me soustraire à la foule bruissante et stressée des autres. A neuf heures précises, j'active ma ligne après m'être assuré que mon ordinateur et mon oreillette fonctionnent convenablement. Et je passe mon premier appel de la journée.

Le premier d'une longue et monotone série.

Ma boîte propose des produits financiers de consommation. Entendez bien par là que je tente par mes insistances téléphoniques intrusives d'entraîner le plus possible de ménages dans la spirale de l'emprunt et du crédit à la consommation. Tellement rentable. La tentation irrépressible de l'avoir immédiat contre les présages lointains d'un remboursement fractionné jusqu'à en devenir une rente à vie pour nous.

Enfin pour les actionnaires de mon groupe et ses dirigeants. Faut pas déconner, non plus. On a bien droit à une prime d'excellence une fois par an, quelques centaines d'euros pour récompenser le vendeur le plus efficace ; pas grand-chose, juste de quoi transformer les quidams qui bossent ici en requins implacables et sans scrupules.

Cinq ans que je suis ici. Même place, même poste, même matériel, même mission, même salaire, même routine verbale à chaque appel, mêmes insultes ou refus polis la plupart du temps, mêmes pauvres types que je retiens parfois dans mes filets. Et autour de moi, derrière les cloisons de ma forteresse, mes invisibles collègues vont et viennent, vaquant à leur activité mais, surtout, avides de trouver ailleurs une autre occupation.

Je crois que je suis un des plus anciens du service. Et je n'ai pas l'intention d'aller chercher ailleurs. Je suis très bien ici.

Mon prêche d'humble autosatisfaction m'amène soudain aux révélations de la veille et mes poussières d'optimisme sont soufflées brusquement. Je repense au Dr. Prakaash et je décide de l'appeler dès que je serai en pause.

Ou plutôt dès que mes collègues du matin seront en pause et déchargeront l'étage d'une partie de sa foule bruyante.

A midi, l'agitation gagne l'étage et le bruit des conversations s'éloigne peu à peu vers les ascenseurs, avant de s'éteindre, happé par la gueule béante de la machine. Resté seul à mon bureau, ignoré et oublié de tous ceux de l'après-midi qui, plus loin, ont oublié que j'existe, j'inspire à plusieurs reprises pour trouver le courage de composer le numéro qui s'affiche sur mon écran. Sur mon portable, bien sûr. Interdiction formelle d'utiliser les ressources de l'entreprise pour son usage personnel. La direction est ferme et ne fait pas dans la dentelle face aux abus.

De toute façon, je ne tiens pas à ce que mes chefs ou mes collègues apprennent que je vois ce genre de thérapeute...

Allez ! Courage !

Mes doigts pianotent fébrilement les chiffres et, tremblant, je sursaute à chaque tonalité et manque m'évanouir lorsque le déclic m'annonce que je suis en ligne.

- Cabinet du Dr Prakaash, bonjour. Je vous écoute.

La voix est professionnelle. Pas froide, mais pas chaleureuse non plus. Sans doute la même voix que celle que mes collègues et moi avons à force de perdre notre spontanéité dans des échanges stéréotypés.

- Allo ?

Mes mains moites glissent sur le téléphone. J'assure ma prise et, balbutiant, je prends rendez-vous pour le lundi suivant, seize heures. Je raccroche, vaguement déçu.

Comme si j'avais échoué à un test de sélection. Cet appel n'avait été qu'une stupide prise de rendez-vous. Aucun effet immédiat. Aucune guérison spontanée. La secrétaire n'était même pas exotique ou mystérieuse.

Un contact stérile pour un effet nul.

Frustration.

Je reste un moment à broyer du noir, puis mon estomac se rappelle à mon bon souvenir par une crispation gargouillante des plus autoritaires. Je soupire donc, résigné à attendre encore une semaine pour le miracle de mon salut.

Je sors de sous mon bureau mon sac où repose la gamelle de mon repas et, sans cérémonie, la pose entre le clavier et la souris.

A table.

Salade de pâtes. Mon repas habituel. Simple, pas cher, nourrissant. J'arrose de jus de fruits pour les vitamines. Un yaourt pour le calcium et, les reliefs enfournés de nouveau dans ma besace, je me retrouve rapidement désemparé dans le silence de l'étage. Encore une demi-heure avant le retour des autres et la reprise.

Je décide de consulter mes e-mails.

Quelques spams auxquels je me désabonne, inlassablement, continuant de croire que si je le leur demande les compagnies publicitaires cesseront leurs campagnes de harcèlement. Mais je sais bien, puisque ma boîte a les mêmes pratiques, que la loi sera contournée, encore et encore, et que CNIL ou pas CNIL, les données personnelles ne seront pas effacées de manière définitive, juste mises en sommeil ou, mieux, sous-louées à d'autres entreprises qui les exploiteront pour nous.

Une notification d'un forum où je contribue, de loin en loin, aux discussions qui me tiennent à cœur. Crise financière et transition énergétique, Union Européenne, libéralisme et dumping social... Tout un programme. Une tête de nœud y est allé de son commentaire stérile contre les gauchos, les étrangers, les délinquants et la Star Academy. Bref, le même genre d'abrutis notoires qui hante tous les forums, qui parasite toutes les discussions et, quittant parfois brièvement le repaire de son nombril, vote extrême droite pour faire la nique au monde qui ne voit pas la valeur de sa vanité.

Je supprime. Pas besoin de répondre.

Une alerte Ebay pour un objet que je surveille. Le masque cérémoniel Tsimshian que je convoite depuis des mois est en fin d'enchères. Cinq cent trente huit euros et quarante-sept centimes. Une fortune. Un des rares cadeaux que je suis prêt à m'offrir. D'après l'expertise, il s'agit d'un masque en bois d'érable, essence commune dans cette partie du Canada où vivaient ces tribus ; les couleurs utilisées sont des pigments naturels fabriqués à partir des végétaux et minéraux locaux ; les plumes colorées qui forment sa coiffe viennent de plusieurs espèces d'oiseau environnantes. Le faciès exagérément grotesque du masque, une sorte de rictus fou qui peut aussi bien exprimer la colère que la joie, me fascine.

Je surenchéris.

Quelques invitations à me rendre pieds et poings liés dans la toile du réseau d'une quelconque connaissance surgie du passé ou rencontrée au boulot. Face de book et autres tristeries du genre. Des inconnus cherchant à se sentir vivants en multipliant les moucherons transparents qui agiteront les fils de leur toile d'araignée vaine et superficielle.

Je me désinscris et supprime. Encore.

Boîte de réception vide.

Rien d'essentiel.

Pas de message amical qui me fasse me sentir, moi, vivant.

Un bourdonnement monte discrètement dans mon dos. L'ascenseur. Mes collègues qui reviennent.

Et les appels reprennent, faussement joviaux et désertés par l'humanité.

Pourtant, en proposant notre manne financière pour réaliser les rêves marchands de tout un chacun, je devrais me sentir fier de participer à cette grande entreprise de vitalisation de l'économie de marché, de flatter dans le sens du poil l'homo œconomicus qui, grâce à nous, a les moyens de posséder alors qu'il ne peut se le permettre, de nourrir la croissance magique qui fait plus avec moins et qui, hypothéquant demain, sème des paillettes sur nos pas.

Mais le savoir est le ferment du désespoir. Heureux les imbéciles...

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