Chapitre 1

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— Y a pas à dire, ce mec-là doit avoir les poches bien remplies pour posséder une baraque pareille…

Basil grimaça, avant de pousser un long soupir de lassitude. Accroupi derrière un petit muret sur lequel un grillage de fer se trouvait, mon compagnon jetait de temps à autre un regard rapide derrière lui, guettant le moindre signe d’une éventuelle agitation face à l’immense villa qui nous faisait directement face. Notre principal objectif en cette froide nuit d’hiver.

Avec sa masse imposante qui contrastait fortement par la volonté évidente de son propriétaire à créer un endroit harmonieux et calme, la bâtisse avait un charme bien singulier à mi-chemin entre les maisons zen et les châteaux modernes. Un immense bassin avait été aménagé juste devant la bâtisse, en plein milieu du chemin principal, pour accueillir notamment une multitude de poissons colorés, bien loin de se douter que leurs compères naturelles avaient depuis longtemps été tout bonnement disparus de la surface de la terre par la seule faute de l’Homme.

A cela venait s’ajouter, une rangée de conifères qui longeait, de part et d’autre, une grande allée qui pour sa part, contournait de manière presque naturelle le bassin. Comme si aucun Homme n’avait influencé la disposition des objets pour un résultat à la hauteur de ses espérances. Au bout du compte, le mélange de toutes ces combinaisons d’éléments, bien qu’époustouflant, n’en restait pas moins incroyablement risible au vu du fait que tout cela n’était destiné qu’à un seul individu et qui plus est, dans un contexte mondial très tendu.

Basil passa lentement une main dans ses cheveux blonds, brusquement envahi par une bouffée de nervosité que je pouvais ressentir sans peine. Ses yeux ne quittaient pas, à aucun moment, les deux molosses qui attendaient patiemment qu’on vienne les sortir du train-train quotidien. L’un d’eux semblait d’ailleurs vouloir à tout prix se défouler sur tout ce qui passait à portée de lui, au point qu’il ne s’était pas gêné, voilà un peu moins d’une heure, pour réprimander un livreur de pizza pâle et tremblant, qui avait eu le malheur de ne pas avoir été assez rapide au goût de monsieur.

— Il a investi pas mal de fric pour la sécurité. Ça va être plus dur que ce que l’on pensait pour nous balader sans se faire remarquer.

Le constat, simple et efficace, ne semblait pourtant pas affecter son auteur. Au contraire, je retrouvais même soudainement dans les yeux de Basil un engouement proche de la frénésie à l’idée du bordel qu’il pourrait faire. Il adorait laisser un petit souvenir mémorable aux propriétaires, comme par exemple, saccager tout l’appartement pour la simple raison que tout ce luxe ne devait plus être permis aujourd’hui, quand on savait les sacrifices qui en découlaient.

— Tu penses qu’ils seront plus nombreux que dans tes prévisions ? demandai-je en fronçant les sourcils à l’idée d’une déconvenue.

— Pas forcément. Il y a déjà deux gardes à l’extérieur. Ce sera simple de détourner leur attention vu comment ils ont l’air agité. Par contre, ils sont plus d’une vingtaine à l’intérieur. Principalement autour du coffre-fort j’imagine. Mes informateurs m’ont averti qu’une dizaine de renforts avaient été demandé la semaine dernière après un autre cambriolage. Le propriétaire n’est pas là non plus. Voyage d’affaires. On a plus qu’à aller gentiment se servir dans son pactole et on se tire avec de quoi nourrir tout le monde.

Devinant sûrement qu’en dépit de ses indications, je n’étais pas rassurée, Basil me prit brièvement dans ses bras. Maladroitement aussi. Mais je sentais bien qu’il essayait tant bien que mal, à sa manière, de me faire comprendre que je n’avais pas de soucis à me faire et que je pouvais toujours compter sur lui. Peu importe la situation dans laquelle je pouvais me trouver. Il avait toujours été là pour moi, présent et protecteur.

— Tu ne risques rien, Gaia. Moi non plus d’ailleurs. Tout ira bien maintenant, on sait comment s’y prendre. On suit le plan initial. Tu fouilles le bureau et la chambre, moi je traine aux abords du coffre. Avec un peu de chance pour toi, tu trouveras des montres de collection ou d’autres objets du même genre qu’on pourra liquider sur le marché noir. D’accord ?

Je pris une grande et longue inspiration avant de le fixer droit dans les yeux. Sans rompre le contact visuel établi, je hochai doucement la tête. Presque avec contrecœur, il me lâcha au bout de quelques secondes et m’ébouriffa rapidement les cheveux, dissipant d’une certaine manière notre tension mutuelle. J’aimais quand il me traitait comme une petite sœur. J’aimais le sourire confiant et le regard déterminé qu’il affichait, même dans les moments tendus comme celui-là. J’aimais savoir que je pouvais me fier à lui, sans craindre de sa part la formulation de jugement quelconque, alors que je ne méritais pas forcément tous ces égards.

Ce n’était, pour autant, pas notre première mission. Loin de là. Comment vivre sinon ? Aucun membre de notre groupe de fortune ne travaillait. Personne n’avait de quoi ramener légalement de quoi nourrir toute la tribu. On avait beau demandé de l’aide, demander du travail à gauche à droite, les portes se fermaient toutes à notre nez sans nous avoir fourni le moindre réconfort ou espoir. Les choses s’accéléraient dangereusement dans le monde, les catastrophes se précipitaient, toujours plus nombreuses. Alors les gens devenaient plus alertes, nerveux. Ils se barricadaient davantage et nos missions devenaient donc plus périlleuses.

Et tel le serpent venu tenter Eve, alors qu’elle se trouvait tranquillement dans le jardin d’Eden avec Adam, alors qu’elle était satisfaite jusque-là de sa situation, une pensée désarmante nous étreignait toujours avant chaque départ : et si c’était la dernière fois que nous pouvions nous parler, nous serrer l’un contre l’autre, nous protéger mutuellement ?

Je secouai la tête, tentant de me reconcentrer. Déjà, Basil commençait à s’approcher silencieusement du portail gardé. Mon regard s’attarda quelques temps sur le jardin derrière le grillage ; personne d’autre n’approchait, aucun élément ne venait perturber le schéma prévu. Tant mieux. Je n’entendais rien non plus et pourtant, je me doutais que Basil n’avait pas trainé et que les hommes de main du propriétaire devaient déjà se trouver dans un état d’inconscience. Et en effet, quand je me décidai à regarder rapidement dans sa direction, je constatai qu’il tirait les corps derrière des buissons, histoire de n’alerter personne, aucun badaud qui aurait pu rameuter du monde, paniqué face à la découverte de corps inertes.

Enfin, Basil siffla et j’entrai à mon tour en jeu. Les grilles étaient ouvertes. En courant, je me hâtais donc de rejoindre le couvert d’un arbre proche pour guetter de nouveau la porte d’entrée. De l’autre côté de l’allée, Basil se trouvait dans la même situation que moi. Il ne me calculait pas. Il était concentré. Je vis alors, dans le même temps, son bras s’agiter tandis qu’il remettait à sa ceinture, sans le regarder, mécaniquement, un objet familier.

Sa dague. Finalement, il avait dû l’utiliser avec les gardes. Je me mordis la lèvre inférieure. Des morts sur la conscience ne faisait pas partie du plan mais j’avais confiance en lui, je savais que s’il avait commis ces meurtres, il l’avait fait pour se défendre. Il n’avait pas eu le choix.

De mon poste d’observation, de nouveaux éléments m’apparaissaient. Je remarquai rapidement que de nombreux éclairages se trouvaient sur les façades de la baraque, de telle façon qu’il nous serait dur de nous camoufler facilement une fois arrivés près d’elles. Deux voitures noires étaient également garées un peu plus loin, à l’abri des regards indiscrets. Un moment, je paniquais en me demandant si le propriétaire n’était pas revenu, sur un coup de tête. Qui sait, il aurait pu oublier quelque chose, des papiers ou d’autres trucs du même acabit. Mais je me rassurai bien vite en constatant que les engins ressemblaient davantage aux modèles que les sociétés de garde du corps fournissaient à leurs employés pour les faire parvenir rapidement à leurs clients fortunés.

Une légère odeur d’essence m’indiqua, en revanche, que ces nouveaux venus étaient arrivés il y a peu. Le roulement des tours de garde avait donc déjà dû s’effectuer.

Remarquant une porte vitrée donnant sur la cuisine, je m’approchai en toute hâte et testai la serrure. Après deux trois coups, j’entendis un léger clic qui m’indiqua que j’avais réussi mon coup. La surprise d’avoir finalement réussi cet exercice auquel j’échouais souvent laissa pourtant bien vite place à une anxiété qui montait crescendo à mesure que le temps passait. Basil devait trouver une autre porte d’entrée que la mienne, pour éviter de se faire coincer. Peut-être que sa tâche serait moins aisée que ce le fut pour moi. Cette idée me fit paniquer.

Le bruit de pas s’approchant et de grosses voix graves me coupèrent dans ma réflexion. Aussitôt, je plongeai sous un meuble de la cuisine, sous le bar. Les pas s’arrêtèrent juste derrière moi. Seule une mince paroi me séparait désormais de ces individus qui, à tout moment, pourraient mettre un terme à ma carrière de médiocre cambrioleuse. Je retins ma respiration, non sans sentir pour autant les gouttes de sueurs perler et glisser le long de mon dos de manière désagréable.

Un son sourd, qui me fit sursauter, m’indiqua que l’un des hommes venait de poser un objet sur le comptoir au-dessus de ma tête et qu’ensemble, les deux nouveaux venus prenaient leur aise. Ils étaient donc moins vigilants, ce qui valait mieux pour moi.

— Ca va bientôt faire trois semaines qu’on n’arrête pas. Les gens deviennent fous ou quoi ?

— Va savoir. Ils sont surtout désespérés à mon avis.

Au son de leur voix, je devinais aisément que le deuxième était davantage inattentif que le premier. Il semblait presque ennuyé, lassé, par la vie qu’il menait.

— D’après le patron, reprit l’homme de toute évidence au bout du rouleau, ils ont vu sur les caméras que c’était deux jeunes cette fois-ci. Vingtaine d’années. Une femme et un homme. Ils cherchent le coffre sûrement. Mais pour le moment, ils restent introuvables. On ne les repère plus sur les images.

Je fronçai les sourcils. Basil ne m’avait pas averti de la présence de caméras. Etait-il au courant ? C’était risqué. La mission devenait, d’un coup, beaucoup plus compliquée à gérer. Nos visages pouvaient être diffusés. J’espérai pour lui qu’il avait pensé à cacher au mieux ses traits. Sinon, il risquait bien de voir son existence se compliquer davantage. Au moins, j’avais cette préoccupation en moins. J’étais, derechef, déjà recherchée. Pas pour cambriolages, en revanche.

Brusquement, le premier homme éclata de rire. Un rire gras, qui m’arracha une grimace. J’entendis alors un bruit sourd, comme une tape qu’on ferait sur une masse forte et je n’eus aucune peine à imaginer les deux se donner amicalement des tapes dans le dos. De toute évidence, les deux étaient complices, ce qui me les rendit d’un coup plus sympathique. Bêtement.

— J’espère juste toucher une prime avec toutes ces interventions ! Ricana le premier individu. Faut-il, évidemment, que le proprio ne fasse pas son radin ! Tu les connais ces gosses de riches, qui tiennent à un pognon qu’ils ont même pas gagné eux-mêmes et qu’ils veillent comme si c’était leur gosse !

— Me démoralises pas, tu veux. Je vais me prendre un verre d’eau.

— Traînes pas alors, tu sais que le patron apprécie pas. Alors te fais pas choper en train de gratter du fric sans rien faire.

Des pas s’éloignèrent doucement, avec une régularité nonchalante comme si l’auteur n’avait pas particulièrement hâte de reprendre sa ronde. Le deuxième homme, resté apparemment au niveau du comptoir, posa un autre objet lourd au-dessus de ma tête. Quand j’entendis les grésillements, je compris qu’il venait de poser, sans réfléchir, son talkie-walkie alors qu’il se dirigeait, démuni, vers le réfrigérateur. Quand il commença à siffloter, je sentis la colère monter en moi d’une traite. Toute la sympathie qu’ils m’avaient inspiré tous les deux s’évapora d’un seul et même coup : dire qu’il était payé à profiter d’un luxe qui n’était pas le sien et auquel il goûtait impunément ! Alors que des milliers de gens tueraient pour avoir un poste aussi bien payé que le sien, sans penser derrière à ne pas bosser sérieusement pour mériter vraiment leur salaire. Et retrouver un peu de leur dignité.

Car il ne fallait pas se voiler la face, beaucoup dans ce monde y avait renoncé.

Rapidement, après avoir jeté un bref coup d’œil à la baie vitrée, je pris conscience que je pouvais être facilement repérable si ce gars-là a l’idée de regarder le reflet. On me voyait carrément accroupie, en train de guetter le moment propice pour bondir comme un diablotin hors de sa boîte. Ni une, ni deux, je pris la décision de me présenter directement derrière lui et de pointer contre sa nuque une dague similaire à celle de Basil. A la différence que la mienne n’avait, pour le moment dans cette mission, pas été souillée par de sang.

L’homme, pour toute réaction, sursauta d’un coup et manqua de s’étouffer avec le verre d’eau qu’il avait commencé à boire tranquillement.

Ayant dans l’idée de lui apprendre les bonnes manières, j’approchai lentement mon visage de son oreille. Il ne bougea pas, attentif au moindre souffle qui s’échappait d’entre mes lèvres.

— Du calme mon gars… J’ai besoin que tu m’aides, tu vois… Tu m’as l’air d’un parfait gentleman en devenir… Tu ne laisserais tout de même pas à son sort une jeune femme en détresse, n’est-ce pas ?

Quand l’homme secoua rapidement la tête, apeurée, je ne pus réfréner l’apparition d’un sourire amusé sur mes lèvres. J’ignorai comment les sociétés de surveillance recrutaient leurs employés, mais une chose était sûre, ils ne les préparaient pas suffisamment à toute éventualité. Ils les laissaient, dans la plupart du temps, se débrouiller comme des grands pour se former, quitte à les pousser directement dans les bras de la mort s’ils venaient à se retrouver confrontés à une mission dangereuse. Et, en même temps que j’étais satisfaite de la situation avantageuse dans laquelle je me trouvais, je sentis pointer en moi une once d’agacement. Et aussi, sans doute, de pitié.

— Alors, murmurai-je en articulant chacun de mes mots avec soin, que dirais-tu d’appeler tous tes bons amis pour les faire rappliquer dans le jardin… Tu n’aurais qu’à dire que tu as vu des mouvements suspects là-bas, par exemple… Marché conclu ?

Le vigil se contenta d’avancer, à pas lents et mesurés, vers le comptoir. Je le suivis, adoptant la même allure que lui, la lame toujours plaquée à l’arrière de son crâne.

La vérité était que je ne comptais pas le tuer. Je ne tuais que quand j’y étais absolument contrainte. Auquel cas, contrairement à Basil, je me contentais avant tout (avant d’en arriver aux moyens radicaux) d’assommer les gens qui me faisaient obstacle. Surtout si, comme dans le cas de ce garde, la personne en question avait été envoyée là sans l’avoir choisi vraiment, et particulièrement sans avoir été préparé au préalable. Question de principe.

L’homme s’empara de sa radio, d’une main tremblante, pour la rapprocher mécaniquement de sa bouche qu’il ouvrit et referma successivement. Sur le moment, aucun son ne sortit sous le coup du stress. Il tourna alors précipitamment un bouton, paniqué cette fois-ci, craignant sûrement que je ne mette en colère, et se dépêcha de raconter l’histoire que je lui avais suggérée tantôt.

Presque aussitôt, de nouveaux bruits de pas se firent entendre. En masse. Ils dévalèrent les escaliers, firent tomber des meubles ou des objets au passage, au point de causer un vacarme assourdissant. Les voix s’éloignèrent finalement en direction du jardin, et des faisceaux de lampes torches se mirent alors à y danser. Un véritable ballet de cris, d’ordres et contrordres donnés dans la précipitation commença à se jouer dehors. Par crainte de me faire repérer, je me baissai brusquement, forçant mon complice temporaire à faire de même.

Sous l’effort, un gémissement lui échappa.

— Reste à savoir ce que je vais faire de toi maintenant…, murmurais-je sans toutefois vouloir réellement m’adresser directement à lui, mais plutôt à moi-même.

— J’ai fait ce que vous vouliez !

Sa phrase, prononcée de manière lamentable, s’éteignit vers la fin avec une forme de mollesse, d’abandon, comme s’il s’était finalement résigné à périr là. Je soufflai. J’avais horreur des gens qui forçaient les élans dramatiques de cette façon. Surtout si derrière, le gars en question espérait que, ainsi, je le prendrai en pitié en espérant une libération en retour.

— Ecoutes, tu m’as l’air d’un bon gars. Dans le fond. Alors je me permets juste de te donner un conseil. Restes toujours sur tes gardes. Ne te relâches sous aucun prétexte. Même quand tu te crois en sécurité, chez toi. Surtout si tu as des gens à protéger. Femme. Enfants. Frère, sœur et j’en passe. Et, autre chose, fais ton travail correctement. Tu as de la chance d’en avoir un et de ne pas avoir encore passé un pas de l’autre côté de la frontière de la légalité. Il n’y a rien de pire pour un Homme de devoir renoncer à ses principes pour survivre. Penses-y.

Et avant que le pauvre homme (je pense que le mot pauvre lui correspond bien) n’ait eu le temps de dire ouf, je lui assènai un coup à l’arrière du crâne. Il tomba comme une masse sur le sol, me contraignant à devoir trouver en toute urgence un moyen d’amoindrir le choc et les bruits en le retenant tant bien que mal. Finalement, je jetai des brefs regards par-dessus le comptoir, espérant de nouveau apercevoir des raies de lumière virevolter dans tous les sens dans le jardin. En constant toutefois qu’ils avaient l’air moins nombreux, je grimaçai (la tromperie n’avait pas duré longtemps, j’espérai juste que ça avait été suffisant pour Basil) mais me repris et décidai de poursuivre mon exploration furtivement.

Je me tassai sur moi-même et me glissai dans les coins. Ma respiration me sembla résonner fort dans les couloirs silencieux que je traversai, de telle manière qu’inconsciemment je hâtai davantage mon pas, quitte à commettre des impairs qui auraient pu être fâcheux si d’autres individus se trouvaient dans les parages.

Après plusieurs tentatives, je finis par trouver une pièce autre que les toilettes ou les salles de bain, qui s’apparentait à une chambre. Le canapé semblait en effet être convertible, et une armoire trônait près d’un vieux bureau en bois. Une petite lucarne éclairait faiblement l’endroit qui me semblait en total contraste avec la grandeur des précédents espaces que j’avais traversé jusque-là. On aurait dit que ce lieu servait surtout de débarras et que personne n’entrait d’ordinaire ici.

Mais qui dit débarras dit affaires de collections, objets faciles à revendre et, qui sait, trouvailles dues à la chance, capables de nourrir un groupe entier.

L’endroit était aussi calme que les couloirs. Pas un bruit, pas un son ne filtrait du jardin, comme si tous les vigiles étaient retournés à l’intérieur de la maison. Pourtant, si vraiment ils étaient dans la maison, comment cela se faisait-il que je n’entende pas de sons, de voix ou de cris de leur part ? Je fronçai les sourcils. Mon cerveau fonctionnait à cent à l’heure pour tenter de reconstruire un puzzle gigantesque.

Mécaniquement, je me dirigeai vers le tiroir d’une petite table de chevet pour l’ouvrir. Il n’y avait rien de convaincant dedans alors je le refermai brutalement, presque avec énervement. Pas énervée de ne rien trouver, énervée contre moi-même qui n’arrivais pas à comprendre ce qui clochait ici. Je commençai alors à fouiller le bureau mais là encore, ce fut un pur échec ; hormis de la paperasse et tout un ramassis de vieux gribouillages enfantins défraichis, je ne trouvai rien qui puisse rapporter gros. Dans l’armoire, de nouveau, le même manège se répéta. La pièce était tout bonnement vide. Pas de boutons de manchettes incrustées de diamants, pas d’économies planquées sous l’oreiller, pas de bijoux féminins dans les petites boîtes disposées au-dessus du bureau. Le seul élément un tant soit peu valable consistait en un vieux trophée poussiéreux, sûrement réalisé à partir de plaqué-or. Aucun gars du marché noir n’en voudrait, même pas pour le faire fondre.

Un moment, je me demandai si le propriétaire avait pensé à embarquer dans son voyage toutes ses richesses. Après tout, dans les autres villas, je n’avais pas eu de soucis. Les objets de valeur étaient abandonnés ici et là, comme si le Petit Poucet était passé par là. Mais là, c’était à n’y rien comprendre ! Sa maison était un luxe à elle toute seule et pourtant, à l’intérieur, il n’y a rien !

— Mais que vois-je… Une biche égarée et effrayée…

La voix sortie de nulle part me fit sursauter. Je me retournai brusquement mais ne vis, à mon grand désarroi, que la pièce poussiéreuse et vide de toute autre présence que la mienne. Je nageai en pleine confusion et pourtant, j’étais sûre d’une chose : cette voix, je ne l’avais pas rêvée. N’ayant aucune idée de comment réagir face à cette apparition indésirable, ma main se posa immédiatement sur ma dague, cherchant à me rassurer par sa présence qui ne me laissait pas complètement vulnérable.

Comme si revenir bredouille ne suffisait pas de base, il avait fallu que je me fasse prendre comme une bleue…

— Non, pas une biche, autant pour moi…, murmura l’inconnu avec un rire étouffé, un gattino qui sait sortir ses griffes mais qui ne ferait pas de mal à une mouche… Ridicolo

Je grinçai des dents en entendant cette voix moqueuse. Ma main se resserra un peu plus autour de mon arme. Je sentais, dans sa façon de parler, une menace sourde, un avertissement qui me faisait trembler de la tête au pied, bien malgré moi. Et sentir mon corps échapper à mon contrôle de la sorte me rendait furieuse.

De toute évidence, il devait faire partie des nombreux italiens qui avaient quitté leur pays pour trouver refuge en France après les catastrophes qu’ils avaient subies de plein fouet. Là-bas, les tremblements de terre avaient soudainement laissé place à une succession d’ouragans plus ou moins violents, complétés par une augmentation insupportable des températures.

Comme pour me provoquer davantage, une main effleura brièvement ma joue, m’arrachant un nouveau sursaut. J’écumai de rage quand, à nouveau, je l’entendis rire de moi. Il voulait m’humilier, me tourner en ridicule. Et pour le moment, ça fonctionnait fichtrement bien. Un peu trop à mon goût d’ailleurs.

Mais moi aussi je pouvais jouer. Alors, un sourire arrogant au bord des lèvres, je baissai légèrement ma dague et jetai des regards nonchalants autour de moi, sans me presser. Pas question de lui donner le plaisir de me voir m’affoler en tous sens.

— Aurais-tu peur de te montrer ? lançai-je à la volée.

Mon air bravache contrastait totalement avec les tremblements de ma voix. Aussitôt, je me mordis la lèvre, regrettant de m’être emportée pour finalement me rendre encore plus pitoyable à ses yeux. Il n’empêche que lui ne se montrait toujours pas. En revanche, sa voix, elle, résonnait toujours dans la pièce, toute proche de mon oreille. Comme moi je l’avais fait avec le vigile.

Per niente… Je préfère juste être prudent…

— Prudent ? Je vous décrirai plutôt comme lâche ! crachais-je avec véhémence.

A nouveau, mon coup de bluff n’eut pas l’effet escompté : l’inconnu se matérialisa juste en face de moi, le visage à peine à quelques centimètres du mien. Il me fixait avec curiosité et rapidement, cette curiosité laissa place à une arrogance loin d’être feinte. Ses yeux marrons, presque noirs, étaient plantés dans les miens et pendant un instant, me captivèrent, m’emprisonnaient. J’avais la sensation désagréable d’être soudainement mise à nue devant ce parfait inconnu, me poussant à faire un pas en arrière que je considérai immédiatement comme une première défaite amère.

Son rictus m’effrayait, tout simplement. J’avais peur. Vraiment peur, quand bien même je savais que je ne devais pas avoir peur d’un type comme lui. Cet homme était confiant, il savait ce qu’il fait, contrairement à moi qui nageait dans le flou total. Aussitôt, des sirènes d’alarme s’actionnèrent dans mon esprit. Je savais ce qui clochait. Mais je ne voulais pas l’admettre.

— Lâche ? Tu as l’air d’en savoir un rayon sur ce sentiment mio amore… Ne me dis tout de même pas que tu as passé ta vie à courir ? rajouta-t-il avec mépris.

Je frissonnai. C’était tout simplement la douche froide.

Ma bouche s’ouvrit, se referma me faisant apparaître complètement idiote. J’en étais sûre, il avait vu certaines choses. Certains souvenirs. Les miens. Y compris ceux que j’avais refoulé dans un coin poussiéreux pour ne plus les voir intervenir que ce soit dans mes rêves comme dans la vie de tous les jours.

Ce jeu avait assez duré, pensais-je subitement en dégainant une bonne fois pour toute mon arme pour la pointer dans sa direction, bien décidée à en découdre.

Son regard se posa quelques secondes sur cette-dernière, avec une forme de désintérêt total qui me mettait hors de moi. Comble du manque de respect le plus total, le nouveau venu sortit un téléphone de sa poche et le colla à son oreille pour prendre un appel sous mes yeux effarés comme si de rien n’était. Ne sachant évidemment comment réagir face à une énergumène pareille, je me contentai bêtement de le regarder avec incrédulité.

— Gregorio ? Cosa stai facendo ? Deluso. Lo vi dico… deluso. Gregorio di ascolto, ho in mano la situazione. Te lo prometto… Sí… Nessuna persona è ferito. Ma la maggior parte della casa è distrutta. In realtà, ci sono stati solo due persona. Sí. Uno di loro sfuggio. L’altro è bene…

Il tourna momentanément le visage dans ma direction pour me dévisager un moment. Ma main s’agrippa plus fermement à la dague entre mes doigts, au point que j’eus le sentiment de m’écorcher les paumes par la même occasion. Son nez se retroussa, dans une moue dédaigneuse. Et, finalement, il reprit son échange en italien, toujours comme si de rien n’était. Mes dents grincèrent. J’avais clairement envie de le tuer.

Per ora. Sí. Te lo prometto. Lei sarà viva. Ci vediamo domani mattina.

Un long soupir s’échappa d’entre ses lèvres en même temps qu’il rangeait son téléphone. Il sembla cette fois-ci avoir oublié son arrogance au profit d’un agacement qui me fit frémir. Je sentais que les choses sérieuses allaient réellement commencer, alors je me tins prête à réagir.

Lentement, sans me regarder à aucun moment, il se massa les tempes. Sa tension jaillissait de chacun de ses pores. Il posa de nouveau son regard irrité sur ma personne, comme si la simple vision de ma présence était responsable de tous les maux de la terre mais que dans le même temps, je n’étais rien d’autre qu’un insecte qu’il pouvait écraser aisément sous sa botte.

Je sentais monter en moi quelque chose qui m’échappait complètement depuis qu’il m’accordait un tant soit peu d’attention : la pression qu’il exerçait sur moi m’épuisait, me vidait de mes forces.

Ses yeux entreprirent alors de glisser de mon visage à mon arme, à laquelle il sembla brusquement accorder une importance qui me déconcerta quelque peu. On aurait dit un enfant intrigué devant un jouet qui échappait à sa connaissance. Mais même pour tout l’or du monde, même pour sauver ma vie, il était hors de question que je la lui cède. Jamais. Elle avait trop de valeur.

— Je ne pense pas que tu devrais t’amuser avec ce genre de joujou. Ce n’est pas pour les enfants tu vois…

Stop ! On arrête tout ! Soit il était tout simplement trop con, soit la nature n’avait pas été des plus clémentes avec lui en le rendant aveugle au point de ne pas savoir faire la différence entre une gamine et une femme. Dans un cas comme dans les autres, je sentais l’énervement me gagner davantage. Une tension régnait entre nous deux, surtout depuis l’appel qui semblait lui avoir tapé sur les nerfs. Au moins, ses surnoms idiots avaient été abandonnés aux oubliettes, je pouvais m’en estimer heureuse.

Bien décidé à m’en sortir, je fis mine de ne pas savoir manipuler mon arme en laissant mes mains se balader gauchement sur le manche, un peu comme une débutante incapable de saisir convenablement cette-dernière. Il ne tomba pas dans le panneau. Non, il sauta les deux pieds joints dans ma feinte ridicule. Et quand enfin, il se trouva suffisamment près de moi, négligeant, baissant sa garde face à mon incompétence présumée, j’effectuai un revirement de comportement et me baissais subitement pour entailler l’arrière de ses genoux sans aucun remord.

D’abord surpris, l’homme recula de quelques pas. Profitant alors de cet élan instinctif, je me redressai vivement et d’un même mouvement horizontal, j’entaillai sa gorge. Pas profondément. J’avais encore besoin de lui, après tout, si je voulais revenir réellement victorieuse de cette mission.

Aussitôt, un chapelet de jurons en italien bien crus sortit de sa bouche tandis que, d’une main, il pressait la plaie. Ses yeux auparavant arrondis par la surprise, se déformèrent sous l’effet d’une colère de plus en plus grande.

— Maintenant que tu as eu l’immense privilège de découvrir qu’une fille sait aussi bien se battre qu’un homme, que dirais-tu de m’indiquer l’emplacement des bijoux et de l’argent ? J’ai des poches à remplir moi ! Vous pouvez bien partager un peu, vous êtes plein aux as.

Son pantalon s’imbibait de plus en plus de sang, tout comme la main qu’il pressait fermement contre sa gorge. Son regard lançait désormais des éclairs, mais je devais être dans le même niveau d’emportement que lui. Il avait tout pour être heureux, une maison, de la bouffe, du fric. Une centaine d’euros en plus ou en moins n’allait pas l’empêcher de vivre non plus ! Je fis pourtant des efforts pour garder un tant soit peu la tête froide, sans y parvenir tout à fait.

— Sous le lit, lâcha-t-il du bout des lèvres. Regardes au niveau de la tête du matelas et perces-le.

— Merci.

D’un pas pressé, je me hâtais auprès de la fameuse cachette et mis au sol tout ce qui encombrait le passage. Les couettes, la housse, l’oreille, les peluches atterrirent au sol en un rien de temps. Telle une furie, je retournais d’un mouvement le matelas et me penchais pour tâter la consistance de ce-dernier. Mais avant que je n’eusse le temps de fouiller davantage, mon esprit se bloqua. Je me vis voler, projetée dans les airs sans rien comprendre à la situation sur l’instant, avant de m’écraser lourdement contre la fenêtre de la lucarne. Cette-dernière, sous mon poids et la force de l’impact, se brisa. Mon souffle se coupa net.

Je n’osais pas regarder sur le côté. Je savais que j’y aurai trouvé l’inconnu en train de me fixer avec amusement. Je savais aussi que ce coup-ci, j’avais malheureusement perdu la partie. Mon bras droit, qui était censé tenir l’arme, ne me répondait plus. La dague avait roulé au sol, beaucoup trop loin pour que mon bras invalide puisse espérer ne serait-ce que l’effleurer. Mes jambes étaient entaillées par les débris de verre qui s’y étaient fichées. Toute possibilité de fuite était, derechef, irréalisable.

Autour de mon visage, lui aussi percé par quelques morceaux de fenêtre, le reste de celle-ci s’éparpillait autour de mes cheveux emmêlées. Les membres disposés de manière si peu naturelle, m’annonçant déjà que ma colonne vertébrale n’était plus, finissaient de parachever le tableau pitoyable d’un légume condamné.

— Tu as choisi le mauvais jour pour me menacer, gattino.

Je sentais, de nouveau grâce au ton de sa voix, qu’il souriait de toutes ses dents. Ma vue commençait à se brouiller. Intérieurement, je me maudissais et me traitais de tous les noms : j’aurai dû fuir quand il en était encore temps. Je savais qu’il n’était pas normal, pourquoi avait-il fallu que je continue à parader ?

— Gregorio n’est pas là non plus pour me raisonner, malheureusement pour toi. Quoi que, le connaissant, il doit déjà être en chemin… Parli di un fratello

Faussement lassé, il secoua la tête de manière théâtrale, avant de finalement m’accorder un regard arrogant. Lentement, il s’approcha davantage pour s’agenouiller près de mon visage. Avec mille précautions, il se décida à écarter les cheveux qui couvraient le bas de mon visage pour les rejeter derrière ma tête.

Il voulait que je constate pleinement ma défaite, ça, j’en étais sûre.

Une euphorie passa subitement sur ses traits. Une euphorie presque animale. La fierté d’avoir attrapé sa proie. Et apercevoir ce spectacle me fit frémir d’horreur, tandis qu’un courant d’air gelé passa dans la pièce, m’engourdissant encore un peu plus ; je me sentais sombrer.

— Tu sens si bon… Un parfum sucré…

Je sentis ses lèvres se poser sur mon front, pour y déposer un baiser glacé qui ne provoqua aucune réaction de la part de mon corps, déjà endormi. Il poursuivit alors son étrange manège et ses lèvres déposèrent une multitude d’autres baisers furtifs le long de ma tempe, ma joue pour arriver, au bout du compte, jusqu’au cou. Ses baisers s’avéraient de plus en plus violents, avides.

— Laisse-moi te faire comprendre ton erreur, énonça-t-il avec délectation.

Je l’avais déjà comprise, aurais-je voulu crier. Mais je n’avais plus de voix.

Mon corps choisit ce moment pour se déconnecter complètement et sans pouvoir rien y faire, je sombrais dans un puit sans fond. Loin de l’inconnu, de Basil qui devait guetter nerveusement mon retour, loin de la réalité et surtout, loin de ma réalité.

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