Chapitre 9 - Bury a friend

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 Lumière bien trop agressive, jingle insupportable lorsqu'un client entrait, playlist composée d’une dizaine de musiques qui tournait en boucle ; le combini était loin d’être le lieu idéal pour travailler ses cours. Mais Emi préférait finalement ça à son studio. Ici, elle n’avait pas à supporter l’horrible voix de son voisin qui faisait du karaoké jusqu'à pas d’heure, ni ses épouvantables voisins de palier qui comptaient bien battre un record de décibel lors de leurs ébats.

 Vingt-trois heures. Elle mangeait des nouilles instantanées bruyamment au comptoir, jetant de temps à autre quelques regards à ses fiches de révision. Le caissier était habitué à sa présence ; cela faisait maintenant plusieurs soirs de suite qu’elle venait ici après ses cours, en plein milieu de la nuit ou en plein week end. Emi avait fait quelques efforts vestimentaires les premiers jours, puis avait rapidement arrêté par simple paresse. Elle venait désormais vêtue de son bas de pyjama et d’un de ses énormes pulls difformes dans lequel elle pouvait s’effacer. Se cacher lorsqu’elle croisait des personnes qu’elle ne voulait pas rencontrer. Se faire toute petite.

 Le mois débutait doucement. Elle avait encore un endroit où dormir, elle n’avait pas forcément beaucoup d’argent pour la vie de tous les jours, mais elle avait décidé de mettre sa “vie de nuit” de côté le temps de ses examens. Elle allait bien finir par vendre quelques babioles et livres en attendant de pouvoir reprendre le travail. Yon était au courant de cette contrainte ; il lui avait répondu qu’il s’en foutait, le principal étant qu’elle ramène la somme convenue à la fin du mois. Peu importe comment.

 Énième jingle. Énième client qui entrait dans l'épicerie. La jeune femme n'y faisait plus attention, elle se focalisait entièrement sur ses nouilles qui ne devaient surtout pas éclabousser ses notes.

— Cinq paquets de Vogue*, dit une voix d’homme qu’Emi reconnue de suite.

 Elle tourna discrètement la tête vers la caisse pour vérifier ses soupçons. La tâche était ardue : le client en question était dos à elle, sa carrure difficile à deviner derrière son sweat, ses cheveux impossible à voir à cause de sa capuche, et son jean slim noir ne lui donnait pas plus d’information. Étrange. Elle était persuadée d’avoir reconnu sa voix.

 Dans le doute, elle s’accouda un peu plus sur le comptoir, essayant délibérément de cacher son visage derrière sa main. Emi n’était pas vraiment inquiète. Même si c’était la personne auquel elle pensait, jamais il ne la reconnaîtrait ainsi. Ses cheveux étaient à leur état naturel : ébouriffés, dans tous les sens, et semblaient obéir à une volonté qui leur était propre. De plus, il ne l’avait jamais vue dans ce genre vestimentaire et ils ne s’étaient jamais croisés en dehors de leurs rendez-vous. Non. Il ne la reconnaîtrai pas. Elle en était certaine.

 Et pourtant ses mains étaient moites. Son pouls s’était accéléré. La jeune femme ferma les yeux quelques instants en maudissant tous les Dieux qu’elle connaissait… Tokyo était assez grand, pourquoi était-il dans son combini ? Des milliers de combini à Tokyo, pourquoi celui là ? Et enfin, pourquoi se mettait-elle dans tous ses états ?

 Les minutes semblaient durer des heures. Figée sur son tabouret, elle n’arrivait pas à savoir s’il était reparti, si elle était enfin tranquille.

 Elle releva lentement, très lentement la tête et commença par regarder à sa gauche, vers l'arrière de la boutique. Personne.

 Elle tourna alors la tête à droite et sursauta : à quelques centimètres de son visage se tenait l'homme qui hantait ses pensées depuis plusieurs semaines désormais. Il était méconnaissable, ses cheveux habituellement si bien coiffés étaient en désordre et cachaient presque ses yeux gris, ses traits étaient tirés de fatigue, et d'immenses cernes se dessinaient sur son visage parfait. Que s'était-il donc passé depuis leurs dernière rencontre ? Malgré ça, il affichait encore son petit sourire en coin lorsqu'il la regardait. Il restait tout autant charismatique, envoûtant.

— Toujours aussi belle, Princesse.




 Elle l’avait rejoint devant l’épicerie où il en avait profité pour entamer son paquet de cigarette tout juste acheté. Emi ne put s'empêcher de sourire en le voyant habillé ainsi, son sac de plastique en main. Lui qui était si élégant, il n’en restait pas moins un homme comme les autres supposa-t-elle.

— Qu’est-ce qui te fait rire ? lui demanda-t-il doucement.

— Toi. Ton look. On est loin du client que j’ai l’habitude de rencontrer.

 Il baissa la tête quelques instants, comme pour vérifier quels vêtements il portait puis finit par rire. Emi sourit brièvement ; elle avait réussi à le faire rire. Peut être s’était-elle inquiétée trop vite ? La jeune femme avait pourtant le pressentiment que quelque chose le tracassait, aussi considéra-t-elle ces quelques instants comme une petite victoire personnelle.

— Je te rends la pareille. Regarde toi, j’ai bien failli ne pas te reconnaître, lui dit Natsu, le sourire aux lèvres.

 Emi, après une grimace, fit mine de lui donner un coup de pied qu'il esquiva en riant de plus belle, sa fine cigarette en main.

 Elle le détailla ainsi, pendant ces quelques secondes. Que représentait-il à ses yeux ? Etait-ce un simple client comme elle aimait s’en convaincre ou un ami ? Vous n'étiez pas censé connaître le goût des lèvres de votre ami. Ni retrouver votre client en pyjama dans un conbini. Et puis… Elle n’avait pas rêvé ce jour là, il n’avait pas totalement nié être en rapport avec le meurtre du sénateur, n’est ce pas ?

— Carmen, es-tu disponible ce soir ?

— Je ne suis pas supposée travailler Natsu.

— Je te paye le double. Et ça ira directement dans ta poche, pas dans celle de ton mac.

 La jeune femme ne mit pas longtemps à étudier la proposition. Passer quelques heures avec Natsu lui permettrait de manger à sa faim pour le mois, et de payer même quelques factures. Elle pouvait tout de même sacrifier un peu de son temps de révision pour lui ; elle acquiesça.

 D'un léger signe de tête, il lui fit signe de le suivre. Il semblait savoir où aller, aussi décida-t-elle de ne pas poser de question. "Sûrement un hôtel".




 Tokyo avait l'image d'une ville qui ne dormait jamais. À juste titre. Mais si vous connaissiez suffisamment la ville, vous pouviez passer par des rues si étroites, si sombres et si silencieuses qu'on jurerait que personne n'y habitait. Natsu y déambulait avec facilité. Ils tournèrent dans ce dédale, encore et encore, si bien qu'Emi en avait perdu le sens de l'orientation. Ils étaient finalement arrivé dans un parc qu'elle reconnu au bout de plusieurs minutes.

 Le parc de Yoyogi était sûrement un des plus grands de Tokyo : il n'était pas spécialement beau mais était un lieu idéal pour se poser quelques instants loin des néons et l'atmosphère électrique de la ville. Assis contre un arbre, Natsu sortit plusieurs bières et l'invita à s’asseoir près de lui. Ce n'était pas exactement ce à quoi elle s'attendait lorsqu'il lui avait proposé de passer du temps avec elle, mais elle préférait cette option là, tout compte fait. Une question lui brûlait les lèvres.

— Natsu, pourquoi ce conbini ?

 Il se tourna vers elle, un sourcil arqué.

— Pourquoi pas ? J'habite dans le quartier. C'est aussi le seul qui a ma marque de cigarette.

 Elle était soulagée. Ce n'était pas un dangereux pervers. Ce n'était donc qu'une simple coïncidence. C'était, du moins, ce dont elle essayait de se convaincre. Quelle preuve avait-elle qu'il ne mentait pas ? Aucune.

 Le croissant de lune était timide aujourd'hui. Sa faible lumière restait cachée derrière les nuages ; ce n'était déjà pas simple de voir les étoiles à cause de la pollution lumineuse de la ville mais ce soir cela relevait du véritable défi. Natsu soupira longuement en regardant le ciel, il était déçu. Toujours le regard perdu vers la lune, il s'adressa à Emi.

— Je ne te voyais plus ces derniers jours, je m'inquiétais. Tu avais totalement disparu de la circulation.

 C'était sûrement la première fois, se dit Emi, que quelqu'un remarquait son absence. Ça ne lui avait jamais traversé l'esprit de chercher à le prévenir tout simplement car elle n'avait jamais manqué à quelqu'un. Alors elle resta muette un long moment, prise au dépourvu.

 Il chercha son téléphone, le déverrouilla puis lui tendit :

— Ça sera plus simple pour te contacter, qu'est-ce que tu en penses ?

 La jeune femme nota son numéro et lança l'appel, qu'elle arrêta aussitôt la première sonnerie entendue. De cette manière, elle avait aussi le sien.

— Je révisais, finit-elle par répondre. C'est pour ça que je ne travaillais pas. Et puis…

 Tourné vers elle, bière en main, il attendait qu'elle finisse sa phrase. Elle porta la bière à ses lèvres puis continua, la gorge nouée.

— Je ne suis pas vraiment pressée de reprendre, tu sais. J'ai entendu Yon au téléphone. Il disait que j'allais sûrement devoir augmenter mon quota. Elle se passa la main dans les cheveux en riant nerveusement. Tu ne suffiras plus, Natsu.

 Il fronça les sourcils, visiblement agacé.

— C'est quoi cette histoire de quota, Emi ? Comment ça fonctionne ?

 Elle eu une moue gênée et détourna les yeux. Ils lui avaient bien dit de ne pas parler de ça aux personnes extérieures au réseau. Tout cela ne concernait absolument pas les clients. Mais Natsu était-il simplement un client à ses yeux ? Après tout, sûrement pouvait-elle faire une exception pour lui.

— Je ne peux pas vraiment t'en parler…

Il s'approcha d'Emi, dégagea son oreille avec douceur et lui chuchota à l'oreille :

— Je ne dirai rien. Je suis juste un peu curieux c'est tout.

 Sa voix, ses lèvres, cette proximité… Son coeur se mit à battre à toute vitesse. Elle le détestait. Il l'a mettait dans tous ses états, et en jouait, elle ne le savait que trop bien. Heureusement, les températures fraîches et la légère brise lui remirent les idées en place assez vite.

 Elle prit une grande inspiration puis se mit à lui expliquer : Les différentes règles auxquelles elle était soumise, cette histoire de quota qu'elle devait atteindre avant de percevoir un minimum d'argent, qu'ils faisaient pression sur elle avec son loyer, et qu'elle serait sûrement mise à la porte, voir pire, si elle osait montrer une quelconque envie de partir.

 Natsu l'écoutait attentivement, silencieusement. Emi avait toujours du mal à deviner ce qu'il pensait, mais, pour une fois, son agacement (et sa colère ?) étaient facilement visibles sur son visage malgré la pénombre.

 Elle marqua une pause une fois ses explications finies puis rigola nerveusement :

— Tu as l'air surpris. Tu ne pensais tout de même pas qu'on faisait ça pour le plaisir ?

— Toutes celles que je fréquente font ça de leur plein gré.

 La jeune femme essaya de déceler toute trace d’humour, mais il n’en était rien ; Natsu était sérieux. Nerveuse, elle décida de changer rapidement de sujet. Elle souhaitait passer un bon moment avec lui, pas le contrarier. Elle se racla la gorge :

— Et, hm, sinon… Est-ce que ça va ? Je te trouve… Fatigué, dit-elle à demi-voix.

 Il finit sa bière et lui fit un sourire en coin avant de répondre :

— Une de mes employés est morte il y a plusieurs jours.

 Emi fit une grimace. Bravo. Décidément la meilleure pour détendre l'atmosphère. Elle se sentait encore plus gênée, comme si elle avait remué le couteau dans la plaie. “La prochaine fois, tais-toi” pensa-t-elle. Si le brun l’avait vu, il avait pourtant décidé de l’ignorer.

— Je l’aimais bien, c’est vraiment dommage, souffla-t-il.

 Ses yeux gris étaient tristes, ce soir. Lui qui aimait la transpercer de ses iris avait le regard perdu au loin la plupart du temps. Elle ne savait toujours pas dans quoi il travaillait, et elle n’osait pas vraiment demander, mais il semblait proche de ses employés pour être aussi affecté. Elle voulait faire quelque chose pour lui, mais quoi ? Timidement, elle approcha sa main de la sienne, l’effleura et la retira aussitôt, gênée.

 Il laissa échapper un petit rire et enlaça ses doigts dans les siens.

— Tu pouvais continuer, c'était agréable.

 Son sourire était revenu.

— Je suis un peu nulle pour réconforter les gens, n’est-ce pas ?

 Même s’il ne pouvait rien voir, elle se cacha discrètement le visage derrière sa manche ; elle ne voulait pas lui montrer que ses joues rougissaient. Mais Natsu ne l’entendait pas de cette manière : sans qu’elle puisse expliquer comment, il lui faisait désormais face. Il dégagea avec délicatesse son bras pour mieux l’admirer et rapprocha dangereusement ses lèvres des siennes. Natsu hésita un instant, comme s’il cherchait une quelconque approbation, mais Emi ferma les yeux, sa bouche légèrement entrouverte. Il sourit de plus belle avant de l’embrasser.

 Lui qui passait sa vie avec une cigarette à la bouche ne sentait pas particulièrement le tabac. Avec cette proximité, elle sentait son parfum sucré. Les hommes portaient généralement des parfums aux notes boisées, de musc, mais pas Natsu. Son parfum était à son image.

 Elle lui rendit son baiser, elle voulait sentir ses lèvres contre les sienne. C’était si bon, si agréable. C’était incroyable ce que le simple contact de leurs bouches pouvait provoquer dans son corps, c’était indescriptible. Il goûtait ses lèvres avec ferveur, sa main droite lui tenant la nuque. Elle sentait son souffle, ses doigts qui se crispaient, il commença à mordiller ses lèvres ; il se recula précipitamment.

 Pourquoi s’était-il arrêté ? Elle pensa un instant que c’était de sa faute. Et si elle était nulle ? C’était le premier homme qu’elle embrassait. Peut être qu’elle s’y prenait mal ?

 Comme s’il avait lu dans ses pensées, il l’a rapprocha contre lui. Allongée dans l’herbe, la tête posée sur ses jambes, Emi pouvait autant contempler le ciel étoilé que les yeux hypnotiques du brun. Il avait un beau sourire, sa mâchoire était encore serrée.

 Ils restèrent ainsi, silencieux, pendant plusieurs minutes. Il passait sa main dans sa chevelure blonde, se heurtant parfois à quelques nœuds qui la faisait rire.

— Ta présence suffit à me réconforter, dit-il.

 Elle se redressa pour mieux voir son visage. Est-ce qu’il mentait ? Elle effleura ses lèvres du bout des doigts, puis caressa sa joue. “Il est magnifique” pensa-t-elle, perdue dans sa contemplation. Emi voulait le toucher encore un peu plus, sa main droite remonta alors contre sa tempe…

 Elle se cambra en arrière, comme foudroyée par une douleur sans précédent. Son premier réflexe fut de porter ses mains à sa gorge : elle manquait d’air, elle suffoquait. Est-ce qu’elle venait se faire écraser par un poids lourd ? C’est en tout cas l’impression qu’elle avait. Elle voulait hurler, elle voulait se débattre, mais se débattre de quoi ? Que se passait-il ? Au loin, la voix de Natsu résonnait, mais de multiples sons l'empêchaient de comprendre ce qu’il disait. Les voitures, les moteurs, des gens qui parlaient, d’autres riaient, d’autres hurlaient. La musique qui résonnait, une dispute de couple. Un chat qui saute. Un corbeau qui attaque une poubelle. Avait-elle les yeux ouverts ? Tout était noir. Sa tête allait exploser. Elle n’arrivait même pas à hurler. Si elle devait mourir, elle aurait aimé en connaître la cause. Mourir. Quelque chose la prenait aux tripes, lui brûlait la gorge. Elle voulait mourir. Si seulement quelqu'un pouvait la tuer là, tout de suite, pour que cette douleur insupportable puisse s'arrêter. Mourir. Mais plus que mourir ; elle voulait se nourrir. Tuer. Tous les tuer. Leur arracher les viscères de ses propres mains, se repaître de…

— Emi !!

 Au dessus d’elle, Natsu. Lui habituellement calme et impassible avait les yeux écarquillés par l’inquiétude et la surprise. Son regard s’adoucit après quelques secondes et il laissa échapper un long soupir de soulagement.

— Ça va ? Que s’est-il passé ??

 Bordel. Bonne question. Elle n'en avait pas la moindre idée. Elle essaya de se redresser mais son corps encore endolori lui arracha une grimace. Sa respiration était encore saccadée sous le choc. Il l'aida à se relever mais les vertiges la firent tituber: Emi était subitement fatiguée.

— Je ne comprends pas, souffla Natsu. J'ai cru que tu allais me lâcher. Rien n’allait, de ton rythme cardiaque à ta respiration, et regarde toi ? Tout semble s’être normalisé...

 Elle était trop secouée pour analyser ce qu'il disait ; elle voulait simplement rentrer chez elle et dormir.

— Je vais te raccompagner chez toi.

 Emi opina. Oui. Bonne idée. Serrant fermement le bras de Natsu, elle fit quelques pas mais vacilla. Natsu afficha un air grave, et avant même qu'elle comprenne ce qu'il faisait, elle se retrouvait à plusieurs centimètres du sol dans ses bras. Il la portait comme s’il l’emmenait à l’autel.

— Pose moi.

— Hors de question, tu n’es pas en état.

— Je suis lourde.

— Absolument pas.

 C’était gênant. Beaucoup trop gênant. Mais elle n’était pas en état de se plaindre ou de se débattre. Elle serait une femme forte une autre fois, pas ce soir. Son esprit était à moitié embrumé ; que s’était-il donc passé ? Elle se refaisait la scène en boucle, rien ne semblait clocher. Avait-elle une maladie insoupçonnée ? Si elle faisait des recherches sur internet, elle était certaine de se retrouver avec un cancer de l'hypophyse diagnostiqué par six-cent-trente-deux inconnus sans aucune connaissance médicale. Avait-elle les moyens d’aller voir un médecin ? Certainement pas. A moins que ça ne soit lié à … ça ?

 Son esprit divaguait, et elle reconnaissait désormais où elle se trouvait. Ils étaient presque devant chez elle. A cette heure-ci, on ne rencontrait plus grand monde. Il y avait bien un homme alcoolisé qui vomissait ses consommations au pied d’un mur, un autre qui pissait contre un distributeur automatique. Une des villes les plus propre au monde, qu’ils disaient. Au petit matin, tout cela serait nettoyé, effacé, pour ne pas déranger ceux qui travaillaient.

— Putain, regardez moi ce connard qui porte sa nana, je rêve.

 Natsu s’était arrêté net. Tournant la tête pour mieux distinguer son interlocuteur, Emi vit que la voix railleuse appartenait à un des trois jeunes hommes qui leur bloquait la route. Ils étaient tous âgés dans la vingtaine et ressemblaient à des racailles de pacotilles rattachées aux grandes familles de yakuza, ceux qui faisaient les petits boulots de merde; rackets, dissuasion, et autres.

— Vous avez vu sa montre ? Elle doit valoir une blinde, pouffa un autre.

Les deux autres se mirent à rire. Sans un mot, Natsu la posa délicatement au sol et lui chuchota de se tenir contre le mur. Il dégageait soudainement une aura différente, étouffante et inquiétante. Elle n’avait pas un bon pressentiment, mais elle n’arrivait pas à déterminer pour qui elle devait s'inquiéter : Natsu ou eux ?

 Malgré le faible éclairage de la rue, Emi put apercevoir que l’un d’eux tenait un petit couteau suisse dans sa main droite, et ce n’était surement pas le seul qu’ils avaient en leur possession. Merde. Elle n’avait pas une thune sur elle pour qu’ils les laissent tranquille.

 Mais Natsu, de son visage imperturbable, sortit son portefeuille de sa poche arrière, sous leurs regards attentifs. Il prit une liasse de billets de dix-mille yen, une deuxième, puis une troisième qu’il jeta à leurs pieds : ils se ruèrent à toute vitesse pour les ramasser.

 Emi pensa qu’elle avait eu un moment d’absence car elle ne l’avait pas vu se rapprocher des jeunes qui étaient trop occupés à ramasser les billets en ricanant. En quelques secondes, il subtilisa le couteau-suisse de la poche du plus âgé, l’attrapa par les cheveux et lui mit la lame sous la gorge. Emi écarquilla les yeux pour vérifier ce qu’elle voyait devant elle; tout s’était passé si vite. De là où elle se tenait, elle n’arrivait pas à voir son visage, mais elle était prête à parier qu’il était aussi calme que d’habitude. D’un certain côté, ça ne la rassurait pas, mais d’un autre… ça la fascinait.

 Natsu était fascinant.

 Les deux autres étaient encore au sol, paralysés par la peur. De sa main libre, Natsu fit un signe pour leur faire comprendre de lui rendre son argent ; ils s'exécutèrent rapidement. Emi souffla, il allait surement les laisser partir maintenant, cette histoire était finie elle allait pouvoir rentrer chez elle…

— Quel clan ?

 La voix de Natsu était grave mais assurée, comme s’il était familier à cette situation.

— De- De quoi ?

 Celui qui était menacé par sa lame tressautait sous les pleurs.

— Plus tu bouges, plus ma lame s’enfonce. Donc tu ferais mieux de répondre rapidement car tu ne veux pas savoir ce que je vais te faire si je perds patience.

— Morita ! On est du clan de Morita, bégaya t-il.

— Je ne pensais pas qu’elle était tombée si bas.

 Un des deux qui était au sol profita de leur petite discussion pour se relever et déguerpir à toute vitesse, quitte à laisser ses compagnons aux mains de Natsu, il s’en foutait. Il y avait quelque chose qui ne tournait pas rond, il avait un mauvais pressentiment et il fallait qu’il se barre d’ici et vite.

 Natsu regarda le fuyard et, d’un geste précis, sans perdre du temps à viser, lança le couteau dans sa direction. La lame s’enfonça dans son mollet et il trébucha sous la douleur dans un bruit sourd.

 Ses deux compères restèrent interdit, retenant même leur respiration. Qui sait ce que Natsu comptait leur faire ? L’un était encore empoigné, l’autre commençait à uriner sous la peur. S’aidant de ses dents pour remonter sa manche, Natsu leur montra quelque chose sur son avant bras, quelque chose qu’Emi ne pouvait pas voir depuis sa position, il y veilla.

 Celui que se pissait dessus laissa échapper un couinement plaintif, ce qu’il venait de voir le terrorisait. Ils étaient peut être vivant mais pour combien de temps ? Si ce n’était pas lui qui les tuait, Morita les tuera pour sûr.

— Maintenant que vous savez qui je suis, dites à Morita que je lui en toucherai deux mots à la prochaine réunion, susurra Natsu.

 Il lâcha le plus âgé et lui asséna un violent coup de pied.

— Dégagez. Je ne veux plus vous revoir dans ce secteur, est-ce clair ?

 Ils n'avaient pas répondu, mais le message était passé. Sans perdre un instant, ils s'enfuyaient, récupérant au passage leur compagnon qui gémissait au sol.

 Emi avait tout vu. N'importe qui à sa place aurait pris peur, ou du moins ressenti une quelconque méfiance vis à vis de Natsu. Pas elle. Non. Elle n'était pas effrayée lorsqu'il était sur le point de lui trancher la gorge. Elle n'avait pas cillé lorsqu'il avait lancé son couteau comme si c'était une vulgaire fléchette. Tout ça était terriblement excitant.

— Tu peux marcher ?

 Elle hocha la tête. A priori oui. Il lui tendit la main et elle prit appui sur lui. Ils continuèrent leur route en silence, Natsu était plus préoccupé qu’embarrassé. Et Emi ne savait pas quoi dire de plus. Elle avait des questions, ah ça, elle en avait des tonnes. Souhaitait-elle vraiment connaitre les réponses ? Elle ne savait pas si elle était prête à rentrer un peu plus dans son monde pour l’instant.



 Son immeuble était un peu miteux si on le comparait au reste du quartier. Un peu en retrait, derrière les belles résidences du quartier. Il y avait peu de commerces, évidemment tous fermés à cette heure ci, les rues étaient relativement propre, et le voisinage calme. Non, elle n'avait pas à se plaindre du quartier dans lequel elle vivait. Son immeuble, en revanche…

 Le voisin de l'étage du dessus avait un rythme de vie étrange : au vue de ces heures d'activité, Emi en avait déduit qu'il dormait probablement le jour et ne travaillait pas. Il s'adonnait à toutes sortes d'activités bruyante la nuit sans vraiment être inquiété par le voisinage. Ses voisins de palier étaient un jeune couple probablement originaire du kansai***, leur fort accent et dialecte les trahissaient. Et ce n'était pas l'accent qui dérangeait Emi, mais plutôt le fait qu'ils hurlaient en permanence, même quand ils étaient seuls. Son voisin à droite de son appartement était probablement le plus silencieux et, de ce fait, celui qu'elle appréciait le plus. Peut être que les déchets de seringues et aiguilles qu'elle retrouvait sur son palier avait un rapport avec son calme.

 Elle savait qu'elle ne devait pas être embarrassée de montrer son lieu de vie à Natsu, mais elle ne pouvait pas s'empêcher de ressentir une certaine forme de honte. Lui qui vivait probablement dans le luxe devait être dégoûté, n'est ce pas ? Tout deux silencieux devant la porte de son hall, Emi brisa ce silence gênant :

— Merci de m'avoir raccompagnée.

— Ça va aller ?

— Oui, je pense que oui.

 Lors de leurs rendez-vous, Emi se réveillait toujours seule. Aussi ils n'avaient jamais eu à se dire au revoir jusqu'à maintenant. Devait elle lui adresser un signe de main comme on le faisait avec un ami, devait-elle l'embrasser comme on faisait avec un amant ou devait elle tout simplement s'incliner légèrement comme elle devait faire avec ses clients ? C'était bête. Elle se sentait bête. Ce n’était qu’un détail, après tout, y apportait-il seulement la moindre importance ? Elle tourna les talons : quand elle n’arrivait pas à se décider, elle ne choisissait finalement rien.

 Son corps en avait décidé autrement. Emi n’avait pas franchi la porte de son immeuble qu’elle se sentit partir, ses forces la quittant encore une fois. Mais il l’avait déjà attrapée avant qu’elle ne s'effondre au sol.

— Je te manque déjà ?

 Même si sa tête tournait à lui en donner la nausée, Emi ne put s’empêcher de sourire face à la remarque de Natsu.

— Laisse moi te raccompagner jusqu’à ton lit.

— Hm…

— Si seulement j’avais voulu faire quelque chose, tu ne crois pas que je l’aurai fait dès le premier soir ?

 Son raisonnement se tenait. Après tout, elle n’en était plus là. Il avait raison, il avait déjà eu des milliers d’opportunités pour lui faire ce qu’il avait en tête jusqu'à ce jour.

— C’est le bordel chez moi, articula t-elle difficilement.

 Il ne prit pas la peine de répondre et leva simplement les yeux au ciel. Est-ce que c’était ça dont elle se souciait le plus en ce moment ? Elle devait revoir ses priorités.

 Natsu l’avait porté, une fois de plus. Emi avait perdu conscience dans ses bras, mais sa respiration et son rythme cardiaque lui indiquait que c’était un simple malaise vagal. “Douze” avait-elle soufflé quelques secondes avant. Il avait fouillé dans ses poches pour trouver la clé de l’appartement, et réussi à ouvrir la porte du douzième appartement sans encombre. Mais il avait l’air con, désormais.  Emi était dans ses bras, il était sur le palier, la porte de l’appartement était ouverte.

 Et il ne pouvait pas entrer. Car elle ne l’avait pas invité.

— Putain de sortilège, jura-t-il à haute voix.





 Emi se réveilla en sursaut en plein milieu de la nuit. Ses yeux mirent un peu de temps à s’adapter au noir, mais elle reconnu son studio. Pas de doute, c’était son lit. Elle attrapa son portable pour vérifier l’heure : Cinq heure du matin. La petite notification lui indiquait qu’elle avait reçu un message. “Bonne nuit Princesse”.

 Natsu. Elle sentait la migraine arriver. Elle se remémorait petit à petit les événements de la soirée, et surtout ce qu’il s’était passé dans le parc… Tous ses membres était encore douloureux. Elle n’avait pas de réponse à ce qui était arrivé. Elle s’inquièterait de ça plus tard, il fallait qu’elle se rendorme pour cette nuit. Chaque chose en son temps.

 Elle rouvrit les yeux.

A aucun moment de la soirée elle ne lui avait donné son adresse.






Combini* : épicerie japonaise, généralement ouverte de 24/24h et 7/7j
Vogue** : marque de cigarette britannique, essentiellement connue pour leur modèle de cigarettes longues et fines généralement destiné à un public féminin.
Kansai*** : Région au sud de l'île principale du Japon

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