Chapitre 3 - Life Will Change

7 minutes de lecture

 Elle referma son casier aussitôt après l’avoir ouvert, faisant sursauter les quelques étudiants passants dans le couloir. Ou peut-être était-ce l’odeur nauséabonde qui émanait de ce dernier qui faisait fuir les autres? Elle n’en savait fichtrement rien et elle n’y accordait aucune importance: ses affaires étaient foutues. Ses cahiers, notes et autres livres étaient tous gondolés, comme imbibés d’un produit dont il échappait une désagréable odeur de poisson pourri.

 Depuis l’autre bout du couloir, des filles riaient aux éclats. Emi tourna les talons, fixant ses pieds, et se dirigea vers la sortie de l’université avec les quelques affaires intactes restantes dans son sac. Elle savait très bien qui avait pu lui faire ça. Elle n’avait pas besoin d’essayer de distinguer le visage de ces pestes : c’était toujours les mêmes qui la tourmentait depuis son arrivée dans l’établissement il y a cinq ans.

 Ses cheveux blonds mal peignés, en bataille, recouvraient une grande partie de son visage, lui même caché en partie par une paire de lunettes disproportionnée. Emmitouflée dans un sweat qui faisait quatre à cinq fois sa taille, Emi faisait tout pour être oubliée, pour ne pas être remarquée, pour ne pas voir les gens ; pour qu’on ne la voit pas. Elle accéléra le pas, le souffle court, afin de quitter ce lieu anxiogène au plus vite.

 La jeune femme ne laissa pas couler ses larmes et la brise qui soufflait sur Tokyo lui fit le plus grand bien. La journée de cours était finie, le soleil se couchait alors qu’il était à peine cinq heures de l’après-midi, et les vacances approchaient à grand pas. Elle se ressaisit. Ce n’était pas la première ni la dernière fois qu’elle subissait ce genre d'événement humiliant, elle y était en quelque sorte habituée et elle ne devait pas se laisser abattre.

 Le pas pressant, elle entreprit de se diriger vers son appartement pour se changer avant de pouvoir commencer son “travail de nuit”. Déambulant dans les petites ruelles de Tokyo, son esprit se mit à divaguer et elle ne put s'empêcher de repenser aux raisons pour lesquelles elle se faisait tourmenter depuis autant de temps.

 La première était essentiellement raciste. Emi était blanche et blonde; même si ses yeux en amandes et son extrait de naissance montraient qu’elle était bien japonaise, ses traits caucasiens lui avaient causés du souci toute sa vie durant. Jalousie ou haine pure, sa couleur de peau n’aidait pas à son intégration sociale.

 La deuxième raison était le fait de ne pas avoir connu ses parents. Orpheline, elle n’avait jamais eu de mère venant la chercher à la sortie de l’école, lui préparant de délicieux repas ou pouvant devenir amie avec les mères de ses autres camarades de classe. Si ce point n’était plus la principale raison de son exclusion, il le fut longtemps durant sa jeunesse. Elle était “différente” et en plus elle n’avait pas de “parents”. Autant vous dire que les jeunes enfants s’en donnaient à coeur joie à l’époque.

 La troisième et dernière raison… Emi secoua la tête. Non. Elle ne voulait pas y repenser.

 Sans même s’en rendre compte, les jambes de la jeune femme l’avaient déjà ramenée devant la porte de son immeuble.

 Adossée contre le mur d’une petite ruelle, elle s’enfonça un peu plus dans son énorme manteau en fausse fourrure blanche. La soirée était bien entamée et elle avait déjà refusé les avances de trois hommes. Elle jeta un rapide coup d’oeil à Yon, occupé un peu plus loin avec ses “collègues” d’origine chinoise qui étaient visiblement en train de se disputer avec un client à propos des tarifs. Elle détourna le regard et préféra s’attarder sur les néons agressifs des différentes enseignes présentes dans la rue. Tokyo était aussi intéressante que déplaisante. D’un simple coup d’oeil, elle pouvait facilement deviner quel type de vie menait chaque personne. La majorité des Tokyoïtes étaient génériques et inintéressants. Ennuyeux. Heureusement qu’une minorité d’entre eux sortait du lot; ceux là, Emi adorait les regarder. Néanmoins, même s’ils étaient différents de leurs congénères, la jeune femme ne put s'empêcher de penser qu’ils restaient tous “humains”. Ce n’était pas ce qui l'intéressait. Elle, ce qui lui permettait de s'échapper de cette réalité inconfortable, c’était ses univers fantastiques et fantaisistes qui vivaient dans son esprit et dans ses lectures. Emi esquissa un sourire.

 Elle fut tirée de ses pensées par l'insupportable bruit du pot d'échappement d’une moto de course qui ralentissait au carrefour où elle se tenait. Le conducteur, habillé d’une simple chemise et un jean (et ce malgré des températures négatives) ne semblait pas se soucier de sa sécurité, en dépit de son casque. Pendant une longue minute, il tourna la tête vers elle, comme s’il la dévisageait, puis reprit son effroyable course à l'instant où le feu se déclencha au vert. Sans pour autant expliquer pourquoi, cette rencontre avait mis la jeune prostituée mal à l’aise. Elle n’avait pas pu voir le regard du motard, mais un frisson parcouru son échine.

 Elle s’adossa contre le mur, les mains dans les poches. Ce n’était pas vraiment aguicheur mais elle n’en avait plus rien à faire. La fin du mois approchait à grand pas et elle était définitivement fichue. Elle n’avait pas atteint un tiers de son quota. Tatsuhiro allait lui faire sa fête pour son premier mois. Même si elle acceptait tous les clients potentiels des prochains jours, elle ne pourrait pas boucler cette histoire. Dans quel pétrin s’était-elle mise…

 Le proxénète s’approcha d’elle, accompagné d’un salaryman qui semblait assez intimidé. “Surement pas un habitué” se disait Emi. Etait-ce un client? Trop réservé pour venir la voir, était-il allé voir Yon directement? Il semblait plutôt décent, pas alcoolisé et pas trop répugnant. Laissant le supposé client à l’écart, Yon s’approcha d’elle et lui dit à voix basse:

— Carmen, je sais que tu refuses tout le monde. Mais la fin du mois approche. Et ce gars derrière moi, là, il est prêt à claquer 50 000 yens pour te sauter. Alors je sais pas s’il est crétin, riche ou s’il a aucune idée des tarifs, mais ça pourrait sauver ton cul pour ce mois ci. Tu veux bien y réfléchir un instant s’il te plait?

 Emi ne put retenir une quinte de toux nerveuse en entendant le prix qu’il était prêt à mettre. Cinquante mille yen. C’était la moitié de son quota mensuel; elle n’était peut être pas si foutue, après tout. Elle pencha la tête pour mieux distinguer l’homme qui la désirait tant. Carrure banale, physique classique. Il n’était pas vraiment beau, mais il n’était pas disgracieux non plus. L’anneau doré à sa main indiquait qu’il était un énième mari à tromper sa femme. Elle le regarda avec insistance pendant plusieurs secondes, à la recherche d’une éventuelle gesture qui pourrait lui indiquer s’il était mentalement dérangé ou non. A priori, c’était un homme tout à fait banal.

— D’accord. C’est d’accord. Je vais… faire un effort.

 Yon lui fit une petite tape sur l’épaule, comme pour la féliciter de son choix, puis s’écarta pour aller récupérer l’argent auprès du client. La transaction faite, “Carmen” rejoignit l’homme, qu’elle dépassait facilement d’une tête à cause de ses imposantes chaussures. Silencieusement, elle le suivit jusqu'à l'hôtel où il souhaitait l’emmener. Elle ne sut dire pendant combien de temps ils avaient marché ainsi, Carmen le précédant de quelques pas pour ne pas le mettre dans l’embarras. Beaucoup de clients assumaient difficilement le regard des passants quand ils se baladaient aux côtés d’une prostituée, surtout une prostituée aussi voyante que Carmen. Dans son manteau blanc, sa peau pâle et ses cheveux blonds, la jeune femme passait difficilement inaperçue.

 Elle s’attendait à trouver un de ces Love Hotel miteux, mais son client venait d’entrer dans un hôtel des plus luxueux. Elle hésita un instant avant de le suivre : c’était bien la première fois qu’elle mettait les pieds dans ce genre d’endroit. Gênée, elle rattrapa son client qui se dirigeait déjà vers l'ascenseur, la chambre devant déjà être réservée et réglée. Sans un mot, elle admirait le riche décor. Chaque pièce, chaque élément semblait tout droit sortis d’une de ces maisons d’architecte que l’on voyait uniquement à la télévision. Tout était propre et sentait bon, c’était bien différent des derniers hôtels qu’elle avait fréquenté ces derniers temps. Combien tout ça avait-il coûté à son client? Il n’avait pas l’air si fortuné. Ses traits tirés et ses cernes laissaient supposer qu’il restait bien trop longtemps au travail et les soucis semblaient marquer son visage.

 Arrivés devant la chambre, il lui ouvrit la porte et lui fit un signe de tête pour qu’elle entre avant lui; elle s’exécuta. Le bruit de la porte qui claqua derrière elle la fit sursauter, et elle commença à paniquer en entendant le verrou s’actionner. Son client n’était pas entré avec elle, il l’avait enfermé ici. Bien évidemment que tout ça était trop beau, elle aurait du sentir le coup fourré.. Prise d’une montée de stress, elle commença à s'énerver sur la poignée, donnant machinalement des coups de pieds dans la porte.

 Un rire cristallin dans la pièce la stoppa net. Elle n’était pas toute seule dans la chambre. Elle tourna les talons, la boule au ventre, pour faire face à son interlocuteur. Devant elle se tenait un homme, d’un peu moins de trente ans. Ses cheveux noirs corbeaux et sa couleur de peau légèrement halée contrastaient avec ses yeux étrangement… clairs? La lumière tamisée de la pièce empêchait Emi de le distinguer correctement. Elle prit un instant pour regarder autour d’elle; la chambre était deux à trois fois plus grande que son propre studio. Tout transpirait l’argent. Même l’homme étrange devant elle; sa chemise blanche seyait parfaitement son torse, son jean moulant ne semblait pas venir des boutiques de bas étage. Assis sur une table au centre de la pièce, les jambes croisées, il tenait dans sa main droite une cigarette fine à peine entamée. Le petit rictus sur son visage indiquait clairement que la situation l’amusait. Ce n’était pas le cas de Carmen.

— Pas d’inquiétude, Princesse. C’est simplement moi ton vrai client de ce soir.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire _xmasmorning ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0