(Dé)livré

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L'obscurité s'étendait dans le tunnel. Un sentiment d'excitation et de méfiance se mêlaient. D'une main, Anton leva sa lampe tempête, éclairant les premiers mètres de l'antre. De l'autre, son arme, prête à l'usage, le chargeur rempli.

La profondeur de la cavité était indéterminable, et, bien qu'il était seul, une présence l'obnubilait. Cette grotte, elle l'aimantait. Si fort, si intensément qu'il avait oublié sa soif. Il guetta à gauche, guetta à droite. Dans son dos, en contrebas, les torrents d'eau n'avaient eu de cesse. Rien à signaler. Il inspira profondément, fermant les yeux, et expira longuement, relâchant la pression qui montait en lui.

Il s'engouffra dans les ténèbres, lentement, prudemment. Précautionneux. Un pied, puis l'autre. Le faisceau lumineux de sa lampe à pétrole léchait le sol, révélant un étroit sentier parmi les roches humides et tranchantes. Ses sens étaient aux aguets. Sa concentration, maximale. Et cette présence, pesante. Il se retourna pour constater sa progression : à une centaine de mètres, l'entrée s'était rétrécie radicalement. L'envie de rebrousser chemin effleura son esprit, mais sa curiosité l'emporta, animée par un magnétisme indescriptible.

Peu à peu, le passage s'élargissait. Anton ne devait plus se torturer les chevilles dans d'éprouvantes ouvertures de pieds. Il s'était même redressé, apaisant sa colonne vertébrale. Après tout, à soixante-deux ans, l'arthrose s'installait amèrement dans ses articulations. Seules des coliques saillantes s'éternisaient dans le bas ventre. Ce court moment de répit ne le déstabilisa pas: le canon du P08 était constamment braqué. De là où il était, impossible de voir l'entrée.

Un pied. Puis l'autre.

Des picotements aux doigts et aux orteils décrivirent une baisse de la température. Il avait la chair de poule, sans en connaitre vraiment la raison. Était-ce la fraîcheur? Était-ce l'angoisse? De la buée planait dans le halo, en coordination avec sa respiration. Lente. Comme sa démarche, précautionneuse. Le froid mordait ses mains.

Un cri aigu perça le silence et le fit tressaillir, il pointa le faisceau et le pistolet. Une chauve-souris survola son crâne dégarni. Bauer dansa de grands gestes pour faire déguerpir le chiroptère. La lampe oscilla en tous sens. Il la stabilisa et ce qu'il vit le tétanisa.

Deux grands yeux jaunes menaçants rivés sur lui.

Son cœur s'arrêta de battre un instant. Il hurla et ouvrit le feu à reculons. Les détonations retentirent en écho. Il trébucha contre un caillou. Son fessier et son avant-bras gauche heurtèrent durement le roc. Il poursuivit son assaut. Les balles ricochèrent, fusèrent, clic, clic, clic, clic, clic. Il jeta le pistolet et lança une pierre, atteignant sa cible dans un bruit dur. Anton ramassa son pistolet et le brandit vainement, comme s'il pouvait encore en faire usage. De la fumée s'échappait du canon bouillant. Sans trop savoir sur quoi il tirait, son chargeur se vida, de panique, sur une parois de la grotte. Éclairée par une faible lueur, la paire d'yeux était peinte avec une vraisemblance déconcertante, les impactes de balles en leur centre. Hors d'haleine, mais captivé par la découverte, il se dressa, difficilement, le coccyx endolori, pour analyser. Il s'approcha. Devant lui, une fresque s'étalait. Des formes, des animaux, des humains étaient peints sur le mur. L'œuvre était intacte, comme fraîchement réalisée. Le style était ancien – très ancien, et s'assimilait à l'art préhistorique.

Ce regard, qu'il croisa, était entouré de chasseurs ou de protecteurs. Aucune tête, ni orbite n'accueillait les globes mis à plat. Ils étaient indépendamment interprétés, comme pour donner vie et personnifier la caverne. Enfin, "personnifier" n'était pas le terme adéquat : c'était des yeux de félins, les pupilles rétractées, grands ouverts. Jouxtant, un long trait serpentait dans une forêt. De toutes évidences, le Rhin. D'ailleurs, plus il longeait le fleuve représenté, plus les dessins prenaient une tournure inquiétante. Au départ, il apercevait un humain très petit (sans doute une enfant) mis en avant. Plus loin, ce même enfant sur un lit ou un pupitre. Le lien qui reliait la tête au corps avait disparu. Puis, dans la continuité de la fresque, un cercle d'individus autour d'un point grossier et épais, peut-être un trou. Intrigué, il s'enquit de découvrir nettement la suite en rapprochant la lampe qui pendait, en vain. Son membre ne répondit pas aux ordres. Bauer se détacha de l'histoire et constata avec effroi le piteux état de son avant-bras gauche ensanglanté.

- Ah merde, c'est pas vrai ! souffla-t-il.

Le tranchant de la pierre ne l'avait pas épargné, une dangereuse lésion résultante. Des gouttes martelaient le sol bruyamment. Trop bruyamment. L'hémorragie devait être traitée. Il déchira un morceau de sa manche, à l'aide de ses dents mal entretenues, tendit le tissu déjà imprégné du liquide rougeâtre et banda la plaie profonde. Faible, la perte de sang pouvait être fatale, même pour un fier et fervent combattant allemand. Un détail titilla et mobilisa toute son attention, délaissant la fresque : un son au rythme régulier, proche. Il vérifia son bandage, qui faisait aussi office de garrot, bien trop serré pour laisser échapper quoique ce fusse. Pourtant, il l'entendait distinctement. Des gouttes - martelaient - le sol.

Ni une, ni deux, il s'empressa vers l'égouttement le dos meurtri, le bras gauche pansé, le cœur battant la chamade comme à la première fois qu'il fit l'amour. Oui, c'était bien un égouttement, il en était persuadé. Il y avait de l'eau. Anton accéléra. Chance! Le hasard faisait merveilleusement bien les choses. Il s'était aventuré dans une cavité qu'il n'avait jamais vue auparavant, découvrit une fresque millénaire en son seing et voilà qu'elle lui offrait ce dont il avait le plus besoin! Il se précipitait désormais. Ses glandes salivaires lui infligeaient un supplice. Il n'y avait pas qu'un égouttement mais plusieurs. Et les sons s'intensifiaient. De plus en plus, pas-à-pas. Le coin de sa bottine cogna le roc, son petit orteil se tordit sous le choc. Vacillant légèrement, il reprit sa démarche comme si de rien n'était. La lampe tomba sans retenue. Sa langue pendait lamentablement.

Anton se souvint de la première rencontre avec la mer : il avait couru dans l'eau et quand elle avait atteint la hauteur de ses genoux, il avait bondi de tout sa fugue. Il fit de même arrivé à la source, au fond de la grotte, au milieu des stalagmites. Ses lèvres formèrent un «O» et il but en aspirant, sa barbe immergée. Elle était gelée, tant que des clous se plantèrent au niveau du sinus et dans ses dents. Mais ce fut si délectable! Non seulement l'eau était claire, pure et translucide, elle avait un goût divin. Il aspirait, son nez produisait des reniflements de cochons. Derrière sa braguette, son sexe s'était érigé de moitié. Après une ration satisfaisante, il se frotta la bouche et lâcha un «aah» de plénitude. Il se tint le front, cachant son visage, en ricanant timidement. Rapidement, les ricanements prirent de l'ampleur. Il riait. Tout ceci était si improbable, si inattendu, si risible. Il était dans le fond du trou du cul d'une falaise du Rhin et il avait trouvé dans ses entrailles de l'eau! Il riait à plein poumons, d'un air sadique.

Alors, vous pensiez vous débarrasser de moi si facilement, bande de bâtards?! gueula-t-il le ton nargueur, sans avoir vraiment d'interlocuteur. Il en faudra plus pour me buter!

Et il riait, triomphal, vainqueur pensait-il. Voilà des années qu'il n'avait plus éprouvé pareille joie. Il riait. Tant qu'il le pouvait encore.

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