Rouge, blanc, noir

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Le bruit du cours d'eau agité annonçait une relaxation des pieds au détriment des prises. Au bord de la rive, courte phase d'analyse de la situation fluviale. Son regard se porta d'aval en amont. Il s'installa sur une chaise, sculptée dans une bûche, dégageant un style design malgré elle, et posa, sur une table de fortune, un seau rempli de divers outils: boîtes à leurres, fil, ciseaux, pinces, plombs, hameçons et un thermos de café.

Après quelques minutes, il se déchaussa, immergea ses pieds dans le liquide, rafraîchissant instantanément son corps. La fraîcheur le gravit et durcit ses tétons. Il lança sa ligne dans le Rhin.

Ses exécutions étaient vives, précises, mécaniques. Dans l'écume mordant les galets, il y avait cette odeur qui en émanait. Sans quoi, il n'aurait même pas pris la peine de s'asseoir. Scruter le flotteur, remuer de façon rythmée et simuler la vivacité du leurre au travers de l'agitation... La patience était de rigueur. La chance aussi. Impossible d'y voir une nageoire: la limpidité du fleuve était corrompue comme jamais auparavant.

Faire nager la dandinette un peu plus en amont...

Copier leur trajectoire...

Rester concentré...

Ne pas se détacher du flotteur...

Il crispa fermement ses mains à la première tension perçue au paumes, extirpa un saumon qui jaillit et atterrit à moins d'un mètre de ses pieds. Efficace. Qualité allemande.

Hameçon enlevé, poisson assommé, il emprunta, les pieds nus et humides, le chemin inverse pour rentrer chez lui. Anton Bauer ne se réjouissait guère de la prise du jour. Pas même pour sa chair tendre, orange et goûtue. Ni même les fois précédentes. Il mangeait car il le fallait. Pour tenir.

Il serpentait dans une forêt alsacienne, presque vierge. Elle l'aurait été s'il n'avait pas érigé le dernier bastion des nazis: sa demeure. Par cette démarche, il prouvait à ces frouches, lâches et faibles, que ce morceau de terre ne leur appartiendrait jamais. Eux qu'ils avaient vaincus fièrement. Eux qui sollicitèrent de l'aide quarante années plus tôt. Sans cette sollicitation mesquine et puérile, ce magnifique territoire porterait partout les couleurs allemandes. Il était la preuve de la résistance. Et il proclamerait haut et fort son appartenance, jusqu'à la fin.

Les zigzags s'atténuèrent et la fumée de sa maison fut visible. Grâce à sa connaissance du terrain et sa rapidité d'exécution, il était revenu suffisamment vite pour que le feu ne pût s'éteindre. Parfait. Une bûche et son plat, retenu dans un filet de pêche, était prêt dans l'heure.

Anton vivait en parfaite autonomie. Il élevait des vaches, des moutons, des poules et un cheval, pour les rares déplacements lointains. Leur clôture respective se trouvait à l'ouest de la maison. Au nord, il cultivait différents fruits et légumes. La flore des lieux lui proposait des champignons sauvages, en vain. Il les détestait. Pour boire, ou préparer ses différents repas: un puits, à l'est, près de la porte d'entrée. Sur la cheminée, deux lettres en formes d'éclair peintes. Entre la porte et le puits, un haut mât d'où flottait un drapeau rouge, un cercle blanc en son centre avec une croix gammée noire: le drapeau des SS, le symbole des nazis.

Salut fasciste en direction de l'est, il se retourna et ouvrit la porte. À peine rentré, il déposa ses affaires, vida le seau et se dirigea vers le puits pour y prélever l'élément essentiel à la vie. Le crochet rouillé accueillit l'anse du récipient. Il tira sur la corde, et la poulie cria un grincement strident. Rempli, il le hissa. Bauer regarda perplexe sa récolte. Elle était trouble, elle aussi. Il en déglutit une gorgée. Un haut de cœur le surprit, compressant ses intestins et étranglant sa gorge. Il rota, à deux reprises et remit de la bile. Sa tête rougit, gorgée par le sang. Il cracha pour extraire de sa bouche le plus possible de cette répugnance qu'il ne pût décrire. Le goût se logeait inconfortablement aux amygdales.

Plus tard, après avoir éviscéré le poisson, il réitéra le puisement et expérimenta la même sensation, le même dégoût. Il se rendit alors au Rhin, contrarié. Il ne buvait jamais de son eau car les frouches y déversaient tant de leur merde.

Incertain, il fixa son godet, mais surtout sa contenance. La couleur s'apparentait bel et bien à celle de la nappe phréatique sous son logement. Il goûta, et régurgita pour la troisième fois un mélange de bile et de sang. Son œsophage devint douloureux: sa salive avait la substance de lames mutilant les parois.

Il subsista un instant face au courant. Ce débit était anormal. La source de son problème en provenait, c'était une certitude. Sa seule et unique boisson était imbuvable. Absorbé par sa réflexion, une étrangeté le frappa. Il n'avait pas fait le lien plus tôt, en pêchant.

La pluie n'était pas tombée depuis plus d'une semaine.

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