Le dernier grain

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Quand les mille ans seront accomplis, Satan sera relâché de sa prison. Et il sortira pour séduire les nations qui sont aux quatre coins de la terre, Gog et Magog, afin de les rassembler pour la guerre ; leur nombre est comme le sable de la mer.

Apocalypse de Jean


Après quatre longues heures de concentration intense, le neurochirurgien se leva et s'éloigna de son micro-scaner. Il prit une compresse et s'essuya longuement le front.

"Il vivra", déclara-t-il...

*

Il s'éveilla brusquement, comme à la suite d'un cauchemar, et découvrit autour de lui les murs blancs, le deuxième lit vide, et les deux chaises qui formaient l'unique mobilier de la petite chambre. Cette pièce ne lui était pas familière, mais il ne se souvenait pas de ce qu'aurait dû être sa chambre. Il voulut appeler, mais aucun son ne sortait de sa gorge. Épuisé, il se rendormit.

Lorsqu'il se réveilla à nouveau il fût heureux de constater qu'il était encore dans cette même chambre, qui lui semblait le seul point fixe auquel pouvait s'accrocher son esprit. Une partie de son être intérieur lui disait que quelqu'un aurait dû être là pour s'occuper de lui. Il attendit, mais personne ne vint. Il essaya d'appeler à nouveau, mais il ne pouvait toujours pas parler. Il s'assit sur son lit, se leva avec difficulté, soudain pris de vertiges. Il réussit cependant à se déplacer jusqu'au pied de son lit. Là il put lire sur une planchette, au dessus de courbes diverses, ce qu'il devina être son nom : Théo.

"Bienvenue Théo", pensa-t-il sans vraiment comprendre pourquoi.

Depuis plusieurs jours déjà Théo arpentait la ville, sans bien sûr comprendre ce qui lui arrivait. Il s'était réveillé dans une espèce de maison de repos qu'il avait soigneusement visité sans trouver personne. Il avait néanmoins découvert le fichier des malades (une vingtaine de dossiers) et en particulier il avait pu apprendre qu'il avait été hospitalisé après un accident de voiture qui l'avait laissé dans le coma près de deux mois. Il souffrait notamment d'un fort traumatisme crânien, et le neurochirurgien qui l'avait opéré avait indiqué que des pertes de mémoire étaient à prévoir. Ceci, pourtant, n'expliquait pas la disparition des autres patients, et encore moins celle des habitants de la ville. En effet, ni dans la rue, ni dans les boutiques pourtant ouvertes, ni dans les maisons il n'avait pu rencontrer âme qui vive ; et bien qu'il ne se souvienne pas de l'aspect de la ville avant son amnésie, son intuition lui disait clairement que cette situation n'était pas normale.

Il continua ainsi à visiter la ville pendant quelques jours, couchant dans différents hôtels, trouvant sa nourriture dans des magasins déserts... Cependant l'absence d'autres êtres humains lui pesait, et la ville lui paraissait de plus en plus hostile, si bien qu'il décida de quitter ce lieu qui l'avait vu renaître.

Théo avait longtemps suivi de petits chemins de campagne, errant de-ci de-là et vivant du fruit de ses cueillettes, avant de s'installer dans une petite maison (abandonnée, comme toutes les autres) près d'un bois. Il avait réaménagé un jardin potager devenu sauvage, et reconstruit un poulailler usé qui abritait encore 3 poules pondeuses. Dans cette retraite, il avait fait la connaissance d'un chien, qu'il avait appelé Théo, comme lui, (c'est le seul prénom qu'il connaissait) et il vivait simplement et tranquillement après avoir renoncé à résoudre tous les mystères qui l'entouraient.

Parmi les quelques livres qu'il avait déniché dans sa retraite, il avait cru trouver une réponse - certes incomplète, mais suffisante - de la bouche d'un dénommé Candide :

"Il faut cultiver notre jardin, c'est le seul moyen de rendre la vie supportable".

Ainsi Théo cultivait-il son potager dans la plus grande quiétude, en compagnie de son chien, qu'il avait d'ailleurs rebaptisé Pangloss, tant pour officialiser sa nouvelle philosophie que pour traduire l'habitude qu'avait l'animal d'aboyer sans cesse et sans raison.

*

Il avait vu la lumière apparaître en haut du chemin qui descendait de la colline, près du moulin, et malgré la chaleur du feu qui crépitait derrière lui, il avait senti un froid glacé l'envahir. Pangloss, qui pourtant avec l'âge était devenu placide, s'était levé et aboyait tout son saoul alors que la lumière s'approchait. Il n'avait rencontré personne pendant toutes ces années, et il avait mainte fois souhaité trouver quelqu'un comme lui, entendre de nouveau ces paroles qui étaient le propre de l'homme et qu'il avait oublié dans son accident. Il avait souhaité ne plus être seul, et pourtant, maintenant que la lueur approchait, il ne pouvait se résoudre à aller à sa rencontre.

Giuseppe aperçut une lumière à la fenêtre d'une petite maison, en bas de la colline. "Le voilà enfin", pensa-t-il, et il entreprit de descendre le chemin malgré la fatigue du voyage, le poids de sa lampe et du précieux objet qu'il emmenait avec lui. Il atteignit enfin la porte et frappa trois coups avec sa canne au pommeau d'ivoire. Les aboiements se turent et la porte s'entrouvrit, laissant sortir un peu de lumière...

Théo ouvrit la porte et découvrit un étranger barbu, habillé de noir et selon un style qu'il su (Dieu sait comment) être quelque peu anachronique : une grande cape, une canne et un chapeau haut de forme. Il portait une vieille lanterne et, en bandoulière, un sac volumineux. Théo s'écarta, et l'homme entra en souriant. "Merci de votre hospitalité, il fait si froid dehors". Il s'installa dans le fauteuil de Théo, près du feu, pendant que celui-ci le regardait interloqué. Il lui semblait que tout était sur le point de s'éclaircir, qu'il allait bientôt franchir le voile qui brouillait encore ses souvenirs.

"Voyez-vous", disait l'étranger, "j'ai eu les plus grandes peines du monde à retrouver votre trace. Savez vous que vous êtes, avec moi, le dernier homme vivant sur cette terre ! Mais j'oubliais de me présenter : je m'appelle Giuseppe, comte de Cagliostro. Si vous connaissait un peu mon histoire, vous devez savoir que j'ai découvert le secret de l'immortalité il y a bien longtemps de cela. Les secrets alchimiques que j'ai découverts en Egypte m'assurent une vie éternelle. Mais j'ai également compris la raison de votre survie..."

Alors qu'il prononçait ces paroles, l'étranger sortit de sa besace un gros sablier qu'il posa délicatement devant la cheminée, alors que Théo, encore sous le choc de ces révélations, restait bouche bée.

"Voici le sablier des âmes, continua l'étranger maintenant enthousiaste, qui mesure l'écoulement de la vie des simples mortels. Chaque grain représente une âme, et quand il tombe la personne meurt. C'est aussi simple que cela ! Évidemment cela ne me concerne pas, puisque je suis immortel, mon âme n'est pas dans ce sablier ! Maintenant regardez attentivement : actuellement le haut du sablier est vide... ou presque !" Il exultait de pouvoir enfin partager sa découverte : "Voyez, en pleine lumière on voit scintiller un tout petit grain qui est resté coincé sur le bord, tout près du goulot. C'est votre âme ! Tant qu'elle sera bloquée ici, vous vivrez. "

Théo vit la lumière scintiller, vit le grain, le reconnut et soudain la mémoire lui revint.

"Comment avais-je pu oublier ?", dit-il de vive voix, retrouvant également la parole. Il donnant une pichenette sur le sablier et fit tomber le dernier grain, faisant ainsi mourir le comte Cagliostro, le dernier humain vivant sur terre, dont l'âme était restée coincée près du goulot. "Comment donc, Pangloss, avais-je pu oublier que j'étais Dieu ? Quelle histoire... Heureusement que ce charlatan est venu me rendre visite ! Viens, mon chien, allons nous coucher. Demain, si j'y pense, je retournerai peut-être ce sablier... si j'y pense..."

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