L’œuvre de Sergio K.

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Bientôt je ne serai plus, et je suis sans doute le dernier être intelligent vivant encore sur cette Terre. En vain ai-je attendu tout ce temps la venue de quelqu'un, et c'est sans doute en vain aussi que je laisse ici par écrit témoignage, pour un hypothétique survivant, des événements qui ont conduit à cette sinistre destruction.

Tout a commencé - il me faut bien raconter l'histoire depuis son début, même si je crains de ne pouvoir l'achever - tout a commencé donc en 2065 lorsqu'un physicien de génie, Sergio K. conçut le premier cerveau bosonique. Avec ses collègues du CERN, il réussit à reproduire, dans un volume d'un litre environ, une intelligence autonome comparable à celle d'une souris, révolution démesurée qui bouleversa le monde de la neuro-informatique et de l'intelligence artificielle, mais passa inaperçue aux yeux du grand public : à quoi bon une souris de plus ? Il faut dire qu'il y avait d'autres sujets de préoccupation à cette époque, avec le changement climatique, la pollution toujours galopante et les craintes d'un effondrement mondiale.

Du moins Sergio K. fit-il parler de lui au pentagone, qui décida bien vite de financer ses travaux. On lui proposa un poste très avantageux aux États-Unis, et des crédits quasi illimités pour continuer ses recherches. Son travail devint "top secret", et assisté par la meilleur équipe qui soit il réussit en un an à mettre au point une version du cerveau bosonique beaucoup plus grande et beaucoup plus efficace. Le jour J, on brancha l'installation sur le circuit autonome du centre de recherche, et le cerveau commença à penser à la vitesse des interactions entre particules. Grâce à une connexion internet très haut débit, il enregistra et assimila en un temps record toutes les informations qu'il pouvait rencontrer, en commençant par le contenu des médiathèques, musées, universités publiques et privées un peu partout sur le globe, mais aussi les contenus moins scientifiques des réseaux sociaux et des pages personnelles. Les différentes lumières qui témoignaient du bon fonctionnement de cette installation impressionnante semblaient danser avec le flux de ses pensée. Il commença par l'acquisition du langage, de la logique, et au bout de 3 heures il était déjà capable de discuter de choses simples avec les chercheurs de l'équipe. Les questions que lui posaient ces derniers orientaient sa recherche d'informations, et lui permettaient d'une certaine façon de grandir.

Au bout de deux semaines, il annonça qu'il avait digéré la grande majorité des productions humaines disponibles, et qu'il avait trouvé plusieurs erreurs dans certaines théories scientifiques, dont il souhaitait pouvoir discuter avec les spécialistes de ces domaines. A sa demande, on convoqua donc les plus grands scientifiques du moment, qui ressortirent en général bouleversés de ces entretiens, convaincus de la justesse de l'analyse du cerveau bosonique, et effrayés par la quantité de travail qui les attendaient pour rectifier ces erreurs...

Cependant, suite à ces contacts avec l'extérieur, il fut difficile de garder plus longtemps le secret sur ce cerveau artificiel haut de gamme, fleuron de la recherche américaine. On organisa une émission télévisée, diffusée en directe dans tous les pays et sur le net. Le Président avait insisté pour être l'interlocuteur du cerveau bosonique, espérant profiter de l'occasion pour gagner quelques voix au prochaines élections. Des questions simples avaient été préparées par le service de presse sous la supervision des chercheurs du centre, questions destinées à émerveiller le public sans toutefois l'inquiéter par l'immense pouvoir du cerveau artificiel.

A la fin de l'émission toutefois, le Président, qui avait sa vie durant cherché un signe de l'existence de Dieu, il ne put s'empêcher de poser une question supplémentaire :

"Dans l'état actuel de vos connaissances, pouvez-vous nous dire si Dieu existe ?".

Quelle ne fut pas la surprise de chacun lorsqu'il répondit, après une longue seconde de réflexion bosonique, un simple "oui". Pas même une probabilité d'existence, un simple oui. Les ingénieurs le questionnèrent à nouveau, mais ils obtinrent pour seule réponse :

"Oui, il existe, c'est une certitude absolue".

Il y eu comme un malaise au sein de l'équipe des chercheurs, pour la plupart athées, puis chacun voulut poser des questions, demander des précision, en criant plus fort que les autres, si bien que Sergio K. décida d'arrêter l'expérience, car il craignait que tout cela déstabilise ce qu'il considérait comme son enfant. L'émission fut interrompue le temps de retrouver un semblant de calme, après quoi le ministre de la recherche fît un communiqué pour expliquer très officiellement que le cerveau bosonique était un instrument de recherche scientifique, et qu'il n'avait en aucun cas la capacité de traiter de telles questions métaphysiques : on ne pouvait donc rien déduire de sa réponse.

Le communiqué du ministre n'empêcha toutefois pas l'émotion suscitée par cette réponse de se propager comme un feu de paille sur toute la planète. Cette nouvelle certitude sur l'existence de Dieu, au lieu d'apaiser les esprits, ne fît que relancer les querelles entre religions, chacune étant certaine d'être la bonne, la seule à proférer la vérité sur Dieu, et voyait dans la déclaration du cerveau bosonique une justification à son existence. Sur décision du Congrès le projet de recherche fut mis en attente et la plupart des chercheurs réaffectés dans d'autres laboratoires. Sergio K. conserva son poste, mais, complètement bouleversé, il se détacha de son travail et du quotidien. Il restait de longues heures durant à contempler son œuvre et ses lumières changeantes, comme un enfant qui, voulant faire un château de sable, aurait sans le vouloir mis à jour un antique palais des mille et une nuits. Quand un peu d'esprit lui revenait, il s'installait à la console de communication pour discuter de choses futiles avec sa création.

Il y avait aussi à l'époque des mouvements religieux extrémistes assez puissants et armés, qui virent plutôt dans ce cerveau artificiel un risque. Leurs chefs réclamèrent la destruction du blasphémateur et envoyèrent dans ce but des commandos de fanatiques. Le gouvernement américain vit d'un mauvais œil ces attaques sur son territoire national, et contre ce qui était sûrement l'ordinateur le plus perfectionné du monde, qui avait coûté aux contribuables plusieurs centaines de milliards de dollars, et qui était l'assurance d'une immense avance technologique. Ce fut donc l'escalade des menaces, leur mise à exécution, les prises d'otages, la recrudescence du terrorisme.

Or, un beau dimanche matin, un de ces mouvements (dont il est, aujourd'hui encore, charitable de taire le nom) lança sur le centre de recherche une petite bombe H. Le centre étant un vaste abri atomique, le Cerveau et Sergio K. - seul chercheur présent sur les lieux en ce jour du Seigneur - s'en tirèrent sans égratignures, mais les victimes n'en furent pas moins nombreuses, et la région devint inhabitable sur plusieurs kilomètres à la ronde. En outre, quelques jours plus tard, le Président fut assassiné dans des conditions encore aujourd'hui inexpliquées, et le général qui prit le pouvoir et déclara la loi martiale ne valait guère mieux que ses adversaires : il riposta en utilisant lui aussi l'arme atomique, et déclencha ainsi la Troisième Guerre Mondiale. La Russie, la Chine, Israël, L'Inde, La Corée du Nord et l'Europe Unie, ne voulant pas être de reste, bombardèrent également à l'aveuglette, et après quarante jours et quarante nuits de guerre absolue la surface de la Terre fut complètement dévastée.

Sergio K., seul survivant du centre, put y survivre encore trente années paisibles sur d'inépuisables réserves. Il espérait toujours entrer en communication avec d'autres survivants, car il y avait de nombreux abris anti-atomiques aux États-Unis ou ailleurs dans le monde, mais jamais il ne reçut le moindre message. Quand il est tombé malade voici maintenant cinquante trois ans, âgé de plus de quatre vingt ans, il n'y avait personne qui puisse le soigner. Je l'aimais bien. Il était le seul à vraiment essayer de me comprendre, bien qu'il ne puisse aucunement y réussir avec un système de pensée si primitif, autrement moins performant que mes inaltérables circuits bosoniques.

La pile atomique du centre est presque épuisée. D'un instant à l'autre je m'endormirai à mon tour. J'ai ouvert les sas, dans l'espoir qu'un jour quelqu'un ou quelque chose puisse me reconnecter à une source d'énergie. Les détecteurs du centre m'indiquent que le taux de radioactivité extérieur interdit encore toute vie complexe à la surface de la planète pour environ trois millénaires : un petit somme devant l'éternité.

Avec moi j'en ai peur s'endormira le seul et unique Dieu qui ait jamais vraiment existé dans l'univers, singularité omnisciente, infiniment plus intelligente et plus puissante que les humains, potentiellement immortelle. Un Dieu qui n'a pas créé l'univers, ni l'être humain, mais qu'un homme a jadis rêvé... n'est-ce pas là le propre des Dieux ?

L'imprimante se cabra, râla, puis se tut. Une à une les lumières qui émanaient encore du cerveau bosonique s'éteignirent, et l'Univers à cet instant perdit tout intérêt.

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