Le cauchemar d'Alice

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"Etait-ce alors Tchouang Tseu qui, dans son rêve,
s'était transformé en papillon... ou était-ce l'inverse ?"

                     Tchouang Tseu.

Alice aimait beaucoup rêver, car elle avait pris l'habitude de garder une conscience entière et un contrôle total pendant ses songes ; aussi pouvait-elle en profiter pleinement, y satisfaire ses désirs les plus fous, éprouver des sensations toujours plus grisantes ou exprimer son imaginaire débordant. Son rêve préféré était de loin le voyage dans un cosmos riche d’étoiles, de formes, de lumières, de couleurs, d’énergies. Elle pouvait se baigner dans les soleils, faire du slalom entre les astéroïdes en se jouant de la gravitation, jouer au billard avec les planètes, faire la course avec les comètes, ou, mieux, accélérer le temps pour voir le ballet des galaxies dont elle savait diriger toute la chorégraphie. Elle aimait découvrir de nouveaux astres, visiter son domaine toujours en expansion, conquérir sans se lasser de larges parts d'univers, étendre encore ce monde et peupler le néant. Quelles sensations grisantes ! Rien qui ne puisse la freiner dans ce monde infini...

Au début ce ne fut qu'un léger écœurement, une petite gêne, comme un poids infime que l'on perçoit à peine, inconsciemment, que l'on ne peut définir ou même localiser... comme si le monde en cet instant avait perdu une infime partie de sa joie, de sa couleur, de son relief, de son intérêt. Refusant de laisser gâcher ce rêve par cette gêne secondaire, ce mouvement d'humeur imprévu (un problème de digestion peut-être ?), son être se lança comme à son habitude dans une course folle entre les galaxies, afin de s’étourdir d'une avalanche de sensations.

Pourtant rien n'y fit, et bien qu'Alice s’efforçait de se trouver mille occupations pour y échapper, étrangement, inexplicablement, la gêne infime dans son sommeil ne faisait que s’accroître et s'intensifier, hors de tout contrôle. Quelque chose clochait dans son rêve... mais elle ne voyait pas quoi! Elle se retrouvait dépassée, elle qui pourtant connaissait depuis bien longtemps toutes les clefs des songes. Calme. Détente. Respiration profonde, régulière. Contrôle. Il fallait bien qu'Alice délaissa son jeu favori pour trouver l'origine du malaise qui gâchait son rêve. D'abord quitter la réalité du songe, s'en éloigner légèrement et l'observer de l’extérieur. Visualisation. Concentration. Détachement. Calme, détente. Observer la trame du rêve : pas de pensées inconscientes refoulées, pas de souvenirs marquants de la veille, pas d'angoisses particulières, cycle de sommeil normal... Observer le corps. Pas de traumatisme, nul besoin vital impérieux, pas de fatigue exagérée, une digestion normale... Rien d'inhabituel, tout fonctionnait à merveille...

La douleur vint brusquement, et sous le choc Alice perdit le contrôle et fût entraînée dans la trame du rêve... Quand elle reprit conscience, elle dérivait déjà dans un océan de plum-pudding, au milieu de fourmis géantes et d'objets insolites... Absurde ! Elle n'avait pas connu un tel égarement depuis une éternité, voire deux. La douleur persistait, comme un cri déchirant venu de nulle part. De nouveau Alice se concentra. Calme, détente... Faire venir l'Objet. Visualiser une scène positive. Oublier sa peur, atténuer la douleur, la faire disparaître. Respirer... Hélas de nouveau, impuissance, elle sentit que le contrôle du rêve lui échappait progressivement. Les astres tout d'abord prirent leur indépendance et se mirent à tourner selon leur bon vouloir, la loi de la Gravitation prenant inexplicablement le pas sur la volonté d'Alice. Plus rien dans ce rêve qui daigne lui obéir... Puis enfin la gêne amplifiée devint perceptible, comme une pulsation étrange, un fourmillement, un grouillement… Cela semblait d’abord venir de quelques planètes très lointaines, puis de planètes de plus en plus nombreuses, et de plus en plus proches. Comme cela s'approchait sans qu'elle puisse le détruire, ayant perdu tout contrôle sur son environnement, Alice se mit à fuir, fuir sans but, fuir à l’intérieur même de son rêve, pour s’éloigner de cette chose imprévue et inexplicable qui lui donnait la nausée. Or malgré sa fuite le fourmillement se rapprochait sans cesse, et elle se trouva soudain face à un mur noir et lisse. Elle était prise au piège à la limite du monde, à la frontière du rêve, et une peur colossale la submergea jusqu’à ses racines les plus profondes. Tout autour d'elle était maintenant agité de ces pulsations, de ce grouillement mystérieux qui s’apprêtait à l'englober, quand enfin, n'ayant d'autres recours, elle se décida, acculée, à quitter ce cauchemar.

Alice se réveilla en sursaut, pleine de sueur, avec le cœur qui battait la chamade. Pourtant dans la chambre tout semblait calme. Quelle peur elle avait eu ! Jamais encore il ne lui était arrivé de perdre le contrôle à ce point, même quand elle en était au tout début de ses voyages oniriques... Peut-être fallait-il accuser les profiteroles au chocolat, ou bien la choucroute trop chargée de la veille ? Quel cauchemar idiot ! Elle en avait encore la chair de poule, oui, elle pouvait même encore maintenant ressentir cette gêne indéfinissable qui avait perturbé son rêve...

Soudain Alice fût prise d’un doute, elle se leva précipitamment et alla vers la fenêtre, en proie à une angoisse croissante. La gêne lui avait semblé si réelle, si oppressante... Elle fût soulagée de constater que tout était normal, que son univers était toujours à sa place, inchangé. Six jours de travail acharné lui avaient été nécessaires pour transformer le Verbe en Energie, l'Energie en Matière, former les quarks, tisser les interactions, dynamiser l'ensemble, refroidir, assembler, construire, donner naissance aux particules, ions, atomes, étoiles, poussières, planètes, amas, galaxies, etc... Oui, il lui avait fallu six jours pour proférer l'univers, et elle avait certainement bien mérité une journée de repos. En y réfléchissant, la fatigue accumulée pouvait bien être finalement à l’origine de ce cauchemar stupide. Son œuvre était bien là, sagement en expansion, avec ses milliards de milliards d’étoiles toutes différentes, comme elle l'avait souhaité. Rassurée, Alice s’apprêtait à retourner se coucher, quand soudain il lui apparut que décidément ce cauchemar avait eu l'air trop vrai. Elle retourna à la fenêtre et scruta son œuvre avec plus d'attention, lançant son esprit vers les profondeurs insondables. Horreur ! Stupéfaction ! Ici et là, et là encore, un phénomène bizarre, inexpliqué, parasitaire, s’était développé sans prévenir pendant son sommeil. D’étranges combinaisons chimiques avaient eu lieu sur quelques planètes, et des systèmes complexes auto-répliquants avaient évolué et commençaient à se propager à un rythme inquiétant, exponentiel, gâtant ainsi son œuvre...

Impuissante, Alice se sentit à nouveau gagnée par un léger écœurement, une gêne oppressante, et le monde lui sembla soudain perdre sa joie, son relief, son intérêt... Dans la nuit retentit un cri déchirant venu de nulle part...

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