28- Derrière les barricades (2/2)

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  • Lia ! s'exclame Hélio qui s'est redressée pour la saisir doucement par les épaules. Tu es revenue ?

Si seulement...

Il la scrute avant d'afficher un air déçu.

  • Non. En plus, tu es glacée. Attends, je vais arranger ça.

Tout en le maintenant contre lui, Il s'étire puis tend le bras vers une chaise où se trouve un manteau. Celui de Ma. Il parvient à le saisir. Il prend ensuite un moment pour caler Lia contre lui et étaler le manteau sur elle. Elle se retrouve ainsi, le dos appuyée contre son torse, la tête calée dans son cou. Ses bras autour d'elle, il ne bouge plus désormais. Elle l'entend respirer. Rien dans le rythme de son souffle ne dit qu'il s'apprête à abuser de la situation, elle le sait. Malgré elle, elle est devenue experte en ce domaine.

  • J'espère que tu es bien installée, dit-il soudain. Tu as pris soin de moi. C'est mon tour maintenant. Je ne suis pas sûr d'être aussi doué que toi... Mais bon, j'avais des soeurs. C'était il y a longtemps... Elles s'endormaient souvent contre moi... surtout quand les temps étaient durs. Presque tout le temps donc...

Il s'arrête. Peut-être est-il perdu dans ses souvenirs, mais il reprend. Il parle son enfance sans père avec sa mère dépendante à la drogue du bonheur, sa disparition. Il décrit la vie avec ses soeurs, ce qu'il a dû se résoudre à faire pour leur survie.

Il lui raconte aussi la tendresse, les veillées de fête quand ils avaient suffisamment à manger, les jours où il avait le temps de jouer avec elles.

Lia pleure en silence. Elle sait qu'elle peut bouger à nouveau mais elle s'y refuse. Au premier mouvement, cette bulle hors du temps éclatera. Elle pleure car elle ne se souvient pas de la dernière fois qu'un homme l'a touchée ainsi sans la brutaliser après. Elle pleure de honte et d'amertume. Comment a-t-elle pu imaginé qu'elle pouvait l'intéresser, elle une marchandise usée dont le corps est déjà fatigué et meurtri. Lui, il a vendu son corps comme elle, mais c'est le passé pour lui. Il a eu la chance de rencontrer des personnes qui l'ont aimé, qui lui ont transmis de la force. Il a cotoyé des femmes fortes comme Ariel et Feng. Il a su rester cet être plein de chaleur qui l'entoure de ses bras. Elle, pauvre prostituée qui ne s'est frottée qu'à la laideur de ce monde, lui inspire au mieux un peu de compassion. Pourtant, il cache peut-être lui aussi de la noirceur : ces hommes qui lui ont fait tant de mal n'avait rien vécu ou subi qui justifie leur comportement.

Elle tremble d'effroi. Elle ne peut s'empêcher malgré tout de faire confiance à ce jeune homme. Elle ne devrait pas.

La grande main d'Hélio vient recouvrir celle de Lia qui s'est agrippée malgré elle, à la chemise du jeune homme.

  • Lia ? l'appelle-t-il doucement tout en se redressant légèrement.
  • Ne bouge pas, s'il te plait, réussit-elle à dire dans un souffle.

Sans répondre, le jeune homme se radosse au sofa.

  • Tu te trompes Hélio. Les Bullites ne sont pas innocents, ils sont immondes ... ils méritent la mort.

Elle s'arrête attendant l'inévitable rebellion du jeune homme. La respiration de ce dernier s'est un peu accélérée.

  • Je t'écoute, répond-il simplement.
  • Avant d'atterrir ici, j'ai été vendue à des Bullites. Par mon père, comme mes soeurs avant moi. Il avait un bon filon, comme il disait : des Bullites qui paient très bien pour des jeunes filles plutôt bien nourries, en bonne santé et vierges, comme je l'étais à l'époque. Mon père m'a dit de ne pas m'inquiéter, qu'au prix qu'ils payaient, ils allaient certainement bien me traiter.

À l'évocation de ses souvenirs, le corps de Lia se tend, ses tripes se tordent douloureusement. Hélio presse doucement sa main.

  • C'est fini, Lia. C'est le passé. Respire.

Lia s'apaise un peu, assez pour continuer.

  • Il avait tout faux. Le Bullite qui m'a acheté est un pervers, tout comme ses amis. Oui, nous les femmes qu'il tenait sous sa coupe, étions bien logées, nourries, entretenues mais traitées comme des animaux... encore que même pas. Les animaux, on peut les aimer, les respecter... on peut les utiliser ou les chasser ou même les tuer pour notre propre survie. On ne les fait pas souffrir, on ne les tue pas par plaisir, non ?
  • Certains le font...
  • Cet homme m'a pris ma virginité en exigeant que je ne pousse pas un cri, que je n'affiche pas une grimace sur mon visage. J'ai échoué, je l'ai imploré d'être plus délicat. En réponse, tous ses amis sont passés derrière lui jusqu'à ce que je ne manifeste plus rien. Et ce n'était que le début... Ces hommes m'ont chassée comme une bête, Hélio. Quand ils m'attrapaient, je devais les remercier, me prosterner devant eux avant de m'offrir. Je devais éprouver du plaisir sinon ils me faisaient mal : ils me brûlaient la peau avec une petite baguette à impulsion, ils me battaient, me fouettaient selon l'humeur du jour. J'ai résisté longtemps à ce jeu-là. C'est là que mon corps a appris à se rigidifier, mon esprit à s'évader... L'inertie était ma seule défense jusqu'à ce que la douleur me rappelle. Je me souviens de la déception sur le visage de mon maître, contraint de m'abîmer plus qu'il ne l'escomptait. c'est sa mine déconfite couplée à la souffrance qui me faisait jouir !

La main d'Hélio quitte celle de Lia. Elle voit le poing du jeune homme se serrer.

  • Qui te dégoûte le plus ? Eux ou moi ? lui demande-t-elle tristement.
  • Eux, répond-il en reposant doucement sa main sur la sienne.
  • Tu ne sais pas tout. Ils organisaient des tournois entre nous, des combats à mort ... j'ai tué... des femmes comme moi. Ils voulaient que ce soit spectaculaire, ils aimaient profiter de nous, couvertes de sueur et de sang...

Inexplicablement, la vanne est ouverte. Lia ne peut plus s'arrêter. Elle raconte tout à un Hélio stoïque qui, pas une fois, n'a un sursaut de dégoût ou un mouvement de recul. Tout le long, il l'entoure de ses bras.

Elle en vient à l'épilogue, comment son maître a fini par la vendre au rabais car elle était devenue une enveloppe vide, inatteignable en apparence. Elle se laissait mourir. Pourquoi il l'a vendue au lieu de la tuer, elle ignore.

C'est Ma qui l'a rachetée, pour une bouchée de pain. Elle lui a offert un foyer, le seul endroit dans Bulle où elle se sent en sécurité.

Lia se redresse subitement pour faire face à Hélio. Elle se sent prête à affronter son regard effaré, peut-être même dégoûté. Elle ne trouve rien de tout cela. Il y a de la tristesse dans le regard du jeune homme et quelque chose d'autre qu'elle ne parvient pas à identifier.

  • Alors ? Tu vois quel monstre ces Bullites ont créé ! lui crache-t-elle en le défiant du regard.
  • Ce que je vois, c'est une jeune femme qui a survécu aux pires atrocités, qui a même fait mieux. Une jeune femme capable de porter secours à un inconnu et de le soigner, capable d'écouter ce même inconnu et de l'aider alors même qu'elle ne partage pas son point de vue. Tu es quelqu'un d'exceptionnel, Lia.
  • Tu peux pas t'empêcher de chercher des raisons d'espérer...
  • Et je les trouve... tout comme toi.
  • Non, Hélio. Je suis en mille morceaux. Je crois plus en rien, soupire-t-elle, soudain très lasse.
  • Alors pourquoi t'es-tu engagée dans la résistance ?
  • Pour moi, c'est trop tard, mais pas pour mes petites soeurs et toutes celles qui leur ressemblent. Elles ne méritent pas un tel destin.

Il acquiesce en silence.

  • Mais peu importe, se ressaisit-elle. Toi ? Es-tu toujours convaincu que les Bullites sont de pauvres victimes innocentes, qu'ils ne méritent pas la mort ?
  • Tous ne sont pas comme ça, Lia. Je persiste, faire sauter des optimems tue des Bullites inoffensifs et attirent des ennuis aux HC qui veulent résister, pour rien. En revanche, si le Réseau veut traquer ceux qui t'ont torturée, je suis partant. Nous les trouverons et nous les tuerons tous jusqu'au dernier. Sans aucune pitié, ni aucun remords, lui répond Hélio dont le visage s'est assombri.
  • Ces Bullites sont dangereux et influents, Hélio. C'est très risqué. On pourrait tout perdre... lui oppose-t-elle.
  • Pour ma part, je n'ai plus rien à perdre.
  • Tu peux jurer que tu essaieras ? se prend-elle à espérer à haute voix.

Un rictus amer se dessine sur le visage du jeune homme.

  • Combien de fois faudra-t-il que je le répète ? grince-t-il. J'ai déjà fait ce serment.
  • Je suis désolée, Hélio, riposte-t-elle d'un ton volontairement dur. J'ai peur, voilà tout. Peur de te faire trop confiance. J'ai déjà entendu de multiples promesses, la plupart ont été trahies. Tu t'insurges de nous voir soumis à la loi de quelques-uns mais c'est ce qui nous permet de ne pas flancher. Alors, si tu veux ouvrir une autre voie de résistance, il va falloir que tu répètes encore et encore que tu promets d'essayer jusqu'au bout et que tu sois convaincu d'être assez fort pour continuer d'avancer et nous entraîner avec toi quand on sera tous morts de trouille.

Hélio baisse la tête. Il paraît abattu. C'est là qu'elle remarque les cernes sous ses yeux, la pâleur de son teint. Il est visiblement épuisé. Elle se rend alors compte de ce qu'elle lui demande. La tâche est immense et presque désespérée. Comment peut-elle envisager une seule seconde qu'il puisse porter cela sur ses épaules alors qu'il a perdu une grande partie de ses amis peu de temps auparavant, alors qu'il sort d'une longue lutte contre la mort ? Pourtant, même si une petite voix lui souffle que c'est fou, irrationnel, elle y croit.

Le jeune homme relève la tête et lui sourit d'un air las.

  • Tu as raison, admet-il. Promettre, c'est facile. Le plus dur reste d'être à la hauteur de l'engagement que je prends. J'y arriverai pas tout seul... j'espère que Saul m'épaulera et peut-être Ma. Et toi, seras-tu là pour me botter les fesses quand j'aurai envie de baisser les bras ?

Lia plante ses yeux dans ceux du jeune homme. Elle voudrait pouvoir le sonder jusqu'au tréfonds de l'âme pour y trouver une preuve qu'il ne la décevra pas, qu'il ne la dégoûtera pas plus encore du genre humain et des hommes en particulier. Peut-être le regrettera-t-elle mais comme lui, elle n'a plus rien à perdre, juste sa vie et ce qui reste de son âme. Elle fait taire la petite voix colérique et affolée qui lui crie qu'elle se trompe. Elle baisse sa garde.

  • Oui. Je te le promets et je te le rappellerai autant de fois que nécessaire.

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