La noirceur sous le masque blanc

de Image de profil de Marc Boyer BressollesMarc Boyer Bressolles

Avec le soutien de  C. Garcia - Auteur 
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La noirceur sous le masque blanc

Même s’il me faut lâcher ta main…

Depuis combien de temps suis-je immobile, au cœur de cette entrée majestueuse ? Impossible à dire, mais les fourmis qui malmènent mes membres épuisés ne laissent que peu de doute sur la durée de mon état de choc. Sous mes yeux las, l’imposant escalier de marbre n’attend plus que moi. Souillé d’une mare de sang.

Sur ma droite, un couloir. Sur ma gauche, une cuisine et l’accès aux réserves. Tout est étrangement silencieux, et seul l’éclat de la lune froide éclaire le parquet de chêne qui crisse sous mes pas, lorsque je me décide à reprendre ma route. Mon esprit reste obnubilé par l’anxiété, à tel point que j’en oublie presque la porte à double battants grande ouverte, dans mon dos. Ou alors je m’en moque, tout simplement.

Presque avec timidité, je m’approche de la forme prostrée sur les premières marches glacées. Elle ne réagit pas à ma présence, et je pose une main tremblante sur sa joue. Elle ne respire plus, mais que Lily est belle dans son dernier sommeil… Incapable de contrôler davantage mon émoi, je m’assieds près d’elle et je laisse les sanglots silencieux libérer un flot de larmes qui s’écoulent de mes joues glabres sur les marches. Elle était la plus jeune. La plus rayonnante. Un rire communicatif, une candeur qui parvenait à m’apaiser, même lors de mes crises les plus sombres. Petit oiseau, pourquoi devais-tu mourir ce soir ?!

Une fois que ma tristesse se fut pleinement exprimée, je reprends ma folle course, dans l’espoir de le trouver enfin. Il n’en reste qu’un, je le sais.

Sans pouvoir te dire à demain.

Les mots flottent dans l’air chargé d’un mal tangible. Une chanson, peut-être ? Ce n’est vraiment pas le moment ! Sans hésiter, je m’engouffre dans le couloir de droite, en direction du salon de musique et de la salle à manger. L’air se refroidit, ou est-ce une duperie de mon esprit malade ? Cette nuit n’aura-t-elle jamais de fin ?!

Je traverse les regards inexpressifs de peinture et les tapis luxueux, jusqu’à atteindre le seuil de la pièce où je conserve le plus de souvenirs tendres. Combien de fois nous étions-nous réunis, assis les uns contre les autres devant l’âtre, pour écouter Juliette jouer un air de piano ou mon père nous conter l’une des histoires mythologiques, dont il est si friand ?

Mais le présent me rattrape et l’horreur qui émane de ce lieu, pourtant si familier, me fait vaciller, paume devant les lèvres pour retenir ma nausée. Même dans le trépas, ils sont inséparables. Julien et Charles, main dans la main observent une fenêtre désespérément close, qu’ils n’ont pas eu le temps d’atteindre. Sans m’en rendre compte de prime abord, je laisse un sourire germer sur mes traits épuisés à la vue du duvet qui court sur leurs joues de grands adolescents. Et je distingue alors les plaies qui témoignent de leur supplice. Une au dos pour le premier, une autre béante à l’estomac du second jumeau. Et je fuis l’horreur de ce spectacle macabre, preuve cruelle que ma vie ne sera plus jamais la même.

Rien ne défera jamais nos liens…

Je n’écoute pas le chant. Je n’ai pas le temps. Sans ralentir le pas, je cours au premier étage et ouvre chaque porte l’une après l’autre. Le silence. Le froid. La griffe de la mort partout où je pose mon regard enfiévré. Et j’arrive face à deux corps de plus, gisants dans un recoin de la chambre d’enfants. Nicolas et Edith, serrés l’un contre l’autre dans un ultime réflexe de protection., ne peuvent plus se chamailler. Je m’approche, la peur au ventre, et m’agenouille devant leurs regards vides, avant d’éclater en sanglots convulsifs. Je laisse alors un hurlement s’échapper de ma gorge à vif, un appel à la clémence du ciel. Une malédiction envers le destin. Cette nuit n’aura-t-elle jamais de fin ?

Non… Pas encore… Il en reste un. Un seul… Un dernier… Je peux encore le rattraper.

Même s’il me faut aller plus loin…

Qu’importe son absence, j’ose à peine poser le pied dans la chambre de mon oncle. En fermant les yeux, je peux sentir sa trace, sa présence imposante, cruelle. Mais l’enjeu est bien trop important pour me laisser freiner par mes peurs enfantines.

J’entre donc et courbe l’échine devant le regard peint qui me scrute du haut de sa superbe, posée au-dessus de l’âtre froid. Je remarque aussitôt une alcôve, ouverte sur un passage sensé être secret. Et l’espoir renait.

- Innocent…

Mon pauvre cousin aurait-il trouvé ce refuge, en oubliant d’en refermer l’accès derrière lui ? Sans attendre, je file le long de la volée de marches de pierres qui descend dans les profondeurs obscures. Mes yeux traîtres ne facilitent guère mon avancée mais je refuse d’abandonner. En quelques minutes de pas prudents, j’atteins enfin un sol inégal mais plat et devine une sorte de cave, par l’éclairage de deux pauvres torches, allumées à la hâte. Face à moi, un couloir délimité par d’étranges glyphes gravés dans la roche. Et alors que je commence à m’en approcher, je perçois le son caractéristique d’une respiration saccadée. Nos regards se croisent. Et mon sourire fait écho au désespoir qui se dessine sur son visage d’enfant.

- Innocent… Je te trouve enfin… Tout va bien se passer.

Couper des ponts, changer de train…

Je m’avance d’un pas, et mon petit cousin se colle contre le mur rugueux, dans l’espoir fou de s’y fondre. Pour la première fois, je remarque à quel point le sang de notre famille est assez fort pour nous offrir des traits communs. Il me ressemble. La noirceur en moins.

Dans ses yeux écarquillés, je lis la terreur et une incompréhension qui me fait vaciller. Comment lui en vouloir ? Je distingue alors le faciès du masque qui couvre en partie mon visage, à travers ses pupilles éclairées par l’éclat timide du feu le plus proche. Et sa panique à la vue de la dague que je tiens encore en main, laissant sourdre le sang encore frais de ses frères et sœurs. J’ai envie de tout lui raconter, de lui expliquer la raison de mon acte. Mais rien ne vient. Aucun mot ne me semble suffisant pour justifier mon crime. Et pourtant, je le dois. Il le faut. J’entends des pas résonner au-dessus de nous. Déjà ?!

Poussé par l’urgence, je me rue sur Innocent, qui s’affaisse, mains au-dessus de la tête, comme un ultime rempart face à ma folie meurtrière. Et alors que je brandis mon arme, prêt à frapper, je me surprends à hésiter. Je perçois un murmure à mon oreille, une poignée de mots, et je sais, oui je sais, qu’Innocent ne doit pas mourir aujourd’hui.

- Gabriel ? Qu’as-tu fait ?!

L’horreur qui transpire de la voix paternelle me pourfend aussi bien que la lame qui traverse soudain ma chair. Je m’effondre aussitôt, tel un pantin désarticulé, et croise la fureur incarnée, sous les traits de mon oncle, debout, épée ensanglantée tenue à deux mains.

- Juliette… Pardon…

Ma pauvre tante semble ne pas entendre mes derniers mots. Malgré le voile qui se pose sur mon regard, je distingue sa longue chevelure blonde en mouvement, alors qu’elle accourt vers son dernier enfant vivant. Avant que mes paupières traîtresses ne se referment pour me faire embrasser le néant, je sens une main tremblante retirer le masque blanc qui couvre mes traits encore juvéniles. Mon père m’adresse une supplique muette, mais je lui refuse cet ultime élan de charité. Puisse-t-il passer l’éternité à se demander pourquoi.

Dans le fond de la cave, une présence observe l’épilogue de cette tragédie. J’entends encore son chant, je ressasse sa voix dans mes cauchemars, puis au fil des jours d’ennui et d’abandon. Elle m’a offert un but pour justifier mon existence dans ce monde, sans joie, ni espoir. Je lui dois mon identité, ma place dans le cycle du temps. Ma naissance est un crime. Et là où le pardon devient impossible, à quoi bon refuser de tendre l’oreille lorsque la postérité nous tend les bras ? Personne ne se souviendra de moi par amour, alors autant que ce soit par la haine.

Fils unique d’une mère morte en couches et d’un père trop absent, orphelin recueilli par une branche familiale où je ne pouvais pas trouver ma place. Cette présence n’était-elle qu’une âme imaginaire, réconfortante dont j’avais besoin pour compenser un cruel manque d’affection ? Peu importe tant que je m’endors, bercée par sa douce voix.

L’amour est plus fort que le chagrin.

L’amour qui fait battre nos cœurs, va sublimer cette douleur.

Transformer le plomb en or, tu as tant de choses à vivre encore.

Tu verras au bout du tunnel, se dessiner un arc en ciel.

Et refleurir les lilas, tu as tant de belles choses devant toi…

Même si je veille d’une autre rive,

Quoi que tu fasses, quoi qu’il t’arrive

Je serais avec toi comme autrefois

Même si je pars à la dérive

L’état de grâce, les forces vives

Reviendront plus vite que tu ne crois.

Dans l’espace qui lie ciel et terre, se cache le plus grand des mystères

Comme la brume voilant l’aurore, il y a tant de belles choses que tu ignores.

« Françoise Hardy »

Innocent a survécu. Les véritables coupables avec.

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Commentaires & Discussions

La noirceur sous le masque blancChapitre1 message | 4 ans

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