#3 Le vieil homme et la mort

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Norbert Dupont de Chassard tapota nerveusement sa montre. 11h04. Son rendez-vous était en retard. Le vieil homme, qui avait réglé le tempo de sa vie sur celui d’un coucou suisse, avait les retards en horreur. Néanmoins, le notaire n’était pas tant surpris: le fils Ongeluk n’était pas des plus dégourdis. Sans ses parents pour le secouer, ça n’irait pas en s’améliorant.

Il avait été surpris d’apprendre la disparition du couple Ongeluk. C’était mercredi dernier, alors qu’il épluchait un lapin, des carottes et la rubrique nécrologique du canard local à la recherche d’affaires juteuses, comme tout notaire qui se respecte.

Portant un cigarillo à la bouche, il se remémora la dépêche coincée entre ses deux rubriques préférées, nécrologie et faits divers :

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Coup de chaud dans une fermette du bourg.

Ce mardi 24 janvier, un couple d’agriculteurs nonagénaires a trouvé la mort dans un accident domestique. Les malheureux ont péri enfermés dans un sauna bricolé à partir d'une antique chaudière à moût en cuivre. La clenche en bois semble avoir cédé, rendant impossible l'ouverture des parois cuivrées brûlantes, précise M. Schoepen, le chef de police dépêché sur les lieux. La mise en bière est prévue ce vendredi.

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En cinquante-deux ans de carrière, le notaire avait pris acte de bien des décès farfelus. Aucun doute, les Ongeluk battaient de loin tous les records. Il saisit son fidèle stylo Montblanc. Signe ostentatoire de sa réussite sociale, cet article tombé du camion – ou plutôt du corbillard – en disait long sur le personnage. Tout en le triturant, Norbert repensa à toutes les morts absurdes qu’il aimait recenser dans un petit carnet à spirales. Rien qu’au bourg, il en avait vu passer quelques unes. Les frères Dorian et Kenny par exemple. Accros au tuning, ces attardés s’étaient mutuellement éclaté le crâne juste en bas de sa rue. Les malheureux avaient eu la bonne idée de passer la tête par la portière de leur bolide vrombissant pour se saluer… d'un trop près. Il y avait aussi eu le vieux Dédé, qui avait avalé un frelon lors d'une partie de pêche à la mouche à l’étang d’un village voisin. Dylan. Cindy. Robert. Tant de héros avaient fait la réalité dépasser la fiction.

Comme il n’avait pas internet, Norbert tendait l’oreille lors des visites mensuelles chez la coiffeuse du bas de la rue. Il y avait entendu dernièrement l’histoire du chanteur populaire Kévin François, électrocuté dans sa douche en branchant sur secteur son tout nouveau smartphone pour assurer un direct sur TikTok… ou était-ce en actionnant un rasoir censé être waterproof ? Il faudra vérifier cette info lors de mon prochain rendez-vous chez Marie-Josée, songea-t-il. La semaine passée, elle avait interrompu un brushing pour narrer l’histoire du docteur Memmoud, ce chirurgien qui avait explosé en s’accordant une pause cigarette en plein milieu de l'opération de l’intestin grêle d’un patient « excrèmement » constipé.

Pour compléter ses sources capillotractées, Norbert comptait sur son poste de télévision. Dix ans plus tôt, il avait été épaté par ce cambriolage dans les Ardennes qui avait mal tourné: en voulant dynamiter un distributeur de billets, deux malfrats s’étaient ramassé la banque entière sur la figure. Auparavant, il y avait eu ce réalisateur américain qui tournait un film sur le danger des ponts trop bas. Une œuvre inachevée: le camion de tournage étant passé sous un pont trop bas. Et le mois dernier, cet apprenti djihadiste qui avait envoyé un colis piégé à destination d'un couvent à Calais. En voyant le panneau « Pas de Calais », le facteur, un marseillais fraîchement muté dans la région, se dit que c’était bien dommage et retourna le colis à l’expéditeur (feu le terroriste – c’est le cas de le dire – n’avait pas pris la précaution d’envoyer le colis de manière anonyme).

Légendes urbaines ou affaires avérées? Le notaire ne s’encombrait pas de ce genre de détails. Ces faits divers, il s'en délectait. Déformation professionnelle? Probablement… Quoi qu'il en soit, les Ongeluk conserveraient longtemps leur place en tête de son peloton des Darwin Awards.* Une maigre consolation pour une épaisse tragédie.

C’était surtout leurs légumes qu’on regretterait à des lieues à la ronde, maugréèrent Norbert et son estomac. Il faut dire que les chicons Ongeluk s’étaient hissées au rang de véritable institution nationale! Le vieux notaire figurait parmi les plus grands adorateurs de ces endives: une véritable madeleine de Proust en salade, braisée ou gratinée. La saison venue, il avait ses habitudes. Deux fois par semaine, le vieillard grimpait dans sa Saab (elle aussi tombée du remorqueur) pour un saut à la fermette familiale où il retirait une bonne dizaine d’endives, et un sourire de la belle Émerence. L’espace d’une seconde, un rictus délaça son visage noué. Presque sentimental, le vieux garçon se mira avec satisfaction dans le miroir du bureau. Sa silhouette longiligne lui donnait l’aura d’un grand homme dont le style était resté figé dans les années cinquante. Tracés en raie et gominés au pento, ses cheveux teints (que sa coiffeuse aurait classés entre acajou irisé et ébène auburn) lui étaient restés fidèles, un atout rare à son âge avancé. Il s’admira encore à travers ses yeux vairon. Somme toute, il se trouvait plutôt bien conservé. Émerence. Si seulement il avait osé…

11h23. Toujours pas de Baraka! Décidément, le bougre n’avait aucun principe. Peut-être lui était-il arrivé malheur sur la route, calcula le grippe-sou: On ne sait jamais à quoi s’attendre avec cette famille de bras cassés! Il se rabroua: cet empoté n’allait quand même pas contrecarrer ses plans. Le notaire l’avait croisé aux obsèques, pâle et déboussolé. Signe d’une existence discrète, ils n’étaient qu’une poignée à être venu rendre un dernier hommage aux Ongeluk à l’église du village. Il y avait là leur vieille voisine, Ariane Dumoulin. On put aussi y croiser Diederik Witloof, le représentant de Flandria Légumes en affaires avec le couple depuis trente-deux ans. Au fond de la nef, le chef étoilé d’un palace brabançon avait passé la cérémonie à pleurer comme une madeleine (il avait bâti sa réputation sur des madeleines parfumées à la liqueur de chicon, ceci expliquait peut-être cela). Quelques paroissiens plus habitués que curieux se tenaient sur les chaises du fond. Et au milieu de tout ce petit monde, Baraka et ses yeux hagards.

Norbert avait reconnu ce regard perdu, le même qui minait la tête de Baraka lors leur première rencontre. Les Ongeluk venaient d’adopter le gamin et avaient fait appel à ses services pour un testament. C'est qu'ils étaient prévoyants! Émile et Émerence ne parlaient pas encore bien le français. Les deux jeunes maraîchers flamands avaient atterri en Wallonie profonde à la fin des années septante, pour y débuter une nouvelle vie dans les sillons de la Terre promise. Un drôle de calcul, ricana Norbert, puisque la migration flamande s'était tarie dans les années cinquante avec l'essor économique du nord et le déclin du sud du pays. Ces deux-là devaient probablement fuir autre chose que la misère...

Baraka avait été adopté à l'âge de sept ans. Il avait passé quelques mois dans un orphelinat, avant d'être recueilli par un colon flamand décédé quatre mois plus tard d'un cancer... du colon (merci la liqueur de banane plantain)! Un rictus fendit le visage de Norbert qui s’esclaffe: Le septante-troisième candidat à mon recueil de morts absurdes!

La sœur du colon, une certaine Émerence, s'était rendue au Congo pour se charger de l'enterrement et de l'adoption du petit. Un concours de circonstances providentiel puisque son couple ne pouvant pas avoir d'enfant. Un sacré bout de femme, pensa Norbert, qui n’était pas insensible au charme rustique de cette force de la nature. Il avait tout de même été surpris par cette adoption: les Ongeluk semblaient tant ancrés dans la tradition paysanne que cette démarche progressiste pour l’époque n’en paraissait que plus saugrenue. Et il faut dire que ça avait jasé dans les chaumières. On connaissait l’esprit fermé des régions rurales. Cela n’avait pas tellement changé de nos jours, confessa Norbert. Mais lui s’en moquait: l’argent n’a pas de couleur…

Le notaire fut interrompu dans ses pensées consécutivement par le gargouillis de son ventre et par le tintement céleste de la sonnette. 11h43, enfin ! Il rangea précautionneusement le précieux Montblanc dans son étui de velours et fit rentrer son client dans le cabinet. En nage, Baraka se confondit en excuses, entre deux grandes respirations peu inspirées, prétextant une chaîne à vélo déraillée. Les traces de cambouis sur son pantalon et les auréoles sous ses bras ballants semblaient corroborer ses excuses penaudes.

Le notaire le scanna du regard (il avait le chic pour analyser les gens sur seule consultation du physique):

Du haut de son mètre soixante-huit, Baraka était forcément trapu. Sa posture avachie était accentuée par une bonne bedaine d’ancien belge. Son corps flasque - qui tutoyait certainement la barre des cents kilos - ressemblait à de la guimauve. Ou plutôt à de la guinoire, gloussa Norbert, fier de son trait d’esprit douteux. Avec les années, la peau d’ébène de Baraka semblait avoir été délavée par les pluies diluviennes du plat pays, ou par les « draches nationales » (*c’est ainsi que Baraka et ses compatriotes… OK, bon, vous aurez compris avec le contexte non?), comme on disait par ici. Sa tignasse frisée tondue rase et son visage rond barré d’une moustache trahissaient une vaine tentative de ressembler à son père adoptif, Émile Ongeluk. Mais le rendu contrastait avec la moustache en poil de balai du paternel. La moustache aurait dû être frisée d’origine, mais étonnamment, Baraka semblait l’avoir lissée au Babyliss. Le notaire vit cette moustache comme la cerise sur le gâteau visuel qu’évoquaient un pull en laine barriolé de couleurs pastel, un large pantalon en velours couleur moutarde et des lunettes rondes vintage. Avec ce style pompé aux sapeurs, on aurait dit un dandy brusseleir du quartier Matongé*

Baraka tortillait ses doigts dans tous les sens, attendant que Monsieur Dupont de Chassard lance les hostilités. Ce grand dadais avait près de trente-cinq ans: il était grand temps de se prendre en main bon sang! La moue inquiète de Baraka l’attendrit. Il pourrait peut-être le coacher, ce gros nounours; après tout, il devait bien ça au bon vieux Émile… Surtout pas, s’interdit-il.

Ne pas faiblir. Il l’aiderait, certes, mais dans son propre intérêt.

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* Selon Wikipedia, Les Darwin Awards sont « des prix remis à des personnes qui, mortes à la suite d’un comportement particulièrement stupide de leur part, sont ainsi remerciées (le plus souvent à titre posthume) pour avoir, de cette façon, contribué à l’amélioration globale du patrimoine génétique humain »

** Matongé est le quartier africain de Bruxelles. Bien qu’il ne soit composé que d’une rue et de deux galeries, sa renommée dépasse les frontières: une telle concentration d'activités africaines est sans précédent en Europe.

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