#4 Le testament du vieil Emile

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Baraka avait toujours eu une frousse bleue de Norbert. Son long corps était fin comme un phasme, dont l’écorce ivoire craquelée faisait figure d’une peau fine comme celle d’un oignon, laissant apparaître un dédale d’étroits vaisseaux bleu roi. Avec son nez aquilin et son regard glaçant; il semblait revenir d’entre les morts. Pour compléter cette apparence funeste, il ne manquait plus qu’une serpe (qu’il n’aurait eu aucun scrupule à voler à la grande faucheuse en personne). Il se traînait en boitant, gêné semble-t-il par son gros orteil: le Picon-piquette octroyé tous les soirs devant Motus semblait avoir fini par lui donner la goutte.

Hem. Je voulais encore vous présenter mes sincères condoléances, petit. Vos parents…Hem. Je tenais vos parents en estime… hasarda le vieux notaire, prenant sur lui pour singer une once d’humanité.

Surpris un instant par cette marque d’attention, Baraka se ressaisit, déglutit d’un trait avant de bredouiller en retour un On fait aller et quelques non-vérités d’usage.

Bien. Si je vous ai convoqué aujourd’hui, poursuivit le notaire, c’est pour vous dévoiler les dernières volontés de vos parents. Sachez qu’ils avaient prévu un testament, petit.

Devant le silence et les yeux médusés de Baraka (décontenancé par le deuxième petit d’affilée, qui le prostrait dans une désagréable position d’enfant), le vieux Norbert poursuivit son monologue.

La valeur cumulée des biens attribuables s’élève précisément à six-cent-vingt-deux-mille-quatre-cent-trente-deux euros et quatre-vingt-cinq centimes.

Les yeux de Baraka sortirent de leurs orbites et son visage prit une teinte que Georges aurait cette fois classée entre un latte macchiato et un lait russe. Jamais il n’aurait imaginé que ses parents avaient amassé une telle fortune. Pourquoi s’étaient-ils privés toute leur vie? Ils auraient pu s’en offrir, des voyages, des cinés, des restos, eux qu’il avait eu toute la peine du monde à convaincre de commander des sushis, une fois.

La liste des tenants de ce montant s’étalait sur trois volets de papier : un compte d’épargne rempli à flot comme tout ancien belge qui se respecte, une fermette délabrée acquise pour trois bouchées de pain avant restauration « maison », qui avait pris de la valeur avec le temps, de vastes terrains en friche transformé en exploitation d’endives et un business florissant qui faisait verdir de jalousie les agriculteurs de la région. Il faut dire que les Ongeluk s’étaient entichés de la culture du chicon, sourit le notaire. Un pari risqué à leurs débuts, mais la maîtrise et le talent les avaient amenés à faire de ce légume, si commun dans le nord de l’Europe, un met d’exception que tous s’arrachaient à un prix de catégorie supérieure. Une affaire fichtrement rentable, s’exclama son hémisphère gauche. Ces chicons étaient de véritables vaches à lait.

– Naturellement, vous êtes le seul héritier. Mais c’est pas si simple, petit, assena le notaire. Tout héritage se mérite. Il y a une lettre.

Il débita lentement à voix haute le contenu du document, aussi lentement que nécessaire. S’il pesait chaque mot, ce n’était pas tant par un effet de dramaturgie ou une quelconque pédagogie. C’est qu’il devait justifier la durée de la séance et les honoraires exorbitants…

“Mon cher Baraka. Mon petit ket. Mais cessons de t’appeler “petit”. Il te faut grandir.

Le notaire lâcha une grimace et Baraka un sourire, dilué dans ses pensées.

On s’est chargé tant qu’on pouvait de te protéger de ce monde terrible qui nous entoure. La télé nous annonce des terroristes, des vols, des drogues, de la corruption, du harcèlement, du Patrick Sébastien, de l’intelligence artificielle, du wokisme, du polyamour, du… Bref, les menaces sont partout. Peut-être t’a-t-on trop couvé? Dans une dernière tentative de t’accompagner vers l’âge adulte, nous t’avons prévu un périple initiatique. On a trimé toute notre vie pour t’offrir le meilleur avenir. Pour accéder à tous nos biens, tu devras répondre à un défi. Tu as 365 jours à compter de cet instant pour prouver ta capacité à faire tourner de ton propre chef la ferme familiale tout en maintenant la qualité des chicons produits. Pour concrétiser cet exploit, tu devras remporter le Trophée de Chicon d’or.

– Aussi appelé « Gouden Witloof » dans la langue de Van Gogh, crut utile de préciser le notaire. Cette appellation est restée entière, au contraire de l’oreille du peintre. Le vieux ricana tout seul devant un Baraka circonspect, avant de reprendre la lecture.

Pour t’aider nous avons prévu un coup de pouce, dans une enveloppe séparée qui... Hem. Qui te sera transmise par le…

– Hem. Et bien en voilà un sacré programme, petit! Après ça dit des histoires de bisous de bon courage mais ces badineries ne sont plus de votre âge, n’est-ce pas?

Le Chicon d’or, pensa Baraka, s’imageant le trophée remporté chaque année par les Ongeluk depuis 1987. Avec le temps, les répliques dorées avaient fini par remplir deux vitrines du salon de la fermette, époussetées tous les lundis par sa mère, tatillonne sur le sujet. Un détail perturbait Baraka:

– Vous avez évoqué une autre enveloppe, n’est-ce pas?

– Oh, hem. Oui, et bien… La voici, maronna Norbert, bien obligé. Toutefois, petit, il est strictement déconseillé de l’ouvrir!

– Pourquoi? lâcha Baraka, qui aurait bien voulu encore profiter d’un tout petit signe d’affection de ses darons.

– Et bien par respect pour vos parents, que diable! feint le notaire. Vous rendez-vous compte que vous êtes tellement incapable qu’il vous faut des indices sur une activité que vous avez vu faire depuis plus de trente ans?! Vos parents veulent vous faire grandir, ne trahissez pas leur engagement de toute une vie! Faites-leur cet honneur. Ouvrir cette enveloppe reviendrait à piétiner leurs dernières volontés, petit. Il lui tendit l’enveloppe, avec des yeux plus pénétrants que jamais, à donner une frousse à n’importe quel colosse.

Baraka saisit le pli et se jura de ne l’ouvrir qu’en cas de vrai coup dur. Il plia l’enveloppe de travers et la glissa dans son portefeuille Kipling.

– Notre entretien touche à sa fin, coupa le notaire après avoir consulté l’heure sur sa Philippe Patek* (*elle aussi tombée du… enfin, vous commencez à cerner le personnage). Je ne doute pas que vous parviendrez à… réussir… hem… ce défi. Je vous donne rendez-vous dans exactement trois-cents-soixante-cinq-jours, le mardi XX XXXXXX à onze heures précises. Tâchez cette fois d’être à l’heure, précisa le notaire en congédiant l’infortuné Baraka.

La porte avait à peine claqué que Norbert se frottait déjà les mains. Il était évident que cet idiot de Baraka n’y parviendrait jamais. Et avec un peu de patience, il pourrait compter sur l’incrédulité et l’influençabilité du garçon pour mettre la main sur la fermette et tous les biens. Pour ça, il tenait un plan…

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