Chapitre 2

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La température chute avec la tombée de la nuit. Lovée en boule dans les couvertures, je tente en vain de trouver le sommeil. Key est sorti. Comme chaque soir depuis le décès de ma grande tante, il a quitté la cabane, me laissant le peu d'intimité dont j'ai besoin pour ne pas me sentir à l'étroit. J'apprécie son geste.

Plongée dans le noir, je repense à la conversation avec Carrie. Puis à Celie qui m'ignore royalement. Quel avenir pour nous ? Y'en a-t-il seulement un ? Le manque de nourriture des derniers jours plane dans mon esprit comme une menace sérieuse. Key se garde de le mentionner, mais il attend le moment où je changerai d'avis ; ce moment ou je choisirai de partir.

Sur Orkian, peu sont les villages qui n'ont pas disparu d'entre les dunes. Lunia est l'un des derniers qui voit encore le soleil. Les autres se sont complètement retirés de la surface, lui préférant les mines de perles et leur fraicheur naturelle.

Orkian est une planète d'or. Une planète où s'étend à perte de vue le sable, la roche et les montagnes. Je suis née ici par une journée brûlante. Une journée comme nous en connaissons soixante-cinq l'an. Le reste du temps, nous essuyons tempêtes et rafales ; la moitié des enfants d'Orkian se meurt dans le mois qui suit sa naissance.

Je fais partie des survivants. De ceux ayant résisté aux tempêtes, à la déshydratation, à cette chaleur qui nous brûle la peau. Dès notre plus jeune âge, la nature se charge de notre sélection. Les plus faibles périssent. Les plus forts s'adaptent. Notre peau adopte alors le teint halé des dunes. Et nos yeux, d'un bleu profond comme le ciel du désert, se protègent des réverbérations du soleil. Après quelques années, les plus résistants voient leurs poumons se développer tandis que leur rythme cardiaque chute. C'est le cas de Key. Et ce sera le mien, si je reste en vie.

Des larmes coulent sur la paillasse. Key est revenu. Il guète devant le cabanon, attend plongé dans le silence de la nuit que je m'endorme. Au fond de mois, je sais que je ne pourrai pas éternellement rester à Lunia. Je m'imagine déjà quitter le village. Partir, incertaine. Et lentement, alors que tout le monde s'endort, je me roule un peu plus en boule, tentant de trouver le sommeil.

Je suis Kimi, enfant d'Orkian. Mes yeux sont bleus, mes cheveux noirs. Et si je ne fais rien, je vais mourir.

Au petit matin, la chaleur envahit la cabane. Comme à son habitude, Key attend devant la porte, adossé contre le mur. Il se veut détendu mais je comprends à son attitude qu'il est tout sauf d'humeur taquine. Il ne m'adresse d'ailleurs pas la parole lorsque je pousse la porte. Il se contente de me faire signe, en silence, de retourner à l'intérieur.

Après plusieurs minutes, il me rejoint. Son regard évite soigneusement le mien. Il n'est pas rassuré lorsqu'il prend la parole :

- Ils ont prévenu la Suprême Autorité. Ils sont là, au village... murmure-t-il.

Sa voix est à peine audible. Ses yeux bleus brillent d'une lueur incandescente.

- Un vaisseau s'est posé derrière les dunes pendant que tout le monde dormait. Ils sont descendus avant le jour. Six soldats et deux membres du conseil. Ils viennent pour toi, Kimi. Pour la Prêtresse.

Key se met à faire les cent pas. Il réfléchit à toute vitesse, se pose la main sur la tête comme pour mieux se concentrer. D'habitude, il est pourtant du genre à garder son sang froid. A ébouriffer mes cheveux au réveil en sachant instinctivement que je déteste ça. Pas aujourd'hui. Des cris retentissent dans le village. Key se précipite contre le mur et observe discrètement.

- Il faut qu'on parte, ça ne sent vraiment pas bon...

- Maintenant ? demandé-je, un peu surprise. Qu'est-ce qui se passe ?

- Il y a un sac à coté de la paillasse. Prend-le et... tiens, met-ça dedans.

- Mais je ne veux pas partir !

Key hausse alors le ton :

- Il se passe que ce que tu as fait hier t'a peut-être semblé malin, mais qu'en ce qui les concerne, dit-il en pointant du doigt le reste du village, tu as brisé leur unique raison de vivre. Alors dépêche-toi et remplis-moi ce sac.

A cet instant je n'ai qu'une envie, c'est de quitter le cabanon en claquant la porte. Je pourrais rejoindre ce foutu vaisseau et son armée. Sauf qu'une intime conviction m'en empêche. Nous nous dévisageons, puis je me mords la lèvre et attrape son sac.

J'y fourre deux vestes, des cartes, des ampoules d'essence. Une boussole cassée ainsi que les maigres réserves de nourriture qu'il nous reste. Je suis nerveuse et Key le ressent. Nous n'avons pas besoin de nous concerter pour savoir ce qui nous attend ; la demi-gourde d'eau qu'il porte à sa ceinture ne suffira pas à nous rassasier. Comme pour ne pas y penser, il vérifie sa lame, la glisse discrètement dans une de ses bottes, et se tourne vers moi :

- Viens, me fait-il en saisissant brusquement mon bras.

J'ai à peine le temps de porter le sac à mon épaule qu'il m'entraîne déjà sur ses pas.

Dehors, l'air est brûlant. Des éclats de voix nous parviennent, des cris qui présagent des conflits à venir. Plusieurs villageois passent en courant. Key ne traîne pas. Alarmé, il m'emmène vers les dunes tandis que retentissent les premiers tirs.

- Key, qu'est-ce qui se passe ?!

- Dépêche-toi, nous ne devons pas traîner.

J'ai besoin de comprendre. Je ne peux me résoudre à abandonner Lunia juste parce qu'il l'a décidé. Refusant de voir la réalité en face, je me débats, tente de lui échapper. Autour de mon poignet, l'étau de ses doigts se referme. Je me crispe et refuse de bouger.

Après quelques secondes, Key me relâche.

- Tu n'as qu'à rester, si c'est ce que tu souhaite tant.

Son ton est froid. Il est blessé dans son orgueil, je le vois à son regard. Mais son orgueil ne pèse pas grand-chose à côté de ce qui se déroule sous mes yeux. Je pense à mon village, à cette longue colonne de fumée que je vois monter dans le ciel. Le feu ronge les habitations. Il n'en fait qu'une bouchée tandis que coulent dans le cœur des hommes des larmes de désespoir. Mes souvenirs se font engloutir dans les cris. Mes amis, dans la douleur. Leurs corps gisent au sol ; des hommes et des femmes qui embrassent leur sang tandis que s'échappent, plus loin, les enfants de Lunia. Ils sont vite rattrapés, escortés, volés à leur famille par l'armée du vide. Et percent leurs sanglots au milieu du chant des flammes. Du brasier affamé qui consume le village. Le cœur glacé d'effroi, je pleure en silence.

C'est la main de Key posée sur mon épaule qui achève plus tard de me déchirer. Cette lourde responsabilité qui se rappelle à moi : je suis vivante. Il est vivant. Et nous devons partir.

Ensemble, nous surplombons une dernière fois ce qu'il reste du village. Ces ruines. Ces cendres évaporées de nos vies. Puis le vent parcourt la dune et mêle à nos cheveux ses grains de sable.

D'une voix plus grave qu'à l'accoutumée, Key murmure :

- Il n'y a plus rien ici, Kimi. Viens...

Il passe un bras autour de mon épaule et m'entraine doucement vers le désert.

Nous marchons longtemps sous un soleil de plomb. Rapidement, l'air vient à manquer. Nous suffoquons, asphyxiés par des rafales de vent brûlantes. Key, qui porte le sac, transpire à grosses gouttes. Je suis ses traces sans poser de questions. Pourtant, ce n'est pas le désir de savoir qui me manque.

Le sable se dérobe sous mes pas, l'eau s'évapore entre mes lèvres. La gourde n'a pas fait long feu, mais les montagnes se dessinent au loin, et avec elles les mines de perles, qui cachées, dissimulées même aux yeux de l'univers, tintent comme la fin de notre calvaire. Je devrais être heureuse. Au lieu de ça, j'accuse le coup et réalise que la vie n'a jamais cessé d'être. Qu'elle ne s'est pas arrêtée avec la mort de mes amis. Mais qu'elle s'arrêtera avec la mienne, si je ne reprends pas rapidement des forces.

- Tu crois qu'ils les ont emmenés ? finis-je par demander à bout de souffle.

- Oui.

- Célie aussi ?

J'ai la gorge sèche. Pas même le courage d'imaginer le pire.

- Qu'est-ce qu'ils vont faire d'eux, tu crois ?

Il tarde à répondre. Je vois qu'il cherche ses mots, les bons mots, et la tristesse s'empare à nouveau de moi. Elle m'avait pourtant presque oubliée avec l'effort. Et c'est en silence que je fixe la montagne que se rapproche, les premiers monticules rocheux qui se dressent devant nous.

A cet instant, le vrombissement sourd d'un vaisseau surgit au dessus de nos têtes et la peur, instinctive, s'immisce en moi. L'énorme engin survole la zone, allume ses réacteurs et amorce sa descente. Dans un regain d'énergie, Key me pousse du coude.

- La question n'est pas de savoir ce qu'ils vont faire d'eux, mais plutôt ce qu'ils vont faire de nous, rétorque-t-il en levant la tête. Ils nous ont retrouvés ! Cours !

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