Épisode 36 - Abîmes

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 Alors que l'entraînement du jour arrivait à sa fin, Sarouh savourait l'air chaud sur sa peau, alors assis à l'ombre d'une roche du promontoire confortablement placée à l’écart. Sous le soleil ardent du désert, il était difficile d'accepter que l'année tirait sur sa fin. Le Chuunin était épuisé, son retour à l'exercice couplé à ses insomnies puisait dans ses ressources. Suite à sa discussion avec Tokri, le Gensouard avait commencé à revenir de manière régulière au sein de l'équipe Myo.

 L'adolescent s'était imaginé ostracisé du groupe, mais les Chikarates avaient accepté avec une joie teintée d'inquiétude son retour. Lorsque les différents membres désiraient en savoir plus, Sarouh éludait, soutenu par Tokri. Avant de se quitter au promontoire, il lui avait demandé de garder l'information pour lui. Sans hésitation, l'Utak lui avait adressé un signe de tête en assentiment.

 Si les choses s'étaient apaisées, tout n'était pas revenu comme avant. Une froideur demeurait entre le Chuunin et la marionnettiste. Nika était venue à lui peu de temps après qu'il se soit emporté avec Tokri et le Tsumyo n'avait pas réussi à reprendre sa contenance. Résultat des courses, ils s'étaient reprochés leur hypocrisie mutuelle. L'Hynomori avait fini par le laisser tranquille, quand il l'eut assez blessée pour qu'elle recule. Sarouh n'avait pourtant pas envie de lui faire du mal et il s'en voulait pour la direction qu'avait prise la conversation. Conscient qu'il ne s'agissait que d’un réflexe défensif de sa part, cela ne l'empêchait pas de culpabiliser. La douce Hynomori ne méritait pas ça. Pourtant, l'illusionniste ne présentait pas ses excuses, pas plus que la Chikarate. Ils avaient échangé de cruelles vérités et même si la discussion avait des airs d'affrontements, cela ne changeait rien : les adolescents n'allaient pas demander pardon pour avoir dit ce qu'ils pensaient.

 Avec Izul également les choses étaient différentes. Sarouh sentait qu'elle ne savait plus comment se comporter avec lui et leur conversation n'avait plus le goût de l'évidence. Pourtant, elle pu continuer à compter sur lui pour ses avancées sur son jutsu d'anesthésie. Celui-ci était presque au point. Le Tsumyo était partagé entre compersion et jalousie alors qu'elle exultait son bonheur. À l'évidence, l'azurée ne s'était jamais sentie aussi bien. Qui était-il pour lui gâcher ces moments ? Heureusement, Mutika et Kiame lui offraient de sincères et bienvenus éclats de rire.

 Malgré ça, maintenir le masque lui coûtait au quotidien. Tokri avait eu raison. Il lui avait fallu quelques jours pour réaliser la pleine ampleur de sa douleur. La sidération avait laissé place à un déni qui n'avait que peu duré. La réalité glacée le saisissait depuis. Au milieu de son équipe adoptive, Sarouh se sentait terriblement seul parfois. Lorsque son regard glissait dans le vide, l'Utak lui adressait une frappe fraternelle, rappel de son soutien. Assez paradoxalement, plus le temps passait et plus le Tsumyo se sentait proche du taijutsuka. Sa confidence lui avait permis d'assembler les pièces du puzzle et se faisant, de comprendre la valeur du guerrier du Désert. Les incohérences qu'il avait relevées jusque-là s'étaient d'un coup clarifiées, lui permettant de se rapprocher sans les réticences que le Gensouard gardait jusque-là.

 Mais la situation n'avait pas changé. Ses parents étaient toujours morts dans des circonstances inconnues. Gensou lui avait signalé d'une lettre aussi impersonnelle que possible. Aucune forme de décence ou de respect pour le sacrifice des Tsumyo. Il serait le dernier représentant de son clan. Sa famille adoptive, tombée pour la Cascade, n'aurait ni honneur ni reconnaissance. Même pas une tombe pour les prier. Le Village des Illusions ne fournissait ni excuses, ni congés. Sans parler d'informations quant à son propre avenir. L'ambassadeur restait mobilisé. Plus il repensait à la missive, d'un vide insultant, plus la colère s'accumulait. Sarouh essayait de raisonner en shinobi de toutes ses forces, mais se heurtait aux murs de son incompréhension. L'abandon de Gensou empoisonnait sa confiance et un ressentiment envers tout le système shinobi naissait en lui. Mais ce n'était rien comparé à la haine qu'il ressentait pour lui-même.

 Plus aucun repos n'apaisait le stratège. Son esprit était piégé, coincé dans des boucles pernicieuses. Aucune réponse ne le satisfaisait. Aucune de ses actions ne pouvait justifier en être arrivé là. Aucun futur ne donnerait un sens à la mort de ses parents. Aucun scénario n'expliquait qu'une escouade de ninjas experts ne disparaisse sans laisser de traces en temps de paix. Sarouh connaissait la puissance de Takaneiki et Naniki Tsumyo. Ce n'était pas le hasard qui les avait sauvé du massacre clanique. Le Chuunin aux cheveux bleus passait ses nuits à contempler le plafond ou le ciel étoilé, le cerveau grignoté par l'épuisement et par le complexe mélange d'émotions amères et violentes.

 L'adolescent voulait oublier. Juste une minute, ne pas penser à ce qu'il lui arrivait. Se battre ne suffisait pas. Son corps limitait ses progrès, son âme ne lui permettait plus d'explorer de nouveaux horizons, son intellect bridé par la souffrance et la fatigue gênait son apprentissage du fuinjutsu. L'envie de dormir, le désir de néant et l'attrait du suicide se mélangeaient en un bien trop vicieux marasme, dans lequel il s'enfonçait malgré le soutien de l'Utak. Soutien que Sarouh pourrait perdre très bientôt. Il se revit pleurer, collé à Asori quand il n'était qu'un Genin. La sensation qui l'étreignait y ressemblait par bien trop d'aspect mais personne ne pouvait plus l'aider.

 La Jounin, prodige des Mizu avait été déclarée disparue peu de temps avant ses parents. Isolé, c'était déjà un fait inquiétant, mais la coïncidence était bien trop grosse et le Chuunin refusait de comprendre ce que cela signifiait. L’adolescent n’arrivait pas à déterminer ce que le Village gagnait en perdant trois membres si compétents. Ou au contraire était-ce une attaque contre Gensou, si vile et sournoise que même la puissante faction des illusions n’arrivait pas à identifier la menace ?

 Sarouh secoua la tête. Rien n’indiquait pour le moment qu’Asori était morte. Passer des complots continentaux à des attaques aussi imaginaires que ciblées à son encontre n’avait aucun sens. Il effleura le fourreau gravé d’Aura. Le dernier cadeau de ses parents brillait au soleil. L’adolescent aux cheveux cobalts eut alors la certitude qu’un jour, les responsables rendraient leur dernier souffle de cette lame.

— Sarouh, on va aux Bains, tu te joins à nous ? l’interpella l’Utak au loin, le sortant brutalement de ses pensées.

— Je passe pour ce soir, répondit le Gensouard avec un sourire aussi chaleureux que possible, j’ai besoin d’autre chose. Demain peut-être.

 Tokri lui adressa un signe de tête et son petit groupe s’éloigna d’un seul homme. L’équipe Myo n’avait jamais été aussi proche de son leader. Le Tsumyo en tirait une satisfaction aigre-douce. Leur cohésion les protégerait pendant les événements à venir. Cependant, être un élément à part de ce collectif le mettait mal à l’aise. Le Chuunin releva la tête, essayant de savoir ce que cet autre chose dont il parlait peu avant serait.

 Il se releva, décidé à se changer les idées. Il désescalada le promontoire, ses muscles brûlants de fatigue et sa peau abîmée par la chaleur du désert lui permirent pour un temps d'échapper au labyrinthe de ses pensées. Arrivé en bas, il sentit à nouveau une présence. Il ne se sentait épié que lorsqu'il était seul. Le Gensouard trouvait que c'était une bonne chose : au moins Chikara croyait au jugement de son équipe d'adoption sur ses faits et gestes. Tenté l'espace d'une seconde par l'idée de brandir son doigt en un geste obscène mais vain de rébellion, il se contenta de secouer la tête avec un sourire cynique, masquant son écoeurement. À cet instant, le Tsumyo su où il se rendrait.

 Il s'étira, avant de se diriger d'un pas faussement tranquille vers les bas quartiers. Les ombres s'étendaient enfin sur la cité du Désert, la dévorant avec un appétit vorace. Dans la pénombre, le shinobi se sentait mieux. La nuit l'avait toujours plus séduit que le jour. Sa préférence allait aux toiles peintes par la lune. Alors qu'un vent frais se levait, balayant les fins grains de sable et ses cheveux, il ne pouvait s'empêcher d'accélérer, savourant l'étrange sensation qui l'animait.

 Il n'avait pas de destination précise en tête, ses pas le menant d'arcades menaçantes en bouges mal-famés. Les quartiers défavorisés de la cité du taijutsu n'avaient rien à envier à ceux de la Cascade. Sarouh soutenait les regards curieux, craintifs et patibulaires des badauds. Armé de son sourire de requin, il espérait presque la confrontation mais tous furent découragés par le bandeau frontal à l'emblème de Gensou. Les pauvres hères étaient mal habillés, le teint sale et l'air sombre. Le ninja avait l'impression d'être un tigre au milieu des souris.

 Déçu sans être surpris, l'illusionniste finit par ralentir à "L'arrêt du temps". Il trouva le nom à la hauteur de ses espérances. L'enseigne à bout de souffle ne tenait que par miracle, presque illisible. La toiture ne payait pas de mine, à l'image de la roche décrépite du bâtiment. Les tentures qui formaient l'entrée se voulaient chaleureuses, mais leur saleté ne donnait qu'une impression d'abandon, d'insalubrité, voire de piège. Sans hésiter, Sarouh entra.

 Le bar était plus grand qu'il ne le laissait paraître de l'extérieur. La lumière des bougies réchauffait péniblement l'ambiance sinistre du lieu. À l'intérieur des gens riaient jusqu'à l'étouffement. Les tables organisées par le Chaos lui-même, les clients tirant les meubles de bois vernis à leur convenance à travers le bar, à l'indifférence de la serveuse ou du patron. Le shinobi inspira longuement, savourant cette atmosphère de débauche, grasse et lourde comme s'il pouvait la sentir à son odeur. Et en réalité, il le pouvait. Les effluves de houblon et de renfermé ne manquaient pas de lui rappeler où il se trouvait. Le vacarme autour de lui l'indifférait. Il se dirigea au bar, ignorant les clients au même titre que les insectes que le ninja avait repéré sur les poutres apparentes.

 Le patron planta un regard suspicieux sur le nouvel arrivant. Sarouh l'entendait presque penser. "Des problèmes. Trop jeune, shinobi en mission". Le patibulaire quarantenaire à la mâchoire carrée et au visage porcin ne pouvait être plus éloigné de la réalité.

— Qu'est-ce que je peux faire pour toi ? demanda le propriétaire, échouant misérablement sa tentative de paraître sympathique.

— Une bière serait un bon début. Rapidement suivie d'une autre, répondit Sarouh, masquant son impatience et son agacement, tirant une chaise pour s'installer au comptoir.

— Tu as l'âge pour ça ? releva le barman d'un ton grinçant, tout en s'emparant d'un verre pour le sécher d'un torchon à la propreté douteuse.

— Je doute que ça vous intéresse, fit le Chuunin en pointant de la tête un groupe d'adolescents aussi bavard qu'ivre au fond de la salle. Je ne ferai pas d'histoire si vous me servez. J'ai l'argent. C'est tout ce qui doit compter pour vous.

 Le patron hésita une dernière fois, mais la perspective du gain l'emporta. Comme à chaque fois, soupira intérieurement le jeune homme aux cheveux bleus. Il savait qu'il était encore suivi mais décidait de s'en moquer. On rajouterait peut être l'alcoolisme à la longue liste des reproches qu'on lui adressait, mais cela était inconséquent. Ce n'est pas comme s'il était le premier à contourner la règle pour boire.

 Les badauds autour de lui se détendirent au fur et à mesure qu'il avalait ses bières. Pas encore habitué, il retenait une grimace. La sensation de chaleur qui émanait de son gosier était agréable. Après une bonne heure, il passa à des breuvages plus corsés. Cela ne suffisait pas. Il continuait à ressentir ce poids écrasant sur sa poitrine. L'adolescent voulait oublier et ne plus sentir, le compte n'était pas bon.

 Lorsqu'il le put, le ninja s'installa au fond du bar, sous une arcade sombre. Sa simple présence dissuadait les autres de venir lui chercher des noises. Quel que soit le degré de bêtises des cafards qui l'entouraient, le bandeau frontal faisait loi. Dans un Village, personne n'en ignorait la signification, surtout quand il s'agissait d'un symbole étranger. Les piliers du bar le regardaient avec un mélange de mépris et de colère. Le respect était mutuel.

 Sarouh se rendit compte qu'il était finalement comme eux. Il haussa les épaules en silence, répondant à ses démons intérieurs, avant de héler la serveuse.

 La plantureuse blonde lui disait quelque chose. Pas loin de la vingtaine, cheveux bouclés, plutôt grande, la peau dorée et de grands yeux bleus, clairs comme le ciel. Sarouh était persuadé de l'avoir déjà vu quelque part sans savoir où. Un piercing sur le nombril et à l'oreille apparente, la jeune femme était habillée de manière provoquante, vêtements serrés et courts, probablement pour mieux attirer la convoitise des clients.

— Qu'est-ce que tu veux ? demanda la concernée, s'asseyant à moitié sur sa table, mettant en valeur son corps.

— Une autre, dit le Gensouard, détournant le regard malgré lui.

 La blonde lui adressa un sourire lumineux, sûrement satisfaite de son effet. L'adolescent se laissa aller à la contemplation alors qu'elle allait lui chercher sa prochaine bouteille. Sarouh commençait à avoir chaud et une lenteur bienvenue s'attaquait à ses pensées. Les shinobis étaient entraînés pour gérer les situations d'états seconds, leur métabolisme était également plus efficace dans le traitement des substances, souvent exposés jeune à de nombreux produits afin d'augmenter leur tolérance. La maîtrise fine du Chakra permettait également une sobriété virtuellement à toute épreuve. Il lui fallait lutter de toutes ses forces contre ses réflexes pour laisser l'ivresse s'emparer de lui.

 Après tout, le ninja voulait se changer les idées. La jeune femme éveillait un appétit qu'il n'avait que peu l'habitude de ressentir. S'y abandonner ne lui semblait pas grave, au vu de la situation. Tout le bar le faisait déjà, elle n'était pas à ça près.

  • Ca sera tout ? fit la serveuse de retour en posant brutalement la bouteille sur la table, arrachant une petite grimace au Chuunin.

 Il lui fit un signe de tête et se resservit sans la regarder repartir, trouvant un réconfort immédiat dans les gorgées d'alcool fort. Comment est-ce qu’il avait pu en arriver là ? Plus le temps s’écoulait, plus sa situation lui semblait absurde. Les braillements autour venaient de plus en plus loin, presque comme s’ils venaient d’un autre monde. L’effroyable musique jouée perdait de sa netteté, à l’image de ce que le ninja voyait.

 La douleur des insomnies, la perte de ses parents, le rejet d’Izul, l’abandon d’Asori et de son équipe. Toutes ses peines se mélangeaient et se diluaient dans le breuvage. Le regard vitreux, l’adolescent se détachait de tout. Sarouh reprit un verre. Son estomac protesta dûment, mais fut ignoré avec le même intérêt que le reste. L’objectif n’était plus très loin. Pourtant, à ce moment, un mouvement attira son attention, alors que son regard glissait vers la serveuse, seul élément qui ne lui inspirait pas de dégoût dans ce bar.

 Un homme, d’une sobriété exceptionnelle en comparaison avec celle du Chuunin, tenait le bras de la jeune femme. Trois hommes goguenards se levèrent. Sarouh jeta un œil au patron. Indifférence affichée, l’immonde propriétaire essuyait un couvert sans se soucier de la scène. Le Tsumyo fit tourner son verre sous sa main en observant la scène.

 Il était difficile d’entendre clairement, mais la blonde ne se laissait pas démonter. Son regard s’était embrasé d’une lueur combative. Aucune trace de peur. Cela ne fit qu’exciter l’intérêt des crétins qui s’en prenaient à elle. Après un autre échange, la jeune femme déploya brutalement le bras saisi pour mettre un coup sous le menton de l’homme qui la lâcha. Immédiatement elle le frappa au foie, pliant en deux le vaurien. Puis elle poussa sa tête contre la table avec force.

 L’homme massif derrière la combattante la souleva par la taille de ses bras puissants. La jeune lionne écrasa son pied, envoya son coude dans son ventre avec force, mais sans l’effet de surprise, le gros tas de muscles ne broncha pas. La serveuse poussa avec ses jambes sur la table, précipitant l’imposant malabard par terre avec elle. Vive et agile comme un serpent, elle se retourna, frappa la gorge, tapa dans l’oeil et à la tempe. Ses coups obéissaient à une logique martiale impressionnante pour une civile. Sarouh en aurait presque siffler d’admiration. C’est aussi là qu’il décida d’intervenir.

 Alors que le troisième homme armait sa batte, sûrement amenée avec lui dans le bar, un bruit de verre cassé retentit et il tituba, avant de tomber à la renverse. Le Chuunin adressa un sourire amusé à la scène. Boire le verre et le jeter dans la foulée le faisait rire en plus d’avoir atteint son but.

 Cela était beaucoup moins au goût de la serveuse, qui fonça vers lui d’un pas décidé, dès qu'elle se su en sécurité.

— J’aurais pu m’en sortir toute seule, commença la jeune femme d’un ton agressif.

— C’est possible, mais tu aurais été abimée dans l’action. Et avoue que c’était marrant.

 Le regard de la jeune femme s’écarquilla devant le Chuunin aussi ivre qu’amusé. L’affrontement n’avait été qu’un jeu pour lui. Cela ne fit qu’enflammer davantage sa colère.

— Je ne te dois rien, siffla-t-elle en appuyant un index accusateur sur son torse.

— Je n’ai pas souvenir d’avoir demandé quelque chose, balaya Sarouh d'un sourire.

— J’ai déjà eu affaire aux pseudos héros de comptoir. Vous êtes tous assez pathétiques. Qu’est-ce qu’un Gensouard fout ici de toute manière ? Tu n’as même pas l’âge.

 Un voile de tristesse passa dans les yeux émeraudes du ninja. C’est vrai qu’il était pathétique. La farouche combattante lui avait volé le peu d’euphorie qu’il ressentait.

— J’ai besoin d’une raison ? répondit le Chuunin en reprenant une rasade d’alcool au goulot, sans même la regarder.

— Tous ceux qui finissent ici en ont une, déclara la jolie blonde en s’accoudant à la table. De quoi tu cherches à te punir ?

— Rien qui regarde une serveuse. Ramène moi en une autre, répondit le Tsumyo, glacial, en pointant la bouteille vide.

 Les yeux bleus de la concernée devinrent électriques sous l’effet de la colère. Elle se redressa et lui adressa un geste grossier de la main avant de tourner les talons sans indiquer si elle allait s’exécuter. Sarouh s’assombrit en finissant sa bouteille sous le regard désapprobateur du patron.

— Pour me surveiller y’a du monde, mais pour agir…

 Le ninja laissa sa phrase en suspens. Le responsable de sa surveillance l’aurait laissé se faire cogner au nom du devoir. Le propriétaire de l’endroit était juste trop faible, lâche et indifférent au sort de la blonde en colère pour agir. S’il n’avait pas été là, la serveuse aurait fini avec de solides blessures. Mais il n’arrivait pas à s’en réjouir. En intervenant dans ce bar, il s’était abaissé au rang d’ivrogne. Son aide n’était pas désirée, sa présence inspirait la crainte voire le mépris. Même au fond des bas quartiers il n’avait pas sa place. Au fond de lui, il su que si la situation se représentait, il agirait de nouveau. Le Tsumyo se maudit de son hypocrisie.

 Il fut sorti de ces ruminations par le bruit sourd de la bouteille claquée sur la table par la sommelière. Pas de verre, constata le shinobi. Elle ne lui accorda pas un regard, satisfaite de l’avoir gêné. Sarouh entama sa boisson en contemplant la chute de rein de la serveuse qui s’éloignait. Partagé entre attraction, tristesse et agacement, le Chuunin soupira.

— J’ai trop bu ou pas assez, murmura-t-il pour lui-même, s’attelant à résoudre ce problème par sa dernière consommation.

 Le bar se vida progressivement, à l’image des sensations qui quittaient le corps du Gensouard. Il se sentit enfin plus lent, déconnecté du monde. Incapable de se concentrer sur sa douleur, elle lui sembla enfin tolérable. Il ne perçut bientôt plus le regard des clients sur lui, ni celui furibond de la serveuse.

 Il ne resta vite plus que lui et quelques déchets vaguement humains. Le shinobi régla, sans que la méfiance ne quitte le regard du propriétaire des lieux. Le patron dégoutait le Tsumyo au plus haut point, mais sous surveillance militaire, le ninja ne pouvait se permettre de tricher.

— Rev’nez à vot’ convenance, grommela le taulier sans plus chercher à articuler ses propos.

 Le Gensouard lui répondit d’un signe de tête et tituba jusqu’à la sortie. La vague de frais lui fit du bien. Il huma l’air nocturne à plein poumon, ravi de sa pureté. L’adolescent se sentait sale et gras, pesta de sa bêtise alors qu’il se dirigeait vers son logement. Il n’avait pas vu le bar désemplir ni la serveuse quitter son poste. Pendant un moment, il n’avait plus eu la sensation d’être surveillé, ni celle d’être en danger. Paradoxalement, c'était la première fois que Sarouh se sentait aussi vulnérable.

 Un sourire le traversa, grisé par l’alcool autant que par ces pensées. Le shinobi avait ralenti sa consommation depuis plus d’une heure et son métabolisme commençait déjà à lui rendre l’acuité dérobée par la drogue, en échange d’un début de mal de tête. Déambulant à travers les bas quartiers, le Chuunin sentit que cette fois on pourrait bien essayer de s’en prendre à lui. Naturellement, sa démarche se raidit, la précision de ses gestes revint alors que son Chakra se stabilisait.

 Le Tsumyo était à la fois surpris, émerveillé et agacé de voir à quel point le conditionnement shinobi était efficace. Il lui était presque plus facile de se mettre au ten que de respirer. C’est ce qui lui rendait ses facultés aussi vite. La nausée était bien présente, mais le brouillard se dissipait autour de lui. Si d’aventures il voulait remettre ça, le shinobi devrait faire beaucoup plus attention à ce réflexe.

 C’est sur ces pensées que le ninja tomba sur un groupe de badauds regroupés autour d’une femme au sol. Au bout de la rue, personne ne l’avait encore remarqué. Une seconde, il fut tenté de continuer son chemin.

— Elle a un si joli visage, faudrait pas l’abîmer avant qu’on se soit amusés, entendit le ninja au loin, suivi de rires gras.

 Evidemment, c’est de ça qu’il retournait. Sarouh poussa un profond soupir. Trois hommes civils, une femme par terre. Ne pas être vu, régler le problème efficacement et de manière non létale. Vu son propre état, réduire l’utilisation du Chakra, ne pas compter sur le genjutsu.

 Et il s’élança. En un éclair, il surgit derrière le bouffon qui amusait la galerie aux dépens de sa victime. Il frappa derrière son genou, le faisant choir et le cogna à la tempe, le propulsant plusieurs mètres plus loin, inconscient. Sarouh s’abaissa et balaya les jambes de son camarade, se redressa pour envoyer un uppercut à son dernier collègue, suivi d’une frappe dans le foie qui le dégagea de l’autre côté de la rue, avant de se revenir à sa victime tombée au sol. Il l’envoya dormir d’un coup de pied en pleine tête et tenta de partir dans le même mouvement.

 Sans pouvoir vraiment se servir du Chakra, il avait manqué de précision. Presque tué le premier en frappant trop fort, pas assez rapide pour disparaître aussi vite qu’il était intervenu. Il claqua la langue d’agacement, avant de fatalement croiser le regard de la pauvre victime, entourée d’agresseurs éparpillés et inconscients.

— Toi… fit la jeune femme blonde, incapable de finir sa phrase.

 La serveuse. Il fut submergé par l’envie de fuir. Pour rien au monde il ne resterait une seconde de plus avec elle. Il s’en voulait de ne pas être intervenu immédiatement et d’avoir hésité. De ne pas avoir été plus efficace dans le traitement de la menace. Et enfin, d’être intervenu tout court. Mais le bleu de ses yeux, si électrique du bar, lui semblait agité de démons et terni par la peur. L’amas complexe d’émotions le paralysa un dixième de seconde, qui lui permit de reprendre la parole.

— Le Gensouard, articula la victime en un souffle, toujours au sol, tenant son ventre, comme si prononcer ces mots lui permettait d’accepter la réalité.

— Pas de chance, hein ? ironisa le Chuunin.

 Il se maudit intérieurement avant de s’agenouiller pour vérifier l’état de la jeune femme. Ses vêtements étaient intacts, constata-il avec soulagement. Elle se raidit à son approche, comme un animal battu.

— Détends toi, je suis pas venu prendre pour prendre mon tour, ordonna le shinobi d’un ton sec et sans tact. Montre ton ventre. Si ça va, je me casse.

 Confuse, la serveuse s’exécuta, fermant les yeux en tirant le vêtement, comme pour prier qu’il n’allait pas en tirer avantage.

— Palpe toi. Je ne vois rien, expliqua le soldat. J’ai besoin de savoir si c’est cassé au niveau de tes côtes. Respire un grand coup et appuie sur l’impact.

 Encore une fois, elle s’exécuta. L’inspiration exagérée était un premier signe que tout était bon. Pas de perforation des poumons, pas de gémissements quand sa main appuya sur le coup, juste au-dessus du foie sous son vêtement relevé.

— Parfait, conclut Sarouh sans lui laisser le temps de dire quoi que ce soit. Bonne nuit.

 Il se redressa et détourna le regard. La fatigue s’abattit brutalement sur lui sous la forme d'un vertige. L’extrême concentration dont il avait fait preuve l’avait épuisé.

— Merci, fit la jeune femme d’une petite voix avant qu’il ne s’en aille. Tu ne veux pas m’amener à l’hôpital ?

 Le choc passé, la curiosité reprenait ses droits. Il était désormais évident qu’il y avait eu plus de peur que de mal. La serveuse s’était installée en tailleur, de nouveau droite et fière.

— Je me fiche de ton état, répondit le Gensouard d'une voix lasse.J’ai rempli mon devoir. Tu ne vas pas mourir. Fais ce que tu veux.

— Menteur.

 Effectivement, mais le dilemme moral dépassait sa petite personne. Sarouh aurait préféré que cette situation se produise à un autre moment. Le Tsumyo luttait pour savoir ce qui faisait encore partie de lui. Il laissa transparaître sa colère en se retournant.

— Le héros de comptoir pathétique que je suis aurait sûrement mieux fait de te laisser te débrouiller.

— C’est mérité, je suppose, balaya la blonde en se levant, l’air contrit. Elle lui tendit la main, un sourire faible aux lèvres. Nina, enchantée.

 Dégrisé, Sarouh laissa un ange passer avant de la saisir. Même couverte de poussière, il était difficile d’ignorer à quel point la jeune femme était belle. La peau doucement hâlée faisait ressortir le bleu de ses yeux, encadrés par ses cheveux légèrement bouclés qui tombaient en cascade sur ses épaules. Un nez fin et long achevait de lui dessiner un visage d’une rare élégance. Son corps était fin mais musclé, mettant en avant une silhouette gracile.Il sentit l’énervement refluer devant son attitude amicale.

— Tu aimes ce que tu vois ? demanda la jeune femme, amusée.

— Désolé, je crois que je te regarde vraiment pour la première fois, soupira l’adolescent, comme si cela excusait son comportement. Tu me dis quelque chose.

— Normalement, on se sert de ça pour briser la glace, continua-t-elle d’un ton joueur.

— Je pensais mieux me démarquer en terrassant ces trois pauvres types. Sarouh Tsumyo, enchanté.

 Sans le vouloir un sourire commençait à se dessiner sur ses lèvres alors qu’il mettait fin à cette interminable poignée de main. La tension diminuait, alors qu’ils discutaient au milieu de la rue dans un monde qui n’appartenait qu’à eux.

— Tu as un plan là ? reprit-elle après un silence.

— Prendre une douche, j’imagine.

 Nina sembla rassembler son courage, avant de demander :

— Tu ne veux pas rester avec moi ? On peut simplement rester silencieux ensemble. je ne veux pas rester seule. Et on pourra se laver.

— Dès le premier soir ? fit l’adolescent, taquin.

— Dans tes rêves.

 Ils rirent de bon cœur, avant d’échanger un regard confus. Un nouvel ange passa. La brise froide du désert fit frissonner la belle, mettant fin à cet instant figé dans le temps. Sarouh soupira une dernière fois.

— Si tu peux me promettre de ne pas m’insulter à nouveau, je veux bien te suivre. Retourner à la caserne dans mon état ne m’inspire aucune envie.

— Tu sais déjà que je ne peux pas te jurer ça, répondit la serveuse avec un sourire. Suis moi.

 Nina commença à avancer dans le dédale des rues sinueuses des bas quartiers. Sur ses talons, le ninja contemplait sa guide progresser sans mal dans le dédale Chikarate. Remise de son agression, du moins en apparence, elle arpentait les allées sombres d'un pas vif. Sarouh était impressionné et curieux. Il était attiré comme un papillon de nuit à une flamme par la vie qui animait la serveuse. Le chemin grimpait sans cesse mais Nina ne montrait pas plus de signes de faiblesse que lui.

 Ils marchèrent ainsi une trentaine de minutes, dans un silence serein. De plus en plus sobre, le Chuunin commença à s'interroger sur les raisons pour lesquelles la jeune femme voulait partager sa compagnie, autant qu'il n'arrivait pas à justifier son propre intérêt. C'était le même mécanisme instinctif qui l'avait rapproché d'Irumi. Des années après, le Tsumyo n'était toujours pas convaincu que ça soit une bonne chose.

 Le duo de fortune arriva devant une demeure délabrée manifestement vide. Sans hésiter, la serveuse l'invita d'un signe de tête. Ils rentrèrent dans le taudis, sombre et dénué de meubles comme d'âme qui vive.

— Tu t'attendais à quoi ? demanda la jeune femme en constatant que le Tsumyo avait naturellement posé sa main sur son arme.

— À rien. À tout, répondit l'intéressé avec un haussement d'épaule.

— Ca doit être épuisant, rétorqua sans jugement la jeune femme, en le regardant droit dans les yeux.

— Pas plus que le reste, crois moi. Mais pourquoi m'emmener ici ?

— Tu vas voir, répondit la blonde avec un sourire mystérieux.

 Sans guère plus d'explication, Nina traversa le taudis. La porte du fond donnait sur une arrière cour pavée de roches enfoncées dans le mortier, dallant avec une soudaine élégance le chemin. Puis elle balaya un rideau de perles et une tenture, disparaissant dans les ténèbres d'un autre bâtiment à peine en meilleur état que le premier. Quel était le but, faire le tour des taudis de Chikara ? La curiosité de Sarouh se mêla à l'agacement. C'est la première qui l'emporta alors qu'il pénétrait à sa suite.

 Il fut surpris par une petite pièce chaleureusement décorée. Un tapis rouge dont les motifs géométriques mettaient en valeur la rosace en son centre, sur laquelle était posée une table de bois verni encadrée de banquettes à l'air confortable. Des tentures habillaient les murs, cachant les fissures que Sarouh savait lézarder derrière.

 L'ensemble était accueillant et le Tsumyo s'y sentit immédiatement bien malgré l'odeur de cigarette froide. Nina lui lança une bouteille d'eau, l'arrachant à ses observations.

— Comment tu trouves ? fit-elle d'un ton qu'il trouva étonnamment concerné.

— C'est surprenamment agréable.

 La jeune femme se détendit légèrement en percevant la sincérité dans sa voix. Le ninja n'avait de toute manière pas la force de mentir.

— Tu n'as pas vu le meilleur. Si tu veux bien me suivre une dernière fois.

— Je ne suis plus à ça près, répondit d'un air taquin Sarouh.

 Ils avancèrent dans le logement, plus subtilement décoré, abandonnant l'esthétique au pratique pour les deux pièces restantes. Les efforts étaient concentrés dans le petit salon. Avant ce que le Gensouard devina être la chambre, une petite trappe avec une échelle à barreau de bois posée contre le mur attira son attention. Nina commença à grimper et ouvrit la trappe, l'invitant à le suivre d'un signe de main. Sarouh ne se fit pas prier, profitant de la vue pendant son ascension.

 La trappe débouchait sur le toit. Le Tsumyo fut soufflé devant le ciel étoilé et la pleine Lune qui resplendissait. Nina ouvrit une espèce de coffret en bois manifestement fait à la main et en sortit un matelas.

— Tada ! fit la jeune femme avec une fierté non dissimulée. Je te propose de regarder le ciel depuis ici.

— En silence ?

— Si c'est ce que tu préfères.

 Le Gensouard lui adressa un signe de tête et s'allongea, deux mains derrière la tête. Nina en fit de même, le touchant presque.

— Sarouh ?

— Oui ?

— Merci.

 Ils demeurèrent ainsi des heures durant, sans échanger, profitant du ciel nocturne. Alors que le soleil pointait le bout de son nez et que la Lune les quittait, Nina roula en boule contre lui, endormie. Le ninja l'entoura de son bras droit.

— Encore quelques minutes, dit-il comme pour s'excuser à l'univers pour son entraînement délayé.

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