Épisode 35 - Brisés

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 Assis sur son canapé, l’adolescent caressait la douce chevelure d’azur se reposant sur ses jambes. Yeux clos, Izul se requinquait de leur éreintante journée d'entraînement. Décontracté, Tokri se fit un bilan des trois semaines qui venaient de s’écouler. Sarouh s’était éloigné du groupe depuis leur dispute, n’apparaissant que sporadiquement à certains entraînements avant de disparaître pour quelques jours. Chaque retour du Chuunin ne faisait qu’attiser l’inquiétude de la Team Gomaki. De plus en plus blafard malgré le soleil Chikarate, ses traits étaient tirés et il semblait même devenir de plus en plus rachitique de visage. Tokri n’aurait pas été surpris d’apprendre qu’il se nourrissait à minima.

 L’Utak pensait être malgré lui responsable de cette prise de distance, du moins en partie. Craignant qu’il ne révèle l’implication du taijutsuka dans l’affaire Leïl par sa vision paranoïaque, le jeune homme avait tout avoué dès son retour au sommet du promontoire. Tendu, il ne chercha pas à minimiser ses actes et les raconta de façon factuelle. A sa grande surprise, l’équipe accueillit les faits bien plus sereinement que le Chuunin ne l’avait fait. En le remerciant, Izul s’était aussitôt enfoui contre son torse pour cacher vainement ses larmes, tandis que Nika lui adressa un timide sourire de soutien. Mutika et Kiame mirent quelques jours à se calmer, crevant d’envie de confronter physiquement le père d’Izul. Le couple parvint à les tempérer. Izul était en sécurité chez Tokri et Gomaki avait sollicité la hiérarchie pour tenir le retraité à l’écart de sa fille et de sa femme, qui avait reçu un logement de fonction rien que pour elle. S’en prendre au harceleur reviendrait à frapper contre son camp.

 Concernant Sarouh, même Nika n’avait plus de nouvelles. La marionnettiste avait fini par avouer s’être disputée avec l’illusionniste. La brune omettait volontairement les détails qui ne concernaient qu’eux, mais elle les avait clairement informés être en désaccord avec le comportement du Gensouard. A l’inverse, elle s’était doucement rapprochée du couple et Tokri était heureux de voir leur amitié revenir peu à peu à la normale.

 Personne ne savait comment agir envers le Tsumyo et Tokri soupçonnait chacun de n’en avoir que peu envie, usés autant par la pression de leurs missions et entraînements que par la crainte qu’une nouvelle guerre ne se déclare. Sarouh se préparait-il à rentrer à la Cascade ? Tokri soupira, amer. En l’absence du Chuunin, l’équipe s’était resserrée autour de lui et il en éprouvait autant de joie que de stress. Le Genin était de plus en plus convaincu qu’il n’aurait jamais tenu la pression sans la présence de la kunoichi d’azur à ses côtés.

 Une nouvelle routine s’était installée durant les entraînements. Le matin, Tokri aidait Kiame à s’améliorer au taijutsu, tandis que Gomaki se chargeait de la formation de Mutika en ce même domaine. Nika avait demandé l’aide d’Izul pour s’améliorer au genjutsu, permettant aux deux jeunes femmes de retrouver la dynamique d’avant la mise en couple de l’apprenti médecin.

 En début de journée, le taijutsuka et la marionnettiste avaient pris l’habitude de s’exercer au bukijutsu, le maniement des armes de jets. Ces sessions avaient grandement contribué à réinstaurer leurs longues discussions, ponctuées de l’agréable et surprenante découverte par l’Utak de l’esprit philosophe de la Hynomori.

 L’équipe conservait son rituel des Bains, mais la suite des soirées était de plus en plus dédiée à leurs amitiés. Tokri s’accordait davantage de légèreté, alternant les soirées avec Izul ou avec Mutika et Kiame. Ce dernier avait même incrusté l’un de ses amis à leurs vadrouilles : Dom Ferruet. Lorsqu’il partait en soirée entre garçons, la Leïl arrachait Nika à ses études nocturnes. De ce que sa petite amie lui avait rapporté, la Hynomori travaillait sur un projet secret et l’Utak n’aurait pas été étonné que son intérêt pour le Fuinjutsu y soit lié.

 Malgré la rancœur qui l’agitait encore envers le Chuunin aux cheveux bleus, il ne pouvait s’empêcher de trouver injuste que ses rapports avec la Team Gomaki se réchauffent tandis que leur ambassadeur sombrait dans les affres de ses démons intérieurs.

 Izul ouvrit les yeux et plongea son regard d’émeraude dans la noisette de l’Utak :

— Tu ne seras satisfait que quand tout le monde ira bien, hein ? souffla-t-elle tout en lui caressant une joue.

 Souriant en se demandant si elle avait gagné la capacité de lire dans ses pensées, l’Utak effleura sa main du pouce. De jour en jour depuis la fameuse nuit, la jeune femme resplendissait et aux dires de Utika et Ryul, il en était de même pour Tokri. Même le grand-père de ce dernier semblait ravi de la situation, bien qu’il ne pouvait s’empêcher de leur conseiller de ne pas délaisser leurs carrières pour autant.

— On ne peut pas le sauver de lui-même, ajouta-t-elle sur le même ton réconfortant. Surtout s’il nous repousse.

— Il a beaucoup fait pour notre unité, répondit l’Utak en savourant les caresses de sa compagne. Je m’en voudrais de le laisser partir ainsi.

— Alors que fais-tu encore ici ? lui demanda Izul en se redressant.

 Tandis que la kunoichi d'azur s'asseyait à ses côtés, le sarcasme de Tokri siffla entre ses dents.

— Pour qu'il me reproche de me cacher derrière "mon rôle de protecteur" ?

 Il ironisa fortement le titre que lui avait attribué Sarouh, ce qui fit esquisser un léger sourire gêné à Izul.

— Je pense que tu es le mieux placé actuellement pour le comprendre et l'aider, affirma-t-elle doucement en replaçant une mèche rebelle.

 Tokri haussa un sourcil de surprise, tandis que la jeune femme posait sa tête contre son épaule tout en effleurant la paume de son petit ami. L'Utak était sceptique, mais Izul était celle qui le connaissait le mieux avec Nika.

— Tu trouves qu'on se ressemble ? l'interrogea le Chikarate sans parvenir à camoufler ses doutes.

 Visage contre visage, Tokri se noya un bref instant dans le vert pétillant de la jeune femme, son parfum sucré l'envoutant en une paisible habitude. Izul parvenait de plus en plus à lire en lui, au point où l'adolescent se demandait s'il allait finir par lui avouer ses plus lourds secrets. Le Genin sentait sa carapace se craqueler à son contact, ce qui le terrifiait en un troublant sentiment de félicité.

— Vous avez autant de points d'accroche que de différences, mais ce n'est pas pour cela que je te pense être le plus à même de le soutenir.

— Tu peux aller au bout de ta pensée ? insista l'Utak sur le ton de la taquinerie.

 Le prenant de court, Izul déposa un baiser sur ses lèvres. Avant que Tokri ne le lui rende par réflexe, elle lui chuchota :

— Tu sauras trouver les mots.

****

 Le sommet du “promontoire Tsumyo” étant en vue, l’Utak espéra ne pas s’être infligé une montée pour rien. Un mois plus tôt, il n’aurait vu que l’intérêt pour son entraînement et sa rationalité ne faisait que lui hurler de se concentrer sur cette pensée. Une guerre couvait et il tentait d’aider celui qui le tuerait peut-être un jour. Peut-être même s’isolait-il afin de se préparer à les affronter ?

 Choisissant les meilleures prises par la force de l’habitude, Tokri chassa ses réflexions pessimistes de son esprit. Les Trois étaient encore alliés, inutile de spéculer sur un conflit qui ne verrait potentiellement jamais le jour. Pour l’heure, un ami avait besoin d’aide et il était hors de question de le laisser seul. Pas tant qu’il lui serait possible d’apporter un minimum de soutien.

 Le Chikarate posa une main au sommet et se hissa. Sans surprise, il se retrouva face au Gensouard, à quelques mètres de l’extrémité de la plate-forme rocheuse. Au moins n’aurait-il pas besoin de le chercher.

 En l’absence de réaction du Chuunin prostré devant lui, l’Utak se demanda s’il avait remarqué son arrivée. Le jeune homme s’approcha tranquillement et détailla son ami, qui avait triste mine. Assis et le dos voûté, le bras posé contre un genou replié, il tenait fermement un papier froissé. Alors qu’il s’asseyait à ses côtés, Tokri se demanda s’il s’agissait de nouvelles venant de Gensou. Si tel était le cas, il doutait qu’elles soient positives en vu de son état de dépérissement.

— On a des choses à se dire finalement ? demanda le Gensouard d’une voix éteinte.

— Je viens vérifier, répliqua Tokri, aussi aimable que possible.

 Son arrivée avait donc bien été constatée. Toutefois, le Tsumyo ne daignait pas le regarder et resta impassible à sa réponse teintée d’humour. Tête baissée, sa tignasse bleue masquait son visage. Mais le Chikarate n’avait pas besoin d’en voir davantage pour comprendre que son ami allait bien plus mal que lors de leur dernier échange.

— Si tu veux que je parte, je m’exécute, lui assura le chef des Genins avec compassion.

 Le Gensouard se mordilla une lèvre, ne masquant nullement son hésitation. Tokri le soupçonna de ne plus avoir la force de recourir au moindre filtre. Compte tenu de ce qu’il reprochait au taijutsuka, il n’en avait certainement aucune envie.

— C’est bon.

 Un silence s’installa entre les deux jeunes hommes. Bien qu’il savait le cœur du Tsumyo empli de rancoeur envers son couple, Tokri ne pouvait pas croire que son état était uniquement lié à leur triangle amoureux. Incapable de s’en expliquer la raison, l’ambiance lui était étrangement familière.

— Ça vient de Gensou ? finit-il par demander en pointant la feuille chiffonnée. On te demande de rentrer ?

 Cette fois, l’adolescent releva la tête, ses mèches azurées glissant le long de son visage. Tokri fut frappé par ses cernes profondément creusées. Virant en un foncé prononcé, on aurait pu croire qu’il arborait de solides oeils au beurre noir. Le teint de sa peau était plus blafard que jamais, mis en évidence par la lueur de la lune et dénuée du peu de bronzage développé par ses mois au Village du Désert.

— Mes parents sont morts, lâcha-t-il froidement.

 A peine eut-il prononcé les mots que son regard d’émeraude brilla, comme frappé par la réalité. Par pur réflexe, il enfouit son visage dans ses mains, mâchoire crispée. Tokri s'apprêtait à parler, mais se tut en voyant son ami reprendre la parole :

— Toutes mes actions n’avaient aucun sens, affirma Sarouh, acide et sans pitié envers lui-même. Rien de tout ce que j’ai vécu n’avait d’importance par rapport à eux. Si j’étais rentré, peut-être aurais-je pu éviter ça.

 Il renifla et évita le regard de Tokri, qui garda le silence en comprenant le besoin du Gensouard. Sarouh devait se défouler en vidant son sac et frapper autant sur lui-même que sur ceux qui étaient responsable à ses yeux.

— J’aurais au moins pu leur dire une dernière fois que je les aime.

 Sa gorge se noua. Incapable de prononcer le moindre mot, il lui fallait quelques secondes pour se reprendre. L’Utak décida d’en profiter tout en se creusant les méninges pour se montrer aussi délicat que possible.

— Tu n’as pas à t’en vouloir, affirma Tokri, qui pesait autant qu’il croyait à chacun de ses propos. Tu as été élevé en shinobi, tant par eux que par ton Village. Comme nous tous, tu agis comme on te l’a enseigné. Ils doivent être fiers du ninja que tu es devenu.

 Sarouh ricana avec sarcasme. Il lui jeta un regard en biais, empli d’une ironie presque assassine.

— A quoi bon être shinobi si je ne peux pas aider les gens que j’aime ? répliqua t-il, acerbe.

 Le Tsumyo sortit un kunai, arrachant un bref frisson d’effroi au Chikarate. Face à la crispation de son collègue, Sarouh ne put s’empêcher de ricaner à nouveau :

— T’en fais pas. Je ne vais pas te tuer. A l’heure actuelle, je me fous de ton histoire avec Izul.

 Il se mit à jouer à faire tournoyer son arme, cherchant à se centrer sur ses réflexions.

— J’ai tout donné pour Gensou et leur foutue alliance avec Chikara et Mahou, siffla Sarouh avec haine, posant une main crispée sur son cœur. Et voilà ma récompense : de la peine et de la douleur. Qu’ils aillent brûler.

 Son empathie partagée entre l’inquiétude et la compassion, Tokri ne comprenait que trop bien l’épreuve subie par le Gensouard. Le deuil était ce qui avait forgé l’individu qu’il était devenu. Mais pour que Sarouh comprenne que ses conseils étaient le résultat d’une vie et non pas un discours vide de sens prononcé pour la forme, il lui fallait lui révéler l’aspect le plus intime et fondateur de sa vie. Était-il prêt ? En dehors de sa famille, seul Mutika était au courant et uniquement car ils étaient des amis d’enfance. Si l’Utak adolescent pouvait effacer les confidences du Tokri enfant, il le ferait sans hésitation.

— Sans t’offenser, tu ne sais rien de mes relations avec ma famille, reprit Sarouh d’une voix qui s’éteignait à petit feu pour la seconde fois. Je ne leur arrive pas à la cheville.

 En un souffle, il ajouta davantage pour lui que pour Tokri :

— Je ne mérite pas leur sacrifice.

 Ce fut l’auto-reproche de trop pour l’Utak, qui le coupa sèchement et par pur instinct :

— Au moins as-tu le luxe d’avoir des regrets, asséna t-il tout en tournant son regard vers la cité.

 Entre les lumières émises par ses habitants et la pénombre de son désert impitoyable, Chikara semblait piégée entre deux mondes. Une métaphore bien familière à l’âme de Tokri. Le taijutsuka n’aurait su dire si le regard de Sarouh s’était embrasé ou s’il l’avait heurté d’une quelconque manière. Il précisa tristement, laissant transparaître un bref instant le petit garçon brisé qui continuait à survivre faiblement au plus profond de son subconscient :

— Ma mère a été assassinée.

 Alors que Sarouh stoppa net le mouvement de son projectile, le visage d’une Lila souriante lui apparut subitement en un flash. Une brève douleur lui transperça le crâne, l’amenant à cligner des yeux tout en peinant à retenir ses larmes. Il détourna davantage la tête de Sarouh, enrageant intérieurement contre l’émotion qui l’avait frappé sans crier gare. Pourquoi fallait-il que le deuil remonte à la surface en cet instant ? Ses cauchemars s’étant apaisés depuis plusieurs semaines, le Chikarate pensait avoir enfin surmonté son traumatisme.

— Quel âge avais-tu ? lui demanda Sarouh d’une voix quelque peu réchauffée.

— Cinq ans, répondit Tokri en un souffle.

— Cela explique pas mal de choses, déclara le Gensouard, pensif.

 Reprenant le contrôle, l’Utak se tourna vers le Tsumyo. Il y découvrit un regard bien différent, l’illusionniste étant à son tour compatissant dans leur douleur commune.

— Tu es dans un état de sidération, explicita Tokri, analysant par l’expérience les émotions de Sarouh. Abattu, tu as sûrement envie de mourir et tu as la sensation que le monde est contre toi.

 Le Chuunin secoua la tête et se tourna à nouveau vers les lueurs de la vie nocturne de Chikara, dont les toitures étaient caressées par les brises d’or du désert. L’adolescent prit son silence pour une autorisation de continuer.

— Ensuite vient la haine. La fureur et la rage contre ceux qui t’ont tout pris. Que ce soit vrai ou non ne te semblera pas important. Si tu plonges dans cette spirale, tu n’en souffriras que davantage. Je te déconseille de sombrer dans cette voie.

— Parce que tu t’en es sorti ? siffla Sarouh, du sarcasme plus prononcé qu’il ne l’aurait voulu se glissant dans son interrogation.

 Se sentant bien plus vulnérable qu’il ne l’aurait souhaité, Tokri replia ses jambes et les enserra de ses bras. Menton contre ses genoux, il soupira :

— J’aimerais te dire que oui. Mais ce n’est pas quelque chose que l’on contrôle. Tu peux lutter contre et la freiner, mais ce sera toujours là.

 Il se pencha quelque peu en arrière et frappa son torse de son poing, tout en fermant les yeux. Il répéta son geste à plusieurs reprises, mimant le son d’une bête cherchant à sortir de sa prison.

— L’équipe m’a aidé à apaiser ce monstre de peine et de colère.

— Je vais perdre ce luxe, répliqua Sarouh avec amertume en reprenant son jeu du kunai. Vous êtes les meilleures personnes qu’il m’a été donné de rencontrer, mais je ne suis pas de Chikara. De toute façon, je doute qu’ils soient ravis de me revoir.

 Cherchant à retrouver une contenance, Tokri se mit à jouer nonchalamment avec un caillou.

— Profite du temps qu’il te reste ici. Ils n’attendent que ton retour.

 Sarouh se contenta d’hausser les épaules, peu convaincu par l’optimisme de son ami.

— Méfie toi du refuge que tu choisis. Plus il apparaîtra naturellement devant toi et plus il sera dangereux.

— Ne m’en veux pas si je n’ai pas la force d’écouter tes conseils, souffla Sarouh, épuisé mais sans animosité.

 Estimant qu’il lui avait offert toute l’aide en son pouvoir, Tokri lui accola une légère tape frappe fraternelle à l’épaule. Tandis qu’ils se perdirent dans leur contemplation du ciel étoilé, tentant d’oublier pour un temps les souffrances infligées par le Yuukan.

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