Épisode 10 - Culpabilité

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 Tokri tourna une page de son livre et aborda le début de règne du troisième Chikage : Shiri Ogawa. Constatant qu'il fut placé à la tête du Village par le jeu de l’échiquier politique interne, le jeune homme souffla du nez. Ce Chikage semblait correspondre au profil des politiciens qu’il avait en horreur, contrairement aux deux premiers qui avaient été de formidables combattants.

 L’Utak plaça son marque-page, soucieux de ne pas corner un ouvrage de la Bibliothèque. Il se fichait d’abîmer les siens, jugeant que cela faisait partie de la vie d’un livre. Il était à contrario extrêmement précautionneux des œuvres qu’il empruntait.

 Il jeta un œil à la chambre d’Izul, prenant soin de ne pas être repéré du toit qui lui était devenu bien trop familier. Au début de son enquête, Tokri ne lâchait pas la jeune femme du regard. Il se sentait à présent de plus en plus perturbé lorsqu’il guettait trop longtemps de nouveaux indices. Était-ce dû à l’absence d’éthique de son opération ? Peut-être en partie, mais le Genin avait le sentiment d’agir comme on le lui avait enseigné. Le comportement d’Izul représentait une instabilité pour leurs futures missions et la cohésion de l’unité. Comme tout ninja, il collectait des informations afin de régler ce dossier. Non, le problème était tout autre et l’Utak commençait tout juste à se l’admettre en son for intérieur.

 Izul l’attirait. Cela s'était fait lentement, insidieusement, durant sa semaine d’espionnage. Commençait-il à éprouver des sentiments ? Tokri se mordit profondément une joue pour chasser cette possibilité de son esprit. Il lui fallait se ressaisir et se contrôler pour découvrir le fin de mot de l’histoire. Cela devenait de plus en plus pressant, l’état physique d’Izul l’alarmant comme jamais il ne l’avait été pour quiconque.

 Assise en lotus, sa position favorite pour lire sur son lit, Izul semblait regarder son livre sans le voir. Tokri la sentait tendue, tournant régulièrement la tête vers la porte de sa chambre. Tel un animal en cage. Pour éviter de se perturber plus que de raison, le jeune homme s’était exercé à étendre son en. Atteignant la chambre de son équipière, Tokri était frustré de ne pas parvenir à aller au-delà, convaincu qu’au moins une partie du mystère s’y trouvait.

 Ses magnifiques cheveux azurs à présent dépareillés, encore plus ce soir-là que depuis le début de son craquage, couvraient presque intégralement son visage. Entre deux mèches, l’Utak percevait ses yeux verts meurtris par les larmes. Durant la semaine qui venait de s’écouler, la coquetterie de la jeune femme avait peu à peu disparu.

 Tokri était à la fois inquiet et furieux. Il voulait comprendre, l’aider. Et enrageait contre lui-même de ne pas y parvenir. Il savait que le reste de l’équipe ressentait les mêmes inquiétudes. Il en avait discuté avec la Hynomori et Mutika les premiers jours, en l’absence de la concernée et de Sarouh. Mais à présent, un simple regard suffisait. Ce fut différent avec le Tsumyo. Les regards qu’il lançait à Izul lorsque cette dernière lui tournait le dos avaient suffi à l’Utak pour ressentir de plein fouet son désarroi. Et ceux qu’ils échangeaient entre eux étaient suffisamment éloquents pour se passer de paroles. Quelque part, Tokri se sentait de plus en plus proche du Gensouard. Lui aussi s’était attaché à Izul et souffrait de ne pas pouvoir la soutenir. De son côté, Gomaki redoublait de vigilance envers ses élèves. Le Jounin prenait garde à ne pas brusquer Izul et déployait d’incroyables ressources de douceur et de compassion, tout en faisant au mieux pour maintenir le moral des autres.

 Sentant que Izul était davantage à l’aise avec Nika qu’avec les autres membres de l’unité, Tokri avait pris la décision de les mettre en binôme toute la semaine. Ceux des garçons avaient tourné tous les jours. Le silence se faisait de plus en plus pesant au sein de l’équipe. Tous restaient concentrés sur leurs formations, excepté l’éteinte Izul. Le passage sans transition de la kunoichi solaire à la shinobi renfermée avait affecté chaque membre de l’équipe en profondeur.

 Culpabilisait-elle de cette situation ? Connaissant la Leïl, ce ne serait pas étonnant. Mais cela ne suffisait pas pour l’amener à se confier. Nika avait confié à Tokri qu’elle avait eu la sensation que leur amie avait été tenté de lui parler durant leurs sessions en binôme. Mais quelque chose en elle semblait la retenir.

 Izul se pencha quelques instants sur son livre avant de se redresser en sursaut. Son cœur palpita lorsqu’il la vit se recroqueviller en se rabattant au bout de son lit. La porte s’ouvrit en un fracas que l’Utak aurait pu ressentir même sans le en.

 Un homme entra et se jeta presque sur elle en claudiquant. Pas bien grand, d’une stature qui évoquait une ancienne musculature aujourd’hui révolue, il se mit à hurler à l’encontre de Izul. S’étant stoppé devant la jeune femme, l’inconnu tanguait d’un pied à l’autre. Le Genin en déduit qu’il était éméché. Tokri ne parvenait pas à entendre ses paroles, mais il ressentit par son en toute sa rancoeur et sa haine. Instinctivement, le poing du jeune shinobi se serra.

 Izul se prit la tête dans les mains et tenta faiblement de répliquer quelque chose avant de faire le choix de se taire. Le Genin eut toutes les peines du monde à ne pas bondir dans la chambre. Mettre à terre l’homme. Le frapper, à mort. Pour que cesse les malheurs et le désespoir d’Izul. Défendre la victime, abattre l’ennemi. Sans s’en rendre compte, la colère de l’Utak décupla la puissance du en. Lorsqu’il vit Izul faire glisser ses mains le long de son visage en ignorant quelques instants son bourreau, il comprit son erreur et se plaqua hors de vue.

 Quelques secondes plus tard, Tokri entendit la fenêtre s’ouvrir.

— Tu fous quoi ?

— Je veux juste prendre l’air…

— Si tu essayes de t’enfuir petite pute, j'te jure que j’te bute !

 Izul ne répondit rien. S’enfermant dans le silence, elle se laissa insulter. Toutes les injures existantes semblèrent y passer. Tokri, qui avait compris la situation dès l’entrée de l’homme, prenait conscience de l’horreur de la situation. Son père lui reprocha d’être un poids, d’avoir tout sacrifié pour elle, sa mère et Chikara. Que s’il avait fini dans cet état c’était de leur faute à elles. Les ingrates qui n’avaient aucune reconnaissance pour le shinobi qu’il avait été, qui ne le respectaient jamais…

 Passant d’un discours illuminé à un autre, il se mit à qualifier Izul de traînée. Lui reprocha de ne chercher qu’à attirer l’attention des hommes, comme l’étranger aux cheveux bleus, le rouquin ou le brun. Tokri se reconnut avec écoeurement dans l’une des descriptions, ainsi que Sarouh et Mutika. Remontant au temps de l’Académie, l’Utak eut l’impression que le Leïl reprochait à sa fille tout homme qui semblait lui prêter un intérêt, que ce soit amoureux ou purement amical. Était-il jaloux de la réussite scolaire et sociale de sa fille ?

 Le second poing de Tokri se crispa, son cœur battait à lui rompre la poitrine. Ses paumes blanchirent. Il se mordit les lèvres, peinait à respirer, ordonnant intérieurement avec rage à l’ancien ninja d’aller cuver son ébriété ailleurs. Le Genin ne savait pas combien de temps il serait capable de se retenir avant de le tuer.

 Au bout de quelques minutes qui furent vécues par Tokri et Izul comme des heures interminables, un claquement violent de porte précéda un silence mortifère. L’Utak expira discrètement. Izul l’avait-elle repéré ?

 Le Genin finit par entendre son amie pleurer. D’abord discrètement, elle renifla avant de se laisser aller en des sanglots qui déchirèrent Tokri au plus profond de son être. Puis, un son de verrouillage. Elle venait de fermer la fenêtre. Tokri se risqua un coup d'œil dans la chambre pour la voir en proie à sa détresse, effondrée sur son lit. Un court instant, il eut l’envie irrationnelle de la rejoindre pour la réconforter. Son objectif étant atteint, le Genin hésita à partir. Mais sa crainte de voir le paternel revenir prit le dessus. Il resta donc statique sur son toit une heure de plus, le regard fixé sur le spectacle d’Izul en détresse le meurtrissant plus profondément de seconde en seconde.

 Une fois calmée, elle éteignit la lumière. Discrètement, Tokri réunit ses affaires, se laissa glisser le long du mur et prit la route vers sa demeure d’un pas lourd. Il savait ce qu’il devait faire et hésita à s’exécuter dès à présent. Un soupçon de rationalité lui chuchota qu’il devait attendre le lendemain, avant la journée de simulations au combat de l’équipe. Il soupira. Bien qu’il allait se lever plus tôt que d’habitude, la nuit allait être longue.

 Passant devant un terrain d'entraînement, l’Utak s’arrêta net. Excepté lorsqu’il était descendu de son point d’observation, ses poings étaient restés crispés de colère. Tremblotant, il fit tomber le sac contenant ses affaires. Tokri commença à se diriger vers le terrain d’un pas vif, avant de se mettre à courir. Il prit appui de son pied gauche, renforcé au gyo, sur l’une des barrières entourant le lieu et bondit vers l’un des mannequins d'entraînement.

 Sa jambe chargée en Chakra, il le frappa aussi fort qu’il le put. De toute sa rage jusque là réprimée, le Chikara Senpuu arracha sa cible de ses gonds. Elle tournoya un bref instant en l’air avant de s’effondrer lamentablement au sol.

 Tokri fixa le mannequin. Ce n’était pas le pantin inerte qu’il vit, mais le cadavre du père d’Izul, qui fut remplacé un bref instant plus tard par celui d’Uril. Il cracha à leur encontre avant de leur tourner le dos pour s'enfoncer dans les ténébres des ruelles sableuses de Chikara.

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