Épisode 30 - L'otage

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 Les jambes flageolantes, le souffle court, le visage rougi par l'effort, Sarouh s'affaissa dans le sable chaud dès qu'il fut hors de vue des Chikarates. Sa crinière bleue se mêlait à l'ocre, alors qu'il peinait à se reprendre. Il avait réussi jusqu'à la dernière seconde à faire illusion. Comme s'il était capable de manipuler plusieurs personnes et d'infliger une dérouillée mentale pareille à quelqu'un sans le payer très cher dans son état. Lorsque Gomaki l'avait interpellé, le Gensouard avait manqué de se trahir. Mais sans tressaillir, il avait maintenu son agaçante mais efficace façade. Plus il grandissait et plus il en comprenait l'intérêt.

 Fréquenter Asori avait été riche d'enseignements. L'apprentissage par l'expérimentation étant son crédo, Sarouh avait vite intégré qu'il fallait plus observer son sensei que l'écouter. Mais affalé ainsi, il se sentait faible et ridicule. Il ne devrait plus compter sur personne. Et plus jamais il ne se laisserait prendre par surprise. Il posa par réflexe la main sur sa gorge en grimaçant.

 Les émotions sont l'ennemi du shinobi. Aussi dure qu'avait été sa leçon, il croyait en son bien fondé. Quelles auraient été les chances du groupe Utak s'ils l'avaient croisé en situation réelle ? Il aurait pu les assassiner les uns après les autres. Il se voyait déjà, la lame plantée à travers la gorge de Nika, un sourire malsain destiné à enrager le reste du groupe. Il imaginait sans mal le plan de bataille et ses sinistres conséquences. Un frisson d'effroi le parcouru alors qu'il chassait cette pensée. Ça ne pourrait plus se produire, il y avait personnellement veillé.

 Sarouh soupira, alors qu'il se revoyait sourire à Izul lorsqu'elle lui avait annoncé son retour à Chikara. Qu'est-ce qu'il avait bien pu espérer ? Elle devait le détester maintenant. Une part de lui se dit qu'elle comprendrait son intention, la demoiselle était très intelligente. Nika également ne serait pas en reste. Mais de là à pouvoir nouer quoi que ce soit avec eux, c'était naïf. Ils pourraient être ennemis dès demain, par la stupidité du monde qui les entourait. Quelle connerie. Et il mourrait alors du résultat de ses propres conseils. Ça ne serait sûrement pas si mal.

 Le Tsumyo se protégea le visage du soleil de sa main, cherchant en lui l'énergie de bouger. Il finit par y arriver après deux échecs cuisants. Plein de sable, il apprécia fugacement les vêtements prêtés par Izul. Très légers, ils remplissaient efficacement leur office. Il faudrait au moins rendre ça. Dans le pire des cas, Sarouh se servirait du QG comme intermédiaire. C'était justement sa destination.

 Plutôt crever que retourner à l'hôpital et il avait du pain sur la planche. À la seconde où il avait foulé le sol Chikarate, il avait le devoir d'être un ambassadeur de Gensou. S'il ne voulait effectivement jamais avoir à subir ses visions d'horreur, être exemplaire était un minimum syndical. Il serait hypocrite de se la couler douce. Ses besoins affectifs n’avaient aucune forme d'importance ici. Secouant la tête, le Chuunin trouva la détermination qui lui avait fait défaut jusque-là.

 Il erra au gré des bâtiments de sable, se promenant dans les larges artères qui composaient le Village du désert, attendant que l’énergie lui revienne. Il se prit une glace, espérant que le sucre l’aiderait à se remettre plus vite de son excès de faiblesse. Les blessures s’étaient enchaînées plus vite que les soins et l'opération l'avait également affaibli. Quand Sarouh avait-il pu prendre une pause pour la dernière fois ? Être blessé gravement était peut-être la meilleure chose qui pouvait lui arriver, il allait enfin pouvoir respirer.

 Le soleil brûlant lui frappait la nuque, contraignant le ninja à longer les murs pour se mettre à l’ombre. Il allait devoir s’adapter à ce climat. Encore. L’air sec embrasait ses poumons, le sable insidieux le grattait, la chaleur étouffante rendait ses pensées confuses. La fièvre revint, vicieuse comme un serpent pour le prendre à la gorge. Le désert se méritait et n’avait aucune pitié pour les faibles, principe qu’illustraient fièrement les Chikarates. Se plongeant dans la vanille de sa collation, il essaya de faire le tri dans ses pensées.

 Ninja confirmé d’une autre nation, en dehors de sa juridiction, il n’aurait qu’une liberté très relative dans l’enceinte de ce Village. Serait-il assigné à résidence ? Probablement. Il était difficile pour Sarouh d’estimer combien de temps il serait coincé ici. Sa force spirituelle était amoindrie, il était redevable de sa vie à Chikara et Gensou n’allait sûrement pas s’empresser de le rapatrier. Il pourrait toujours servir dans des œuvres de service communes, ou dans la mise en place de mission à caractère diplomatique. Il y avait également le spectre de la mission à Nikidami. Dur de savoir à l’avance ce que les différentes hiérarchies décideraient sans connaître les coupables.

 Que ferait-il en tant que dignitaire Chikarate ? Probablement que le Tsumyo serait assigné à une équipe pour pouvoir à la fois profiter de lui et en même temps le tenir à l’oeil. Peut-être même essayer de lui soutirer des informations. Ensuite, il enjoindrait Gensou à vite ramener une équipe en soutien, pour mener une enquête conjointe, avant de montrer patte blanche avec Mahou également afin d'éviter de déstabiliser les relations entre les Trois. L’illusionniste grimaça. Il n’aimait pas du tout où le menait son raisonnement.

 Il se pinça l’arrête du nez, alors que ses pas l’avaient finalement amené au QG. Quelle galère… S’il avait été membre d’un quelconque clan important de la Cascade, il aurait déjà été ramené au bercail. Lui était parfaitement disposable et allait devoir prendre ses propres initiatives dans l’ignorance généralisée. Exaspéré d’avance, il arriva à l’accueil, où il fut invité par une jeune femme agréable et professionnelle à attendre dans la salle dédiée. Tout occupé qu’il était à masquer ses tremblements et sa douleur, il ne vit pas son joli visage encadré de cheveux blonds.

****

 L’attente lui sembla interminable. Alors que le Chuunin se demandait s’il allait mourir de sa migraine avant ou après son rendez-vous, il fut invité à rentrer dans une pièce circulaire où trois hommes l’attendaient, assis à un long bureau en arc de cercle, donnant immédiatement au Gensouard l’impression d’être pris au piège. Aucune de ces personnes ne portaient la tenue officielle de Kage, indiquant par là qu’ils n’avaient qu’un rôle d’astreinte et d’intermédiaire. Son cas était donc déjà réglé. Cela rassura un peu Sarouh.

 Le premier soldat, à la quarantaine, l’air bourru s’adressa à lui d’une voix grave et joviale :

 — Ha Tsumyo ! Enchanté, nous sommes les représentants du Conseil ce jour. J’espère que l’attente n’a pas été trop longue, de nombreuses affaires étaient en cours.

 — De plus, enchérit une voix de femme mâture le visage masqué par une longue capuche, à sa gauche cette fois, vos rapports nous ont donné quelques… Difficultés.

 Merveilleux. Sarouh voulait tout, sauf donner du fil à retordre à ces gens-là. Sans perdre son air impassible, il attendit patiemment que le doyen logiquement assis au centre reprenne la parole :

 — En ce qui vous concerne, Gensou n’a pas de réclamations et vous souhaite un prompt rétablissement.

 Sarouh entendit qu’il pouvait bien se débrouiller tout seul dans le désert, mais ne montra aucun signe d’agacement, saluant seulement la nouvelle de la tête, alors que le vieil homme continuait.

 — Vos propos ont été parfaitement corroborés par Gomaki Myo, le Jounin vous ayant accompagné lors de votre mission. L’enquête étant en attente pour le moment des différents éléments, notamment les autopsies des deux Villages, il en a profité pour formuler une demande à votre encontre.

 — Une demande ? relança le Tsumyo, soudain mal à l’aise.

 C’était donc ça, la dernière pièce du puzzle.

 — Oui, il vous a précédé ici et a demandé votre intégration à son équipe. Si vous êtes d’accord, cela va de soi. Nous comprendrions que vous vouliez rester au repos. Nous avons cru comprendre que vous avez subi de graves blessures lors de cette mission, notamment en protégeant l’une des nôtres.

 Merveilleux. Maintenant il n’avait plus le choix. Il allait être beau l’esprit d’équipe après ce fameux entraînement. Notant mentalement qu’il n’en avait pas fini avec le karma, Sarouh s’inclina avec raideur en acceptant de fait sa mission. Entraîner la Team Gomaki en attendant les retours des autopsies et les décisions des autorités concernées.

 En sortant de la pièce, le Tsumyo tiqua enfin sur le “N’en fais pas une habitude” que le Jounin lui avait lancé. Bien évidemment. Comment en aurait-il pu être autrement ? Le Chuunin se maudit de ne pas avoir réfléchi plus en amont. Le laisser faire ce qu’il voulait pendant la leçon au genjutsu était à la fois un entraînement pour ses élèves, mais aussi un test pour lui. Difficile de dire s’il avait échoué.

 Si jamais les choses dérapaient entre la Cascade et le Désert, bien que cela était extrêmement peu probable, il se retrouverait dans une position d’otage, exactement comme il l'avait imaginé. En ne le réclamant pas, Gensou l’indiquait comme étant dispensable afin que Chikara n’en retire pas un potentiel élément de négociation contre eux. Du moins était-ce ce que le Chuunin aux cheveux bleus concluerait à leur place. L’échiquier politique l’épuisa tout d’un coup. Se frottant les yeux en sortant du QG, il tomba sur un Gomaki tout sourire. Pour la première fois depuis qu’il le connaissait, le frêle illusionniste eut envie de lui mettre un coup de boule.

 — Ils ont officialisé la nouvelle ? commença-t-il en s’allumant une cigarette du pouce.

 — En effet, siffla Sarouh, peinant à garder sa contenance.

 — Ne fais pas cette tête. Je pense que tu y gagneras également. Après tout, tu as le profil parfait pour me seconder dans leur entraînement et la réciproque est vraie.

 Bien sûr qu’il avait raison. Le Tsumyo le savait bien. Le Village du Taijutsu et ses pratiquants avaient effectivement beaucoup à lui apprendre, tant point de vue culturel que martial. Tomber dans l’équipe de l’Utak faisait sens à tous les niveaux. Revoir Izul et Nika lui ferait du bien. Mais…

 — Je n’aime pas être manipulé.

 — Sois sérieux quelques secondes, tu veux ? C’est évident que c’est la meilleure décision, tu es juste énervé de ne pas être arrivé à cette conclusion par toi même. Ou alors, pire, tu avais déjà compris ?

 Sarouh, qui avait de plus en plus mal à la tête et de moins en moins de patience, garda un silence obstiné.

 — Demain, neuf heures. Apporte ton matériel. De toute façon, tu n’as plus le choix. Je compte sur toi. Il faudra former une vraie équipe. Je t’ai vu agir, je t’ai entendu parler. Tu veux le meilleur pour nous tous. C’est pour ça que tu y es allé aussi fort tout à l’heure. Tu seras très bien dans l’équipe.

 Il laissa un autre silence. Se faire ainsi analyser énervait le Gensouard, bien qu’il n’arrivait pas à dire pourquoi. Surtout en étant d’accord. Des flammes dansaient dans l’émeraude de ses yeux, alors que le Jounin ne se départissait pas de son sourire, comme pour lui rappeler ce que ça faisait. Il continua, impitoyable.

 — Tokri est désormais chef d’équipe. Je lui ai demandé de t’intégrer. Allez, je te souhaite une très bonne fin de journée. Arrête de jouer aux héros et va te reposer. Au revoir, Sarouh.

 Il quitta le Chuunin d’un pas calme, alors que son collègue frisait la combustion spontanée. Il allait falloir se détendre. Alors que le jour commençait à descendre au loin, Sarouh traversa le Village d’un pas décidé, porté par sa frustration et ses souvenirs.

 Que voulait-il au juste ? Il aurait tué pour éviter de retourner à Gensou et il y échappait. Il voulait continuer à fréquenter Izul et Nika ? C’était donné sur un plateau. Le Tsumyo ne se reconnaissait pas.

 Sa colère était ailleurs. Il se voyait déjà rejeté par l’équipe de Chikara. En terminant sa petite leçon violemment, Sarouh fuyait l’attachement potentiel qu’il éprouvait graduellement pour eux et les spectres de ses relations précédentes. Que ça ne soit pas le chapitre final le forçait à affronter ses démons. Il mourrait d’envie de s’intégrer à la fine équipe et, pour la même raison, en était terrifié.

 Fulminant contre lui-même, il continua à progresser vers l'Ouest, suivant le soleil qui se couchait derrière l'un des deux promontoires rocheux entourant Chikara, embrasant le ciel de couleurs ocres qui donnait un aspect quasi religieux à la montagne. Le Gensouard n'écoutait pas son corps engourdi, alors qu'il escaladait. Après une heure d'efforts ininterrompus, Sarouh dominait le désert et son Village. Pourquoi le Tsumyo était venu ici ? Simple, c'était le lieu de l'un des derniers souvenirs heureux qu'il avait avant que sa vie ne bascule dans le chaos. En y pensant bien, il ne faisait que subir depuis ce jour-là.

 Il s'assit, les jambes pendant dans le vide et se laissa aller à la contemplation. Il admira la subtile architecture Chikarate, tout en courbe. Face à lui s'étendaient les ombres agrandies par les rayons mourants. Les reflets étaient sublimes, les couleurs rougeoyantes sur les bâtiments de sable et de terre en un mélange savamment étudié tant pour son efficacité que son esthétisme. De l'autre côté du Village, il voyait un autre promontoire rocheux lui faire face, comme pour le défier. Lentement, son souffle s'apaisa. L'univers lui donnait peut être une nouvelle chance. Rien n'avait changé depuis la dernière fois. Tout avait changé.

 Gomaki avait raison sur un point, il n'avait pas vraiment le choix. Autant faire au mieux. L'illusionniste retira son bandeau et joua machinalement avec. Il devrait faire bonne figure dès demain. Il était probable que l'Utak et Mutika soient très remontés. Possible que Nika ait peur de lui. Sa meilleure chance était avec Izul. Il avait réussi à apprivoiser plus féroces qu'eux, dans le temps, il pourrait peut-être recommencer.

 Il resta ainsi de longues heures, incapable de s'exercer ou de penser, laissant son esprit vagabonder au gré du vent du désert, avant que la froide nuit ne le déloge. Lorsqu'enfin il sauta pour rejoindre l'Hôpital, sa décision était prise. Il ferait amende honorable et donnerait ce qu'il pourrait à l'équipe, en mettant au mieux de côté ses émotions.

 Cette fois, il n'échouerait pas.

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