Épisode 28 - De maître à élève

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 — Bien, des questions ?

 Un silence pesant s'ensuivit. L'atmosphère était à la fois électrique et empreinte de dépit selon les membres de l'équipe. Plus Tokri reprenait ses esprits, et moins il parvenait à décolérer. Son poing droit refusait de se décrisper, blanchissant la paume et jointures de la main. Pour ne pas céder à un nouvel excès de violence, l'Utak évita de croiser le regard du Tsumyo.

 Pourtant, Tokri avait retenu la leçon le concernant. Ses émotions prenaient bien trop souvent le pas sur sa raison. Le mantra du shinobi était de les mettre de côté afin d'accomplir son devoir envers son Village. L'Utak avait toujours rejeté ce principe. Ses émotions, en particulier sa rage, avait permis au petit garçon de survivre au meurtre de sa mère. Les mettre sous cloche reviendrait à le livrer à une forme de mort psychique.

 Le Genin avait toutefois pris conscience tout au long de leur précédente mission de la nécessité d'apprendre à les contrôler. Ses émotions le guidaient dans sa quête de vengeance et de pouvoir, mais ne devaient en aucun cas mettre sa vie ou celles de ses alliés en danger. Et jamais plus il ne devrait sous-estimer un adversaire. Malgré la tempête émotionnelle qui tournoyait en lui, une conclusion s'imposait nettement en son esprit : il allait lui falloir apprendre à contrer l'art des illusions.

 Tokri était bien plus furieux contre lui-même qu'envers Sarouh Tsumyo. Concernant le traitement subis à ses collègues, le schéma de pensée était tout autre. Le Chikarate ne cessait de les observer alternativement et constata bien vite que chacun semblait se fermer sur lui-même.

 Mutika semblait à la fois honteux et désemparé. Toute colère semblait s'être dissipée suite au rendu de son petit déjeuner. Son regard était perdu dans le vague, mais évitait de croiser celui de ses partenaires. Gomaki le rejoignit pour lui offrir un mouchoir. Penaud, il mit quelques instants avant de comprendre et finit par se nettoyer en se cachant tant bien que mal de ses amis.

 A genoux, Nika se tenait les mains, levés au niveau de son visage empourpré pour camoufler ses yeux. Tokri n'avait pas besoin de les voir pour savoir que ses yeux étaient en larmes. La jeune marionnettiste n'avait que peu confiance en elle et le Genin craignait que cet épisode ait détruit le peu qu'elle avait réussi à se forger.

 Izul tenait toujours sur ses jambes, bien que tremblotantes. La jeune femme fixait ses pieds, les joues presque autant empourpré que celles de Nika. Son regard était tout aussi humide, bien qu'elle ne s'en cachait pas. S'en était-elle rendu compte ? Tokri n'en était pas certain. Elle levait de temps à autre la tête, mais la rebaissait dès qu'elle croisait le regard de Sarouh ou de Tokri.

 L'Utak pensait comprendre ce qu'elle avait subi. Et c'est ce point qui le mettait particulièrement en colère. Jouer sur les peurs et le sentiment de culpabilité était une chose. Mais toucher à l'intimité au sens le plus strict de son amie le rendait fou de rage. Une pensée effleura l'esprit du Genin, mais sa méconnaissance du Genjutsu l’empêchait certainement de comprendre pleinement ce qui venait de lui arriver.

 Gomaki Myô tapa dans ses mains, dans une volonté évidente de tous les sortir de leur torpeur.

 — Bien. Je pense que nous pouvons nous arrêter pour aujourd'hui.

 Le Jounin se tourna vers Sarouh et lui adressa un sourire reconnaissant tout en s'allumant une cigarette.

 — Tu y es allé bien plus fort que je me l'étais imaginé. Tu peux disposer. J'imagine que tu as besoin de repos.

 — Effectivement, répondit-il sans se départir de son sourire.

 Tokri se retint une fois de plus de lui sauter dessus. Le jeune homme voyait clairement que l'expression du Chuunin était forcée. Était-il plus épuisé qu'il ne voulait le montrer ? Dans tous les cas, le voir arborer cette stupide expression après avoir fait souffrir ses amis lui donnait envie de le transpercer de kunais. Le Genin n'esquissa toutefois aucun geste, déterminé à tenir sa nouvelle résolution.

 Sarouh fit quelques pas en vue de quitter le terrain d'entraînement lorsque Gomaki l'interpella une dernière fois :

 — Tsumyo ?

 — Oui ? répondit le concerné, un peu surpris.

 — Les règles de cette séance étaient exceptionnelles. N'en fais pas une habitude.

 Le Jounin n'avait en aucun cas changé d'intonation. Aimable, cordiale. Le sous-entendu n'en demeurait pas moins clair. Sarouh ouvrit la bouche, avant de la refermer, clairement interloqué.

 — Je comprends, se contenta-t-il finalement d'affirmer.

****

 Le Chuunin reprit sa marche. Gomaki attendit qu'il soit suffisamment éloigné avant de s'adresser à ses élèves sur un ton compatissant.

 — Cet entraînement a été éprouvant pour vous tous. Vous avez quartier libre pour aujourd'hui. Rendez-vous demain à la même heure. Il me reste quelques bases à vous enseigner avant que nous ne passions au stade supérieur de vos formations.

 Le groupe de jeunes commença à se diriger vers la sortie du terrain d'entraînement lorsque le Jounin ajouta :

 — Tokri ? Je souhaiterais te parler seul à seul.

 Les Genins s'échangèrent des regards interloqués. L'Utak espéra en son for intérieur qu'il ne s'agissait pas de mauvaises nouvelles concernant le brigand qu'il avait tué lors de la seconde nuit. Tandis que Gomaki écrasait sa cigarette et l'envoyait dans une poubelle par une légère brise de vent, les Genins convinrent d'un point de rendez-vous.

 Lorsqu'il rejoignit son sensei, ce dernier sortit une nouvelle cigarette et désigna d'un mouvement de tête un banc taillé dans la roche. Tokri marcha dans sa direction aux côtés de son mentor, qui alluma sa cigarette d'une flammèche du pouce. L'Utak savait cette pensée puérile, mais il ne pouvait s'empêcher d'admirer le charisme du Jounin lorsqu'il effectuait ce tour.

 — Comment vas-tu ? lui demanda Gomaki d'une voix paternelle lorsqu'ils furent installés.

 — Bien, répondit Tokri, quelque peu décontenancé. Je suppose.

 S'attendant à subir une remontrance, le jeune homme était véritablement surpris par cette question emplie de bienveillance.

 — Ces dernières semaines ont été éprouvantes, commenta Gomaki en laissant filer un trait de fumée. Je tenais à ce que tu saches que je suis fier de la direction que tu as pris dernièrement. Tu progresses, et pas que du point de vue martial.

 Tokri ouvrit la bouche pour le remercier, mais aucun son n'en sortit. Gomaki sembla s'en amuser.

 — Il y a tout de même quelques points sur lesquels tu vas devoir travailler, le prévint le Myô. C'était l'objectif de la session d'aujourd'hui. Tu vois de quoi je parle ?

 — Oui. Mais je refuse d'éteindre mes sentiments, l'informa Tokri, sur la défensive. J’ai quand même pris conscience d'une chose. Il me faut apprendre à contrôler mes émotions.

 — Cette voie me semble saine, en convint Gomaki. Bien plus que celles suivies par bien trop de shinobis de ma connaissance.

 — Vous vouliez me voir uniquement pour cela ? lui demanda Tokri.

 — Non. J'ai des informations à te transmettre, et quelques missions à te confier.

 Le Myô jeta sa cigarette au sol, l'écrasa, et l'envoya une fois encore dans une poubelle d'un mouvement de doigt qui leva une légère brise de vent.

 — J'ai de bonnes nouvelles qui vont nous permettre de repartir sur de bonnes bases. J'ai reçu la conclusion du QG concernant le gars que tu as tué. Chikara considère sa mort comme étant une résultante logique de la mission. L'affaire est donc close.

 L'Utak ne put retenir un soupir de soulagement. Le contraire aurait été surprenant, le meurtre étant un acte naturel du shinobi. Cette épée de damoclès était toutefois une source de stress dont Tokri était ravi de se débarrasser.

 Gomaki sembla hésiter, mais craqua finalement et sortit une nouvelle cigarette.

 — Entrons dans le vif du sujet, dit-il tout en l'allumant. Pour améliorer la cohésion du groupe, j'ai jugé qu'il était bon de nommer un chef d'équipe. Pour me seconder, et également assurer le commandement lors de mes absences.

 Il marqua un temps de pause pour tirer sur sa cigarette. Tokri prit cela comme un exercice de perfectionnement de sa patience.

 — Je vous ai observé durant ces premières semaines, l'informa t-il tout en expirant. Ma conclusion est la suivante : tu es le plus apte à ce poste.

 — Sérieusement ?

 Cette discussion allait de surprise en surprise. Lui, chef d'équipe ? Gomaki était un ami proche de Okioto. Tokri ne doutait pas qu'il était au courant de l'objectif des frères Utak. De plus, le Genin avait prouvé plus d'une fois qu'il avait des difficultés à gérer sa colère et avait été en rejet de la carrière de ninja durant de longues années. Gomaki sembla comprendre le mutique questionnement qui saisissait son pupille face à cette annonce.

 — Crois moi, j'ai longuement réfléchi avant de prendre cette décision. Tu es mentalement bien plus fort que tu ne te l'imagines.

 — Izul ne serait pas meilleure à ce poste ? ne put s'empêcher de douter le jeune homme. Ou Nika ?

 Le visage de Gomaki fut brièvement masqué par un nuage de fumée qui n'empêcha pas le Genin de percevoir un léger pincement de lèvres. Lorsque la fumée se dissipa, il fut surpris de découvrir un regard peiné chez son mentor.

 — Tu ne connais pas tes partenaires aussi bien que tu ne le penses, affirma Gomaki avec douceur. Crois moi, leurs failles actuelles m'empêchent de leur confier ce rôle.

 — Comme si je n'en avais pas, rétorqua le jeune homme.

 — Je connais ton passé, Tokri. Je sais sur quelle base tragique tu as construit ta vie. Et c'est ce qui fait la différence entre eux et toi. Tu es celui qui a appris à rester debout malgré les tourments qui t'étreignent au quotidien. Tu as l’étoffe d’un leader. Je préfère que tu apprennes les détails en te liant à tes collègues. Crois moi, leurs failles sont bien différentes des tiennes. Et ils ont besoin de l’aide d’un guerrier tel que toi.

 La gorge du Genin se noua, prise par l'émotion. Jamais il n'avait reçu de tels compliments, pas même de la part de son frère. Que cela vienne de celui qui prenait de plus en plus la place d'un père de substitution le touchait d'autant plus.

 — Merci, répondit Tokri d'une petite voix.

 Sentant quelques larmes couler le long de ses joues, il se frotta vigoureusement le visage de sa manche. D'instinct, il imagina quelques excuses. La fumée de cigarette ? Du sable dans les yeux ? Avec bienveillance, Gomaki ne lui en tint pas rigueur.

 — J'officialiserai ce statut demain. Ca te convient ?

 — Oui.

 — Dis-moi quand tu seras prêt à recevoir quelques conseils et tes premières directives.

 Tokri inspira un grand bol d'air, puis expira. Décidé à se montrer digne de la confiance de Gomaki, il opina du chef avec détermination.

 — Tout d'abord, tâche de requinquer au mieux l'équipe et apprends à les connaître. La compréhension de ses troupes est la compétence première d'un chef d’unité. L'objectif de la séance était qu'ils comprennent le danger que représente le genjutsu, ainsi que la nécessité de ne jamais sous-estimer un adversaire.

 L'Utak se mordit la lèvre. Sa première tâche allait lui demander un grand effort. Malgré la confiance manifestée par Gomaki, il n'était pas sûr d'être assez à l'aise socialement pour réussir brusquement cette tâche après des années de misanthropie.

 — Je vais faire au mieux, assura Tokri.

 — Je n'en doute pas, répondit Gomaki en le gratifiant d'un encourageant sourire qui mit du baume au cœur de son élève. Ma seconde demande concerne notre ami Gensouard.

 Nouvelle inspiration de cigarette, tandis que Tokri haussa un sourcil de surprise.

 — Tsumyo ?

 — Etant donné le contexte de son séjour, Chikara et Gensou ont convenu qu'il serait bon pour les relations de nos Villages que nous continuions notre collaboration. Tu comprendras certainement que cela permet à l'un comme à l'autre de montrer patte blanche. De plus, cela fait environ deux ans que ce genre de collaboration s'intensifie. L'armistice entre les Trois n'a que dix ans et je ne t'apprends rien en te disant que la paix est fragile.

 Tokri soupira d'exaspération, faisant soulever quelques mèches de son front. Bien que shinobi, l'Utak n'avait cure des affaires politiques et des jeux de pouvoir entre les Villages. Il tentait de faire abstraction de n'être qu'un pion de l'échiquier Yuukanien, mais cette simple pensée le révulsait.

 Gomaki décida de passer outre la réaction de son élève. La journée avait été riche en émotions et en surprise pour le nerveux Genin. Il ne doutait pas qu’il aborderait avec lui et les autres l’importance du rôle politique et social du ninja. Qu'ils le veuillent ou non.

 — Je te demanderai donc d'intégrer ce garçon à l'équipe.

 — Formidable, grinça l'Utak qui parvint miraculeusement à retenir un juron.

 Les deux rôles lui semblaient contradictoire. Remonter le moral de l'équipe tout en intégrant l'illusionniste responsable de la ruine de leur mental. Son rôle de chef commençait fort.

 — Il est Chuunin, mais hors de la juridiction de son Village, reprit Gomaki, impassible dans ses explications. Jusqu'à nouvel ordre, il n'est en aucun cas votre responsable hiérarchique. Sarouh participera aux entraînements et vous conseillera sous ma direction. Son rôle est celui de consultant et d'agent de liaison. Tu me suis ?

 — Ouais, répondit sèchement Tokri. Permission d'être totalement honnête ?

 — Accordé, dit Gomaki en inspirant sur sa cigarette.

 — Chikara me casse les couilles avec sa politique.

 Gomaki éclata d'un rire franc et manqua de s'étouffer avec sa bouffée.

 — Je m'y attendais, mais pas aussi franchement. Il va falloir t'y habituer Tokri. Ce genre d'ordre ne sera pas le dernier.

 — Je me doute, répondit Tokri d'un demi-sourire.

 — Ne sois pas si braqué envers Sarouh. J'ai le sentiment que c'est un bon garçon. Un ninja compétent qui a certainement subi son lot d'épreuves, comme nous tous.

 — Je ne pense pas qu'il ait un mauvais fond, répondit Tokri. Mais après la séance d'aujourd'hui, je crains que l'estime de l'équipe soit au plus bas. En particulier pour Mutika. C’était également particulier pour Izul.

 — Je le pense aussi, lui confirma Gomaki. Fais de ton mieux et en tant que sensei, je tâcherai de te faciliter la tâche. Outre son expérience, Sarouh est une opportunité martiale pour vous. Il a une double affinité. Son Fuuton et son Suiton vous seront utiles, à toi et Izul.

 — Il m'a déjà aidé, lui apprit Tokri. A Nikidami. C'est grâce à lui que j'ai réussi à maîtriser la technique d'affûtage. Je pense qu'il pourra nous aider à parfaire nos manipulations du Chakra. Et tout le monde a dû comprendre la nécessité d'apprendre à se défendre du genjutsu.

 — Et en échange, nous l'aiderons pour le taijutsu. Donnant-donnant.

 — Il en a bien besoin, glissa sournoisement Tokri.

 — Tout le monde y trouve son compte dans cette histoire, conclut Gomaki en effectuant son rituel avec son mégot.

 Le Jounin se leva. Comprenant que la conversation touchait à son terme, Tokri l'imita.

 — Je te laisse rejoindre tes camarades. Ressourcez-vous bien. Je vous attends ici dès demain à l'heure habituelle. De mon côté, je vais aller régler quelques formalités avec le QG et j'aimerais m'entretenir avec Sarouh.

 — Bien.

 Tous deux quittèrent le terrain d'entraînement et se séparèrent à l'opposé de l'autre. A peine eut-il fait quelques pas que l'Utak s'arrêta et se retourna pour interpeller Gomaki :

 — Sensei ?

 Gomaki se retourna à son tour, surpris.

 — Oui ?

 — Merci. Pour votre confiance et...

 Il hésita, puis décida d'achever sa phrase :

 — ... Et pour tout le reste.

 Gomaki s'alluma une cigarette, un sourire amusé aux lèvres.

 — C'est normal, Tokri. C'est mon boulot, et vous méritez qu'on se donne pour vous cinq.

 Gomaki lui tourna le dos et reprit sa route, laissant l'Utak se motiver intérieurement. Trois amis attendaient de retrouver le sourire.

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