6. Game over

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Le numéro hors-série de Terre des hommes célèbre avec faste les dix ans de la disparition du photographe et militant écologiste Marc Degraaf, créateur du magazine, et prouve que ses combats restent d'actualité en mettant en exergue ses clichés d'hier face à ceux d'aujourd'hui, mitraillés par son frère Étienne. Le succès critique et public du mensuel ne se dément pas, et fait les beaux jours du groupe de presse Degraaf, dirigé de main de maître par la belle Hélène, dont l'exigence et le perfectionnisme sont salués de tous.

Depuis ma première « vraie » passe avec elle, nous nous sommes revus, repoussant toujours plus loin les limites du lâcher-prise. La commande était claire : je devais jouer au maximum la carte du bad boy des banlieues, et pour le reste, c'était « no limit ». La redoutable working-girl n'était plus la même en ma présence ; au cours de nos parenthèses sexuelles, elle s'abandonnait totalement au gré des scenarii que je nous inventais. C'est ainsi que j'ai assouvi plusieurs de ses fantasmes en la tringlant dans un parking souterrain, à l'arrière de sa bagnole, en la sodomisant comme une chienne en pleine forêt ou en jouissant dans sa bouche très tard le soir, au beau milieu de son bureau de Présidente Directrice Générale.

Pour notre dernière entrevue, elle m'a voulu toute la nuit pour elle seule, mais en mode romantique, dans son pieu. Ce qui ne m'a pas empêché d'enchaîner sept orgasmes. Alors que je m’apprêtais à la quitter au petit matin, elle m'apostropha :

C'était la dernière fois, Val. Il ne faut plus qu'on se voie, qu'on baise ensemble. Ça matche entre nous parce qu’on joue un rôle, parce que je te paye, mais c'est trop dangereux. Pour toi comme pour moi. On risquerait de s'attacher l'un à l'autre, à des personnages qui n'existent pas. C'est comme une drogue, il me faut décrocher avant que je n'en sois trop dépendante. Parce que t'es ma came, Val, je n'ai jamais joui autant avec un autre homme. Tu m'as libérée, mais on ne peut pas continuer ainsi, c'est pas possible. T'es un escort et je ne suis que ta cliente. Tu ne m'en veux pas de te dire ça ?

Non, Hélène, lui répondis-je en boutonnant mon jean. Moi non plus, je ne veux pas que ça s'arrête entre nous, je kiffe vraiment la manière dont on baise tous les deux, il y a une belle alchimie de nos corps seulement... Je sais que t'as raison : si on va plus loin que ce strict rapport escort/cliente, on va se faire mal. Et moi, je ne veux plus souffrir, ni faire souffrir. Je ne peux plus. C'est pour ça que je fais ce job, tu comprends ? Le sexe sans attache, c'est ce qui me maintient en vie, alors que pour toi, ce n'était qu'une phase transitoire...

J'enfilai ma chemise, ma casquette Nike, mon blouson et l'embrassai encore une fois.

Dans d'autres circonstances, je ne dis pas, ça aurait pu marcher. Si on s'était rencontrés autrement, s'il n'y avait pas eu Émilie...

Émilie ? C'est cette fille que tu n'as pas su écouter ni aider ?

Oui...

Je ne m'étendis ni sur ma relation avec Emy, ni sur la fin de celle-ci. Notre dernier french kiss fut long et langoureux. Un baiser d'adieu.

De retour chez moi, j'avais un cafard noir et plus envie de rien. Je me suis mis à repenser à Émilie, notre rencontre, nos corps-à-corps enfiévrés du début. A ses premières crises de larmes, ses scarifications, le mal qu'elle se faisait et que je ne comprenais pas. A nos engueulades de plus en plus fréquentes, violentes, à l'amour que nous ne faisions plus, à cette rupture que j'ai initiée et qui n'a fait qu'accentuer sa descente aux enfers.

Je chialai, repassai en boucle dans ma tête cette chanson si belle, si triste, qu'elle avait écrite pour moi alors que nous n'étions plus ensemble.

***

« A me surprendre à rougir /

Lorsque je pense à nos ébats /

Et tu me manques partout /

Même dans l'air que je respire /

Je tourne, tourne en rond /

Dans ce bocal vide qui me sert de vie /

Depuis toi, depuis des nuits /

J'ai perdu la flamme et l'éclat /

Et longs sont les hivers pour oublier la douleur /

Je vais danser jusqu'à l'aube, je serai saoule de désespoir /

Je marcherai sur un trottoir émietté comme mon crâne /

Avec ma peine pour unique couverture du soir... » (1)

***

Et puis, un jour de déprime, plus gris encore que tous les autres, elle s'est ouvert les veines. Ce viol qu'elle avait subi et que je n'avais pas su déceler dans ses colères, sa détresse ou ces silences, je me les recevais à nouveau en pleine gueule, ivre de solitude.

Le poids de sa culpabilité, Hélène avait fini par réussir à s'en délester, à revivre, alors que moi, j'étais condamné à porter cette putain de croix jusqu'à mon dernier souffle : celle de n'avoir jamais pu sauver Emy d'elle-même, par pur égocentrisme.

(1) : Paroles empruntées à la chanson A mort amant de Louise Verneuil (auteure-compositrice et interprète).

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