Prison blanche

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La nuit doit être tombée. D’ici, impossible d’en être certain, le seul rythme est celui des gardiens. Quand enfin les néons cessent de cracher leur lumière crue, nous savons le temps du répit venu. Nos muscles tendus par l’angoisse se relâchent, nous pansons nos souffrances du jour et nous autorisons un sommeil sans repos.

Calvin est mon voisin de prison. Chaque soir, il glisse sa main entre les barreaux, caresse mon dos, ou ma tête. Ce contact nous apaise, tous les deux.

— Tu souffres ? me demande-t-il du bout des doigts.

— Mes plaies commencent à guérir. Je crains que demain ne soit mon jour.

Je me pelotonne un peu plus contre la grille. Sentir la chaleur d’un autre m’aide à traverser la nuit. En provenance de la pièce voisine, un cri déchire le silence. Il est bientôt suivi par d’autres, terrifiés, enragés, désespérés. Nous n’avons jamais rencontré nos voisins, la seule chose que nous connaissons d’eux sont ces cris, les mêmes chaque nuit. L’effroi se répercute en écho jusqu’ici, et Calvin se met à hurler aussi, malgré lui. Ses doigts se plantent dans ma chair, crispés d’épouvante, et je rejoins bientôt la beuglante funeste, contaminé par la terreur de mes frères de douleur.

Rien ne se passe, la nuit, hormis les cris. Ils sont notre seul lien, l’ambivalente expression de nos angoisses, qui nous afflige autant qu’elle nous unit. Lentement, ils s’éteignent, comme autant de fleurs qui fanent. Les mains de Calvin s’adoucissent, redeviennent ce réconfort caressant qui nous tire tous deux des ténèbres de nos vies.

— Tu as eu mal, aujourd’hui ?

— Je n’ai rien senti, sur le moment. Mais maintenant, ma chair me brûle. Et lorsque je touche, c’est encore pire.

Nous partageons toujours notre nourriture. Calvin a du mal à s’alimenter depuis qu’il a perdu ses dents, alors je lui offre les aliments les plus tendres ; les gardiens ne s’embarrassent pas de ce genre de détails. Longtemps, nous n’avons reçu pour repas qu’une bouillie informe, à l’odeur repoussante. Mais depuis que la jeune fille a rejoint l’équipe, nos dîners sont plus variés, agrémentés de quelques fruits et légumes frais, de biscuits sucrés. Je trempe un de mes biscuits dans l’eau et le donne à Calvin. Sa vue n’est plus très bonne, mon aide est bienvenue.

Mes plaies me démangent, je les gratte sans cesse, retire les croûtes, pétris les boursoufflures déjà cicatrisées ou tire sur les points de suture. La plupart sont déjà refermées, terrible augure. Les gardiens ne tolèrent jamais longtemps la guérison.

— J’ai peur, Calvin. Demain sera mon jour, j’en suis sûr !

Il tente de me rassurer, les gardiens s’intéressent davantage à lui ces temps-ci. Chaque matin est un nouveau déchirement. La peur d’être choisi, le soulagement coupable lorsqu’un autre souffre à notre place. Nous ne nous le reprochons jamais. L’injustice ne vient pas de nous.

Un nouveau torrent de cris brise les murs et s’écoule sur l’obscurité. Les voisins ont peut-être tenté de s’échapper, et hurlent leur échec à nos oreilles. Il y a bien longtemps que je n’essaie plus. Ces grilles sont solides, nous ne les franchissons qu’aux mains des gardiens. Calvin tente encore, parfois, mais il est trop faible, ce soir. Son énergie vitale décline depuis quelques temps. Pour autant, les gardiens ne le ménagent pas. Qu’importe sa mort, d’autres le remplaceront.

Collés l’un à l’autre, séparés par le froid de la grille, nous nous endormons. Je ne rêve plus depuis longtemps, en outre, de quoi pourrais-je rêver ? Je ne connais rien d’autre que ce monde, cette prison glacée, cette douleur qui ne me quitte jamais, ces cris qui lézardent la nuit.

Les néons nous réveillent et rallument les vociférations. Les gardiens ne nous répondent plus, l’habitude est une carapace difficile à percer. La fille arrive plus tard, dans la matinée ; elle est la seule à encore nous parler.

J’ignore qui de la souffrance ou de l’ennui est le plus grand tourment. Je me recroqueville au fond de ma cellule quand l’ombre d’un gardien s’approche, mon seul déplacement de la journée. Mes muscles sont amollis par la cage et l’apathie, je ne serais plus capable de survivre hors de ma geôle. La grille meurtrit mes pieds et toutes mes chairs, je lèche parfois mes blessures dans l’espoir de les soigner.

— Calvin ? Calvin ?

Je glisse ma main contre l’acier et frôle le corps sans vie de mon ami. S’en est fini de lui. Il n’est pas le premier que je vois périr. Je le tire à moi, le plaque contre la grille, mes doigts s’enfouissent une dernière fois dans sa fourrure miteuse. Tu vas me manquer, Calvin.

La fille est arrivée, ses yeux se sont troublés quand elle les a posés sur le petit corps déjà raidi par la mort. Quand elle tente de l’emporter, je m’accroche et gémis. D’une main douce, elle écarte mes doigts.

L’ennui est encore plus épais lorsque l’on doit le traverser seul. Le temps, chargé d’une écrasante langueur, goutte lentement sur l’existence. Les ombres traversent ma cage, les effluves toxiques piquent mes narines, la fille change mon eau et ma nourriture, nettoie la cagette qui collecte mes excréments, me parle un moment.

— Tu aimes bien les biscuits, petit singe ? Tu les as tous mangés.

— Sophie, ne parle pas aux bêtes, tu vas t’attacher.

Quand les néons s’éteignent enfin, je comprends que ce jour n’est pas le mien. Demain, peut-être.

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