Chapitre 5 - Blanc

5 minutes de lecture

De derrière la porte, une silhouette rabougrie, recourbée, rachitique se précipite vers moi et s’agenouille, la main tendue. Elle a un sourire doux, que je reconnais. La petite de l’intendance. Voilà bien la trace du temps qui passe et qui vous laisse derrière lui… Je détourne les yeux, tentant de dissimuler une larme qui m’échappe, malgré tous mes efforts pour la retenir.

« C’est ma faute, n’est-ce pas ? je murmure à mi-voix, incapable de me retenir plus longtemps. C’est à cause de moi qu’il a été tué ? »

La vieille elfe a un sourire compatissant. Toutes les rides de son visage s’allument et se mettent à sourire, simplement.

« Maîtresse… Votre amour n’est en rien fautif. C’était sa décision. Sa volonté. Il n’aurait pas pu vivre sans vous. Il était devenu fou, incontrôlable, inconsolable. Votre absence, son impuissance, tout cela l’a poussé à venir vers vous, à tout tenter pour vous délivrer. Il vous a aimée jusqu’à la toute fin.

— Et moi qui espérais… Moi qui lui souhaitais la paix et l’oubli. Une existence suffisante à des milliers. Mais pas à nous. Je me suis souvent demandé où tu étais parti, si tu avais choisi d’avancer... Je sais désormais que nos chemins se sont croisés pour ne plus jamais se séparer. Nos volontés sont liées. Je ne te décevrai pas. Je ne laisserai pas tomber. Pour toi. Et pour tous ceux qui ont cru en nous. »

La vieille dame me sourit, je lui rends, un peu maladroitement sans doute. J’ai quelques scrupules à m’appuyer sur son épaule que je devine fragile sous le tissu épais, mais ni ses yeux ni sa main n’ont tremblé.Avec douceur, elle m’aide à monter les quelques marches et me conduit au salon, sans cesser de parler.

« Quand nous avons appris que la Noblesse vous reniait et se retournait contre vous, ç’a été un grand choc, murmura-t-elle en se renversant dans un fauteuil si profond qu’il donnait l’impression de l’avoir avalée. Le pays est retombé aux mains des royalistes et les inégalités sont revenues, plus nombreuses, plus importantes. Vous vous étiez battus, le jeune maître et vous, pendant si longtemps pour changer le monde, et vous aviez presque réussi ! Mais vous l’avez vu, notre monde, notre vie n’a désormais plus rien à voir avec celle dont vous rêviez. Je n’ose imaginer combien ce que nous sommes devenu doit vous affliger… »

J’ai un sourire las, presque un soupir. Je comprends cette pauvre femme. L’espoir que je représente n’est plus rien aujourd’hui et pourtant elle sait à côté de quoi nous sommes passés. Ce qu’elle voit en moi, ce n’est pas une femme, une révolutionnaire, une criminelle. Non. Elle voit les ruines du présent, elle se souvient de l’espoir passé et elle construit ses rêves d’avenir.

« Vous ne l’avez pas voulu plus que moi, madame. Malgré tous nos efforts, la traîtrise de certains cœurs nous a échappée. Ni vous, ni moi, ni personne n’aurait pu prévoir une telle chose. C’aurait été folie que de soupçonner tous nos alliés, je l’ai assuré tant de fois, et regardez où cela m’a menée. Moi-même je me suis laissée berner. C’est ma faute si je me suis retrouvée enfermée. J’ai sur-estimé l’ennemi. Je l’ai pensé raisonnable. J’avais perdu de vue la nature humaine, son ambition, sa force et sa folie. Je ne peux qu’imaginer les honneurs qui ont accueilli le premier traître et quelles horreurs vous lui avez réservées… »

Un instant de silence suit cette déclaration. Plusieurs silhouettes écoutent aux portes, je le sais, mais elles n’entendront rien d’extraordinaire. Rien qu’elles ne sachent déjà, sans doute. Mais j’ai besoin de savoir. De demander. De me rendre compte.

La vieille femme reprit plus bas encore, plus doucement.

« Malheureusement… Nous avons échoué, Maîtresse. Il s’est suicidé avant que nous ne parvenions jusqu’à lui. Mais ce n’est même pas notre seul tort. Cinq cents plus tard, nous n’avons même réussi à détrôner l’usurpateur et à ne serait-ce que protéger votre volonté. Malgré tous nos plans, toutes nos préparations, il a agi le premier. Nous sommes toujours derrière. Et puis il s’en est pris aux Immuables. Nous avons complètement perdu le contrôle de la situation. Nous avons essuyé de nombreuses pertes, mais nous n’avons pas trouvé la moindre information fiable. Pire encore, nous ignorons tout du danger qui vous menace, de cette arme qui parvient à tuer ceux que la mort dédaigne. Tout ce que nous pouvons faire, c’est vous enjoindre à la prudence et placer nos espoirs dans votre retour miraculeux. »

J’ai un pauvre sourire devant le visage triste et contrit de cette ancienne pleine de respect et de dépit. Elle croyait qu’ils parviendraient à me soutenir, même plusieurs siècles après ma chute. L’échec qu’elle constate aujourd’hui, elle le porte sur ses épaules en oubliant que c’est également le mien et celui de milliers d’autres.

« Même s’il n’est pas dans mes habitudes d’être prudente, je ferai de mon mieux, vous pouvez en être assurée. Après cinq cents ans passés dans le noir, je n’ai plus envie d’y passer ne serait-ce qu’une heure. Et ces plans, ces ébauches que vous évoquiez… Je souhaiterais y avoir accès. »

Elle sourit gentiment et je vois dans ses yeux plissés et sa physionomie sereine que cette femme a vu et surmonté des siècles de problèmes, d’expériences et de chaos. Je sais qu’elle a les épaules, qu’elle connaît le monde et le cœur des hommes. Il est rassurant de voir sourire ces gens. S’ils ont encore foi en la nature humaine, je n’ai d’autre choix que d’y croire encore un peu.

Quelque part, elle me ressemble. Elle n’a vécu qu’un fragment de mon existence, mais elle a vu la guerre, mené des êtres à la vie, à la mort, secondé les rationnels et les émotifs, combattu en première ligne, supervisé depuis le camp. Elle aussi a beaucoup vécu. Suffisamment. Et l’heure venue, elle pourra partir en paix.

Je m’affale, presque malgré moi, dans le sofa où je suis installée. J’espère que le monde pourra partir en paix. Je le souhaite de tout cœur. Pour que ma solitude ait un sens. Pour que ceux qui m’ont accompagnée reposent en paix. Pour que là-haut, quelque part dans ma tête, je puisse trouver refuge dans les jours heureux que nous aurons partagé quand je serai à nouveau plongée dans l’obscurité.

Ils seront ma lumière.

Ils m’accompagneront.

Tout comme des centaines d’autres se tiennent déjà à mes côtés et avancent avec moi vers l’avenir.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Renouveau ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0