Antigone

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Antigone avait perdu un œil et huit dents, du côté gauche, à la suite d’un malheureux tir de flashball. Son frère n’avait pas eu cette chance ; gazé et piétiné par une foule fiévreuse de panique, il succomba de ses blessures.

Mais l’histoire ne devait pas s’arrêter là…

Scène 1 : Antigone, les gardes du palais

Le fourgon slalomait furieusement entre les véhicules, ses sirènes hululant de sombres urgences. Assise dans le compartiment à l’arrière, flanquée de deux austères gardes en armure d’exo-squelette, Antigone demeurait muette et apathique tandis que des goulées de sang s’échappaient de son nez.

Elle aurait voulu hurler, elle aurait voulu pleurer, mais elle comprenait également ce qui était en train de se passer. Elle sentait au fond de ses entrailles la froide réalité qui venait de commencer pour elle, elle comprenait où ce chemin la mènerait, elle savait comment il allait finir. Et elle voulait rester digne. Ma dignité, pensait-elle, c’est tout ce qu’il me reste.

Était-elle prête ? Un nid de poule fit sursauter le véhicule, ce qui la jeta au sol. Ses mains étaient menottées ; elle s’écrasa lamentablement. Mais comme si ça ne suffisait pas, les gardes prirent sa chute pour une rébellion et se jetèrent sur elle.

Les exo-squelettes étaient extrêmement lourd, son tibia craqua sous le poids du genou qui l’immobilisait et elle ne put s’empêcher de pousser un hurlement de douleur. « Ta gueule salope ! » lui répondit aussitôt l’un des hommes.

L’habitacle avant n’était séparé de l’espace arrière que par une petite fenêtre, comme il y en a souvent sur ce type de véhicule. L’homme assis en place passager l’ouvrit pour lancer :

– Allez-y mollo, c’est la nièce du commissaire.

– C’est surtout la sœur du terroriste cette grosse pute ! J’suis sûr qu’elle l’a aidé. Hein ça te plaît de torturer des gamins ? Vas-y, dis-le qu’t’aime ça salope !

L’homme appuya son coude au creux des reins d’Antigone, ce qui lui arracha un nouveau cri de douleur. Avec les renforcements en carbone des exo-squelettes, non seulement la force était augmentée, mais le corps lui-même devenait plus dur et anguleux.

– Laisse-là j’te dis, c’est pas ton job ça !

Les deux gardes relevèrent la jeune fille et la rassirent entre eux.

– Non mais regarde là, un vrai monstre ! Moi si j’avais ta gueule j’me serais collé une balle depuis longtemps. Ah ça ! Il t’a pas loupé le collègue.

Le passager referma la fenêtre intérieure. Cet épisode fit réagir le conducteur :

– Quand même ! Cette petite… À peine sortie d’hôpital, voilà qu’elle entreprends un comportement délictueux.

– Oh tout ça c’est de la politique, le mieux pour bien faire son job et garder le moral, c’est de pas trop y penser.

– Bah oui mais quand même, son frère était une vrai pourriture. Salauds de terroristes ! Tous ces gamins qu’il a tué, quelle horreur, tu ne trouves pas ?

– Si, si, bien sûr. Tout ce que je dis, c’est qu’on peut pas se permettre de devenir trop proche de ces gens si on veut faire notre travail correctement. On ne peut ni les aimer, ni les haïr. C’est tout ce que je dis.

— Quand même. S’ils arrêtaient d’enfreindre la loi on pourrait arrêter de les arrêter. Moi ça ne me fait pas plaisir de voir des gamines comme elle tomber dans le terrorisme, ça me révolte même !

—Écoute vieux, t’es pas au concours Miss Univers alors on va continuer comme on a commencé : en silence.

***

Scène 2 : Antigone, Créon

— Oh ma petite chérie ! Tu boîtes ? Si ces brutes t’ont maltraitées, tu me le dis et je leur colle un rapport sur le dos. Eh bien ? Tu ne parles pas ?

Antigone se traîna péniblement jusqu’au siège devant le bureau de son oncle et posa lourdement ses mains menottées sur le bois laqué.

— Les menottes ! Oui, les menottes, je dois avoir une clef par ici, ou peut-être là… Ça y est ! Bon, je te délivre, mais tu ne vas pas t’enfuir n’est-ce pas ? Ahah.

Tandis qu’il détachait les poignets endoloris de la jeune fille, cette dernière le regarda de son unique œil, couleur bleue poignant. D’une voix qui se voulait cynique mais n’était que triste, elle répondit :

— S’enfuir ? Peut-on fuir le destin ?

— Allons allons ! Pas de mauvais esprit. Tu as toujours eu la tournure un peu philosophe, je crois que c’est ce que Hémon aimait chez toi. Mais maintenant mon fils est parti avec ta sœur, qui a l’esprit plus pratique ; la philosophie c’est bien, mais pas trop de philosophie, tu comprends ?

— Ce que je comprends, mon oncle, c’est que tu voudrais caresser mais tes mains sont pleines de poignards. Tu voudrais réconforter mais ta parole est pleine de venin. Tu voudrais aimer mais tu as tes responsabilités. Eh bien moi aussi j’ai mes responsabilités, et je ne peux pas tolérer que le nom de mon frère soit souillé de la sorte !

— Antigone ! Ton frère est mort alors que tu étais dans le coma à l’hôpital. Je comprends que tu te sentes déboussolée par tout ce qu’il se passe. C’est normal. Tu sais, Hémon et Ismène sont venus te voir plusieurs fois. Moi aussi je suis venu, tu as du recevoir mes fleurs. C’est terrible ce qui t’es arrivé, mais ça ne doit pas te gâcher la vie ! Aujourd’hui il existe des prothèses oculaires miraculeuses. Tu verras mieux qu’avant d’avoir perdu ton œil ! Pareil pour tes dents, tu n’auras pas à porter un dentier toute ta vie, je paierais, tu retrouveras ton joli sourire. On te trouvera un bon poste bien placé dans une administration — j’ai des contacts, ne t’inquiète pas. Mais je t’en pris Antigone, vit dans le présent.

— Vivre dans le présent, c’est faire comme si mon frère était un terroriste, c’est ça ?

— C’est couper le lien avec le passé qui t’empêche d’avancer. C’est lâcher-prise sur tout ce que tu ne peux pas contrôler. C’est accepter la main qui t’es tendue.

— C’est une main pleine de sang que tu me tends mon oncle. La main tâchée du sang de mon propre frère, je ne peux pas la saisir.

Créon marqua un temps de silence. Malgré les débordements emphatiques de sa voix, il semblait du reste assez détaché de ce qui se jouait. Tout au plus était-il un brin chagriné. Il regardait Antigone et sa pupille se teintait d’un voile funeste. Retrouvant en un instant sa bonne humeur, il proposa un café à la jeune fille. Cette dernière refusa, il lui en prépara un quand même. Posant la tasse devant elle, il reprit :

— Ce qu’on va faire. Un : dépot de plainte contre les gardes qui t’ont amochés. Deux : évaluation par un psychiatre, qui attestera que tes facultés au moment du délit de ce matin étaient affectées par le traitement anti-douleur que t’ont prescrit les médecins. Trois : déclaration sur l’honneur que tu n’avais aucune connaissance des activités terroristes de ton frère. Et quatre : on te remet sur pieds et tu retrouves ton joli sourire pour croquer la vie à pleine dents. Tope là !

Il tendit la main pour qu’elle tape la sienne, en signe d’accord. Antigone se rappela qu’il aimait faire ça lorsqu’elle était enfant. Tonton Créon, le brave tonton Créon qui la faisait sauter sur ses genoux et avec qui elle riait tant.

— On ne va rien faire de tout ça. Ce qu’il va se passer au contraire, c’est que tu vas essayer de m’embobiner mon oncle, en jouant les sympas, en jouant les arrangeants, en évitant les sujets qui fâchent, en faisant comme s’il n’y avait pas de problèmes… Oui mon oncle, c’est ça qui va se passer : tu vas essayer de faire comme s’il n’y avait pas de problèmes, jusqu’à ce que tu ne puisses plus nier qu’il y en a un. Et alors à ce moment là, tu me feras assassiner.

Créon se plongea avec attention dans la dégustation de son café. Il resta un moment silencieux, ne laissant filtrer aucune émotion. Finalement il appuya sur un bouton sous son bureau ; deux gardes entrèrent aussitôt.

— Amenez-la en salle 101.

***

Scène 3 : Antigone, Hémon

Notre pauvre amie est cette fois enchaînée de la tête aux pieds sur un fauteuil de dentiste. La pièce est plongée dans le noir jusqu’à ce que la porte s’ouvre dans un grincement, laissant filer un rayon de lumière. Puis un clic, suivi du grésillement des néons et alors…

— Hémon ?

— Antigone ! Dis-donc, ils n’y sont pas allés de main morte. Ces gens sont vraiment des brutes…

Il tapota à différents endroits de sa veste, avant de se résoudre à l’évidence :

— Je n’ai pas les clefs. Bon, ce n’est pas grave, mon père les apportera tout à l’heure.

— C’est une salle de torture ?

— Je suis désolé, je ne peux pas te parler de mon travail Antigone, j’ai signé une clause de confidentialité.

— Alors tu vas me torturer sans me le dire ?

— Personne ne va te torturer enfin ! On est juste là pour discuter. Cette pièce n’a pas de micros, on peut parler librement. Tu sais, ta sœur et moi on est venu te voir à l’hôpital. On voulait revenir quand j’ai appris que tu t’étais réveillé mais tout s’est passé si vite…

— Polynice est innocent.

— Oui, je sais. Tu vas signer les papiers ?

— Les papiers disant que c’est un terroriste ?

— Les papiers qui disent que toi tu es innocente.

— Et que lui est coupable. Est-ce qu’on parle bien de ces papiers là ?

Hémon se dirigea vers le fond de la pièce, passant dans le dos d’Antigone, là où elle ne pouvait le voir. Elle entendit des bruits métalliques, puis Hémon revint armé d’une chaise qu’il posa devant la jeune fille, du côté de son œil valide, avant de s’asseoir dessus. Finalement, il soupira profondément avant de répondre :

— Oui, on parle de ces papiers là.

— Eh bien je ne les signerais pas.

— Mais qu’est-ce que tu cherches à faire Antigone ? Tu veux prouver quoi, à qui ?

— Je ne veux rien prouver à personne. Je fais ce qui est juste.

— Mais juste au nom de quoi ?

— Juste au nom de mon frère, au nom de la vérité, au nom de la justice !

— Des phrases, des phrases, toujours des phrases. Tu m’as largué lorsque je me suis engagé dans la garde. Tu m’as dit que c’était pas bien, que la garde était corrompue, que c’était une compromission avec le système… Je comprends aujourd’hui que c’était encore des phrases, des phrases, toujours des phrases. Ce qui te fait peur, c’est l’engagement. Si je m’étais engagé chez les pompiers, si j’étais devenu médecin, si j’avais choisis d’être sportif, tu m’aurais largué aussi. Et là la société te demande de t’engager, alors c’est toi que tu veux larguer.

Antigone sentait les chaînes comprimer son tibia endoloris, ses lèvres étaient pleines de son sang séchés qui lui parfumait la langue d’un goût métallique. Son unique œil observait son amant de naguère lorsqu’elle fut prise d’un rire nerveux.

— Ils apprennent la psychologie à l’école des bourreaux ? Est-ce que la présence des chaînes fait partie du processus ? C’est cathartique n’est-ce pas, pour bien faire ressortir les traumatismes de l’enfance ? Bientôt tu vas m’expliquer que l’amour d’une sœur pour son frère t’agresse, te met en danger ?

— Antigone, je te l’ai dit, mon père ne va pas tarder, il aura les clefs lui, on ne va pas te laisser attachée comme ça. C’est une erreur, une méprise. Tout cela résulte d’une communication défaillante. Je ne te mets pas en cause. Nous sommes tous irresponsables, nous sommes tous coupables. Mais ce n’est jamais une fin en soi. Pourquoi est-ce que tu veux que ce soit la fin Antigone ? Signe ce papier et on n’en parle plus.

— Tu voudrais que je reconnaisse que mon frère a tué des enfants… Des enfants qui étaient morts dix ans avant sa propre naissance ! Ça n’a aucun sens ! Ne joue pas l’idiot Hémon, tu es tout sauf un idiot. Mon frère ne peut pas avoir tué des gens qui étaient morts avant sa naissance.

— Je ne suis pas là pour discuter des chiffres ou des dates avec toi. La justice l’a reconnu coupable, alors il est coupable. Je ne suis ni juriste, ni historien, ni quoi que ce soit d’autre. Je suis un honnête fonctionnaire et mon rôle ici se cantonne à t’aider. Je suis là pour t’aider Antigone, mets-toi ça dans le crâne.

— M’aider en me tabassant et en me traînant ici pour le seul motif que j’organisais une manifestation pour la mémoire de mon frère ?

— Ça s’appelle faire de l’apologie du terrorisme Antigone, tu ne peux pas faire comme si tout le monde ne pensait pas qu’il était coupable.

— Mais je me moque de ce que pensent les autres. Que les autres réfléchissent ! Il se battait contre la corruption, voilà son combat ! C’était un idéaliste, pas un terroriste !

— Écoute. Toutes les sœurs aiment leur frère. Personne ne t’interdit de l’aimer. Moi aussi j’avais de l’affection pour Polynice. Mais on ne parle pas de lui là, on parle de toi. Lui il est mort. Parti. Sa mémoire demeure en toi, mais elle ne doit pas t’entraîner dans l’abîme. Polynice n’aurait pas voulu que sa sœur se sacrifie pour sa dépouille.

— Je ne me sacrifie pas. C’est vous tous qui me sacrifiez, ton père, tes collègues de travail, tous ceux qui savent mais qui feignent d’ignorer, avec vos lois, vos règles, vos juristes et votre réalité alternative, vous me sacrifiez parce que moi je ne veux pas faire de compromis avec la vérité, l’amour et la liberté.

Hémon se leva et proposa un café à Antigone, qui refusa. Il lui en prépara quand même un, qu’il posa sur une table métallique à côté d’elle, table qui était couverte d’instruments contondants aux formes menaçantes. Il se rassit, sa propre tasse à la main, avant de reprendre sur le ton de la confidence.

— Ismène s’est portée garante pour toi. Après la mort de votre frère il y a eu des soupçons sur vous, par extension il y a eu des soupçons sur moi et sur mon père. Elle a témoignée devant la caméra pour condamner en votre nom à toutes les deux les agissements de votre frère. Tu ne pouvais pas le faire, tu étais dans le coma. Tout ce qu’on te demande de faire aujourd’hui, c’est de signer un petit bout de papier qui confirme ce qu’elle a dit. Personne le lira ce bout de papier, personne ne saura que tu l’as signé. Ça c’est les histoires du mois dernier, l’actualité avance si vite ! Personne ne viendra t’embêter. Il faut juste que tu signes ce papier et c’est la fin du cauchemars.

Antigone, qui auparavant s’était fendu d’un rire nerveux, explosa cette fois de fureur.

— La fin du cauchemars ?! Mais c’est vous tous le cauchemars ! Tant que vous ne vous réveillerez pas, ça ne pourra jamais être la fin !

— Si tu ne le fais pas pour toi, fais-le pour ta sœur. Si tu es déclarée terroriste à ton tour, tout son témoignage sera remis en doute, elle pourrait tomber avec toi ; tu pourrais tous nous entraîner dans ta chute. Tu n’as rien à gagner à t’entêter, tu as en revanche tout à perdre, pour toi et les gens qui t’aiment et qui tiennent à toi. Signe ce foutus papier bordel ou je le signerais à ta place !

— Je suis allé manifester avec mon frère contre la corruption. On s’est fait gazer, tiré dessus, piétiné ! Et je me réveille à l’hôpital un mois après, j’apprends qu’il est mort et qu’en plus de l’avoir tué, la corruption a souillé son nom et sa mémoire.

— Tu radotes !

— Et toi tu es dans le déni !

— Oui ! Oui ! Voilà ! Je suis dans le déni ! Tu as gagné, tu es contente ? Oui ce qui est arrivé à ton frère est dégueulasse et ça me rend triste. Ça me rend triste parce que je tiens à Ismène et que je tiens à toi et j’ai pas envie qu’il vous arrive la même chose. Tu sais on vit une époque anxiogène, il faut se serrer les coudes. Seuls on n’y arrivera pas.

— Mais aussi nombreux qu’on soit, si on accepte les mensonges on n’y arrivera quand même pas. Moi je ne suis seule que dans ta tête. Parce qu’il y a un mur dans ta tête, entre toi et moi. Et toi tu me dis “viens, viens de l’autre côté du mur“ et moi je te réponds “S’il n’y a pas de murs il n’y a pas d’opposition“. Moi je n’exige rien de toi, sinon que tu ne me tues pas.

— Moi j’exige que tu vives, c’est de l’autoritarisme ça ? C’est trop insoutenable pour toi ?

— Tu t’apprêtes à me tuer parce que je refuse d’admettre un mensonge.

Hémon se leva, dépité. Il posa la tasse vide à côté de la tasse pleine et saisit la pleine pour la boire d’un trait.

— De toutes façons, tu n’en voulais pas. Bon, je dois y aller, j’ai du travail. Mon père ne va plus tarder.

***

Scène 4 : Créon, Ismène

— Il n’y a ni caméra, ni micro à cet étage.

— Ma sœur est dans une de ces cellules ?

— Oui, dans la pièce à côté.

— C’est lugubre…

— Je sais Ismène, je sais.

Les deux restèrent un moment en silence, chacun assis sur une chaise.

— Et si elle avait raison ?

— Comment ça ?

— Eh bien, de se battre.

— Les gens qui aiment se battre, ce sont les mêmes que ceux qui aiment prendre des coups. Il n’y a ni raison ni déraison à ça, c’est une question de caractère.

— Mais on ne peut quand même pas la laisser mourir !

— Je sais Ismène, je sais…

— Alors quoi ?

— Alors on espère que ton mari parviendra à la convaincre.

— Et s’il n’y arrive pas ?

— Alors ce sera ton tour d’y aller. Peut-être que toi, tu sauras trouver les mots.

— Et si je n’y arrive pas ?

— Je ne sais pas. Peut-être qu’on pourrait la faire interner pour quelques mois, le temps qu’elle se calme, qu’elle réfléchisse…

Malgré la douceur du ton de sa voix et l’élégance de sa contenance, Ismène était au bord des larmes.

— Mais beau-papa, si c’est son caractère de se battre, elle continuera sitôt sortie.

— Je sais bien. Mais toi alors, qu’est-ce que tu proposes ?

— Je pourrais rejoindre ma sœur, revenir sur mon témoignage, dénoncer la corruption. Tout le monde sait bien que Polynice est innocent, ça suffit la violence aveugle et gratuite !

— Tu te trompes Ismène. Tout le monde ne sait pas que Polynice est innocent. Plus exactement, tout le monde s’en moque. Les gens ont besoins de monstres à haïr, la police a besoin de clôturer des affaires, tout le monde est content.

— Si je me rangeais du côté de ma sœur, tu crois que ça ne changerait rien ?

— C’est ce que je crois.

— Hémon me défendrait !

— Peut-être. Et alors je vous défendrais Hémon, Antigone et toi. Et tu sais ce qu’il se passerait ?

— Que se passerait-il ?

— Rien. Je tomberais avec vous. Je serais remplacé, comme Hémon, comme toi, comme tout le monde. Ça ne changerait rien, un martyr ou quatre de plus au panthéon des erreurs de notre temps.

— Mais si tout le monde refusait les mensonges ?

— Alors tout le monde disparaitrait !

— Tout le monde ?

— Tout le monde.

Ismène n’y tint plus : elle éclata en sanglots en se lamentant sur le sort de sa sœur et sur leur sort à tous.

Scène 5 : Ismène, Antigone.

Du pus mauve suintait de l’œil crevé d’Antigone. Des perles de sang gouttaient depuis ses chaînes jusqu’au sol, formant une flaque à l’endroit où elle était attachée. Ismène se jeta sur elle pour la prendre dans ses bras, ce qui fit tintinabuler le métal.

Puis les deux s’observèrent en silence un long moment. Les yeux tragique d’Ismène dans l’œil unique de sa sœur. Toujours sans mot piper, Ismène sortis un mouchoir de sa poche et entrepris de nettoyer le visage autrefois doux et aimant qui lui faisait face.

— Tu te souviens quand on était jeune ?

— Je me souviens.

Il y eut un nouveau silence, chargé d’émotions. La pauvre Antigone parlait dans un sifflement douloureux. Étaient-ce ses dents manquantes ou ses contusions qui rendaient son expression difficile ?

— Alors c’est sans espoir ? C’est vraiment ce que tu penses ?

— Tu sais ce que je pense.

— Oui, c’est vrai. Je pense pareil au fond. Mais je ne suis pas prête à mourir.

— Je ne suis pas prête non plus.

— Alors pourquoi tu ne signes pas les papiers ? Tu pourrais venir à la maison ensuite. On s’occuperait de toi…

— Moi je veux bien rentrer à la maison avec toi.

— C’est vrai ? Attends, je crois que les documents sont quelques part par là… Oh mon dieu, tous ces couteaux, quelle horreur ! J’aurais préféré ne jamais voir l’endroit où travaille Hémon. Tu te rends compte qu’il est si doux, si aimable… Et il travaille ici, toute la journée ! Ah ça pour sûr, la vie n’est pas facile en ce moment. Nous vivons vraiment une époque anxiogène… Anxiogène… Ah ! Les voilà !

Il y eut un raclement de métal, un bruissement de papier et un marteau tomba au sol dans un grand clang sec

— Voilà ! Regarde, ce n’est pas la mer à boire. J’ai fait de la bonne soupe pour ce soir. « Je soussigné Antigone, fille d’Œdipe, déclare sur mon honneur, n’avoir jamais eu connaissance des activités terroristes de mon frère Polynice ». De la soupe de pois cassés, avec des courgettes et un fond de veau. Ça te réconfortera ! Tu n’as qu’à signer. Ou je signe à ta place si tu veux. Si tu arrêtes les manifestations quelques temps, tu te feras oublier. Et dans six mois, ce sera comme si rien ne s’était passé.

— Hormis la mort de notre frère.

— Oh je t’en pris Antigone, ne me laisse pas toute seule ! J’ai eu tellement peur de te perdre lorsque tu étais à l’hôpital. On est venu te voir tous les jours avec Hémon. Créon aussi est venu tu sais ? C’est une situation difficile pour tout le monde. Je t’en pris, ne me laisse pas toute seule…

Ismène tomba à genoux devant sa sœur enchaînée et elle sanglota. Au bout d’un moment, la voix étouffée d’Antigone répondit dans un douloureux sifflement.

— Ne t’inquiète pas Ismène, je suis sûr qu’il y a un autre papier pour toi. Un papier qui dit « Je soussigné Ismène, fille d’Œdipe, déclare sur mon honneur n’avoir jamais eu connaissance des activités terroristes de ma sœur Antigone ». Tu le signeras, puis tu iras manger de la bonne soupe bien chaude à la maison, loin de ces cellules glaciales. Tu te feras oublier six mois ou mille ans. Tu t’oublieras toi-même si tu es sage, je ne te manquerais pas car ils effaceront jusqu’à mon souvenir. Un mari aimant, n’est-ce pas suffisant à ton bonheur ? Qui a besoin de vérité, qui a besoin de justice, qui a besoin de liberté, lorsqu’on a de la soupe chaude et un chez-soi ?

Scène 6 Créon, Hémon

— Père, je suis allé fouillé dans les archives et…

— Je t’arrête tout de suite mon fils, tu n’es pas archiviste. Laisse les archives aux archivistes.

— Mais Antigone a raison, c’est indéniable ! Regarde les dates !

— Mon fils, tu n’es pas mathématicien, laisse-donc les chiffres aux mathématiciens.

— Mais ce ne sont pas des chiffres, ce sont des dates !

— Des chiffres, des dates, tu n’es ni linguiste, ni historien, cela ne nous concerne pas.

— Antigone est ma belle-sœur !

— Antigone est ma nièce.

— On ne peut quand même pas rester là à rien faire !

— Mais nous faisons déjà tout notre possible pour la sauver. Pour la sauver d’elle-même.

— Et si c’était de nous qu’elle avait besoin d’être sauvée ?

Créon proposa un café à son fils, qui l’accepta. Les deux soufflèrent en silence sur leur boisson. Après un moment de réflexion, Hémon repartit à la charge;

— Père, vous avez le pouvoir. Si vous, vous dites qu’il s’agit d’une erreur, les gens vous croiront.

— Ce n’est pas comme ça que ça marche. Le pouvoir… Le pouvoir ne se possède pas. Il s’exerce tout au plus. Et je n’exerce le pouvoir que dans la mesure où je lui obéis. Si je devais me soustraire, je serais aussitôt remplacé.

— Qui a le pouvoir ? Qui peut bien trouver un intérêt à faire condamner depuis sa tombe un innocent pour des crimes commis avant sa naissance ?

— Les dieux ont le pouvoir, et nous ne sommes que leurs exécutants.

— Quels dieux ? Donne-moi leurs noms, et j’irais trouver leurs prêtresses.

— Et que leur diras-tu ?

— Que Polynice est innocent, que Antigone est innocente. Je leur dirais que ma femme a le cœur pur, qu’elle est pieuse et dévote, et qu’elle n’a jamais rien demandé auparavant. Ma femme veut sa sœur auprès d’elle, ce n’est pas un crime tout de même ?!

— Les dieux n’ont pas la même justice que les hommes.

— Mais c’est bien la justice des hommes qui condamne Antigone ! C’est bien tes propres gardes qui lui ont massacrés la gueule à coups de matraques télescopiques. Que réponds-tu à cela ?

— L’injustice des hommes appartient à la justice des dieux. Était-il juste que Prométhée finisse enchaîné sur un roc, à se faire dévorer le foie jour après jour ? Quel était son crime ? Il a apporté le feu aux âmes transis, il a apporté la lumière dans les ténèbres. Mais voilà : ce n’est pas comme ça que ça marche.

— Prométhée avait défié les dieux. Antigone n’a rien fait de tel.

— C’est précisément ce qu’elle est en train de faire en ce moment même.

— Mais père…

— Mon fils, reprenons un café et allons voir comment se débrouille ta femme à côté. Peut-être Antigone sera-t-elle revenue à la raison ?

Hémon refusa le café et quitta la pièce.

Scène 7 : Créon, le médecin

— Il y a cette créature enchaînée au fond de mon âme. Les chaînes sont légères, la cage aérée, exposée plein sud. Un rayon de soleil illuminait chaque matin la bête humaine aux aurores. Mais depuis… Plus rien.

— Vous buvez beaucoup de café ?

— J’en ai bu huit ce jour là. J’en aurais bu davantage si…

— Ne cherchez pas plus loin : cette bête que vous avez, cette bête humaine, enchaînée aux tréfonds de votre âme, ce ne sont que des aigreurs d’estomacs. Combien de fruits et légumes mangez-vous par jour ?

— Cinq.

— Bravo monsieur. Vous êtes un modèle pour nous tous. Est-ce que vous faites de l’exercice ?

— Oui, oui. Je fais de l’exercice.

— Bravo monsieur, vous êtes un modèle pour nous tous. Veuillez tendre votre bras, je vais prendre votre tension.

— Mais voilà, lorsque mon fils est entré dans la salle 101, il a trouvé sa femme agonisante aux pieds de sa sœur. Elle avait utilisé un couteau pour se trancher la gorge.

— Je vois que les ionisateurs d’air sont en panne, ne cherchez pas plus loin : un mauvais air véhicule des bactéries. Ça et le café, c’est normal que vous ne soyez pas dans votre assiette.

— Alors quand il l’a trouvé là, il n’a pas réfléchis. Il a décidé de se fendre le crâne avec un marteau. Antigone, elle… On ne sait pas trop si elle est morte avant ou après. Lorsque les gardes ont ouverts la porte, ils étaient tous les trois morts.

— Vous ne pouviez pas savoir que votre fils était un négrier responsable de la mort de milliers d’enfants noirs. Vous ne pouviez pas savoir que votre belle-fille était une nazie, responsable de la solution finale. Vous ne pouviez pas savoir que votre nièce était en fait Jack l’éventreur. Vous ne pouviez pas savoir.

— Et moi, qui suis-je ?

— Vous êtes notre chef, chef, vous êtes notre commissaire, le rempart contre la barbarie. Vous êtes le porteur de lumière, celui qui a apporté le feu aux âmes transis.

— Des aigreurs d’estomac vous dites ?

— Bien sûr, c’est le café.

Créon resta un long moment silencieux. Puis il pris une profonde inspiration et rajouta deux coups de verrou à cette bête enchaîné aux tréfonds de son âme. Fini les aigreurs.

— Docteur, prendrez-vous une tisane en ma compagnie ?

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