Chapitre 30 - Abîme

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« – Je suis tombé longtemps et il est tombé avec moi. Son feu m’environnait.

J’étais brûlé. Puis nous plongeâmes dans une eau profonde et tout fut obscur.

Elle était aussi froide que le flot de la mort : elle me glaça presque le cœur.

– Profond est l’abîme que franchit le Pont de Durin, et nul ne l’a

jamais sondé, dit Gimli.

– Il a pourtant un fond, au-delà de toute lumière et de toute connaissance,

dit Gandalf. Je finis par y toucher, aux fondements les plus reculés de la pierre.

Il m’étreignait toujours, et toujours je le tailladai jusqu’à ce qu’enfin il

s’enfuît dans de noirs tunnels. Ils n’avaient pas été creusés par ceux de Durin,

Gimli fils de Glòin. Loin, loin sous les plus profondes caves des Nains,

le monde est rongé par des choses sans nom. »

J. R. R. Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, 1954-1955.

Il accueillit l’ambiance feutrée de la bibliothèque avec reconnaissance, s’abreuva de son silence sacré, de son odeur de parchemin vieilli, de cuir patiné et d’encre noire. En haut de l’escalier de colimaçon, le recoin aux rayonnages encombrés semblait l’attendre, refermant ses bras de coton autour de son visiteur. La lampe jetait des reflets d’or rouge sur les manuscrits, comme une invite.

Le jeune homme grimpa les dernières marches étroites à grand peine, sa jambe parcourue de dards chauffés à blanc, poussé par désespoir plus que par volonté. Son cœur martelait douloureusement sa poitrine. Puis, jetant sa canne dans un coin, il se laissa glisser au sol. Il écouta le papier se froisser et se déchirer dans son dos, quelques rouleaux tomber, entraînés par son mouvement. Il avait tout juste la place d’étendre sa mauvaise jambe ; la plante de son pied touchait le rebord de l’étagère en face de lui. Une planche rude lui rentrait dans les côtes, une autre cognait contre le sommet de son crâne. L’encre épaisse et le vélin humide l’environnaient de leurs effluves secrets et tranquilles.

Des sanglots violents secouèrent Eusebio, et il les laissa le traverser en une vague misérable de douleurs amères, laissa les larmes brouiller sa vue et couler sur son visage. L’herboriste replia ses bras sur son genou valide et pleura, longtemps, en silence, sur Moravia, sur Lenneth, sur ses mois d’errance, sur l’amitié perdue et sur l’amour, sur sa culpabilité et sa lâcheté, sur son égoïsme, sur sa détresse, sur lui-même.

Quand ses pleurs laissèrent la place à des hoquets irrépressibles et secs, l’herboriste renifla, essuya d’un revers de manche la morve qui lui coulait du nez et ferma les yeux, dissimulant à nouveau son visage derrière le rempart de ses bras. Il se concentra sur sa respiration.

Bien que vidé de toute sensation, l’idée de profiter du suicide social de Lenneth le taraudait, le faisant se sentir misérable, minable. Le Lusragan n’accepterait jamais qu’il assiste à son exil. Toutefois, la nécessité de partir d’ici, de quitter Pizance et les montagnes, était plus forte et écrasait de tout son poids le sentiment de culpabilité qui rongeait l’herboriste. Comment s’imposer à la cérémonie – s’il en existait seulement une ? Et quand bien même, si Eusebio parvenait à se glisser parmi la foule, comment réussirait-il à passer la porte d’Onyx sans se faire voir, et sans subir les conséquences de l’Oubli ?

Zygmund Hasko avait-il fui de cette façon ? Plausible, si l’on considérait les délires du vieillard. Impensable, dans la mesure où il se rappelait tout de même de bribes importants de sa vie, qu’il ressassait, sans en changer le moindre détail – par peur, peut-être, que ce à quoi il avait échappé ne le rattrape... ? Eusebio connaissait les symptômes de la maladie incurable d’Altsaïme, il avait soulagé des malades qui en souffraient. Or, si maître Zygmund présentait des troubles liés à la vieillesse, ses capacités mémorielles, elles, étaient intactes. À tel point que, même s’il évoquait souvent sa famille, il gardait secrète l’existence de Pizance – dans un délire sénile, on ne contrôlait ni sa pensée, ni ses souvenirs…

Eusebio devait se rendre à l’évidence ; Zygmund Hasko n’était pas passé par la porte d’Onyx.

Le plan de maître Zygmund était resté dans l’un des carnets de l’herboriste, soigneusement glissés dans sa besace. Eusebio n’en avait cependant pas besoin. Il le connaissait par cœur, depuis un bon moment déjà, en avait mémorisé chaque entrelacs de crayon, chaque croix, chaque pointillé.

Le jeune homme supposa qu’il n’existait pas d’autre plan de la main de maître Zygmund. Celui-ci avait dû longtemps chercher un moyen de partir, allant même jusqu’à s’interroger sur la présence, dans les thermes, d’un conduit souterrain qui l’aurait mené jusqu’aux profondeurs de la montagne. S’il y en avait vraiment un, Eusebio ne l’avait pas trouvé, et Zygmund Hasko n’aurait pas pris la peine de revenir à la bibliothèque afin de noter l’avancée de son exploration sur son plan – il avait certainement saisi cette occasion dès qu’elle s’était présentée. Peut-être le conduit souterrain avait-il été condamné après sa fuite de Pizance ?

Un vertige angoissant s’abattit sur Eusebio ; si c’était le cas, s’il n’existait pas d’autre issue, alors comment pouvait-il encore envisager de s’évader ? Il refusa cependant de se résigner et, s’aidant de ses coudes, en s’appuyant sur le rayonnage derrière lui, il se releva et regarda autour de lui. Les manuscrits entassés sur les étagères parlaient de l’âme de Nassadja, de la chair de sa société, des étroites nervures des ruelles, de l’ossature de Pizance ; la réponse était là, à portée de main. Elle devait exister. Elle devait se trouver ici.

Un regain d’espoir et de motivation le gagna. Eusebio décrocha la lampe à huile et, aussi méthodiquement que possible dans ce fouillis d’ouvrages abîmés par le temps, froissés, mélangés, le jeune homme consulta les titres, un par un.

Eusebio trouva le petit livre relié de cuir presque enfoui sous une pile de rouleaux épars, qui s’effritèrent sous ses doigts, comme si ce qu’ils dissimulaient les rongeait peu à peu. L’herboriste saisit les quelques feuillets qui constituaient l’ouvrage et en chassa la poussière du plat de la main. Imprimé en lettres d’or, sur la peau de daim, le titre, pour une fois, précédait le nom de son auteur, Helkor Leg Manlien. Eusebio haussa un sourcil – il n’appréciait pas particulièrement les considérations pleines de morgue que cet auteur proférait envers ses collègues, ni son emphase pédante à l’égard de ses lecteurs. L’herboriste ouvrit toutefois le manuscrit à la première page. L’écriture fine et serrée du copiste l’obligea à se pencher sur le parchemin taché par l’humidité. À sa grande surprise, cependant, loin du style pontifiant et des ambages sentencieux qui seraient les siens des années plus tard, le Commentaire sur le rapport d’opérations du Légat Kintaro d’Helkor Leg Manlien semblait constituer un ouvrage de jeunesse.

« Suite à l’effondrement partiel de la quatrième voûte nord de l’Aqueduc survenu le quinzième jour du troisième mois (15 d’Enga) de l’année 158 après EvA, le Légat Kintaro, par décision des Primats Yule Pajesti, Sisä Ruffnard, Vikar Kanege et Kraft Hathaelin, est envoyé réaliser un rapport d’opération, dans le but de déterminer les causes d’un tel événement et d’estimer d’éventuelles réparations.

« L’effondrement a entraîné quelques fissures sur les bâtiments situés directement sur la quatrième voûte ; des tassements des murs d’appui ; des irrégularités de terrain sous les dalles pavant l’Aqueduc. Le risque étant considéré comme raisonnable, il n’a pas été jugé nécessaire de juguler ou de stopper le commerce et la circulation sur l’Aqueduc.

« Équipe constituée du Sisä Légat Kintaro ; des deux Vikar Engenhair Ryri et Georris, architectes ; du Vikar Varappa Annfledre, grimpeur ; des Krafts Mitselder Chelba et Cuth, maîtres d’œuvre ; du Yule Chroniqueur Helkor Leg Manlien, historicien chargé du présent Rapport.

« L’équipement est constitué de harnais de corde et de chaussons d’escalade dotés de crampons. Chacun des membres s’est muni d’un casque léger surmonté d’une lampe à huile, de son briquet, de gants épais et de son matériel de spécialisation. Le Vikar Varappa s’est doté d’un réflecteur en cuivre argenté et d’un jeu de miroirs montés sur un cadre de bois.

« Le Légat Kintaro assurera la descente et se fera le relais des informations transmises par les hommes – soit par le biais de signaux sonores émis, soit, lorsque le son n’est plus correctement diffusé, par le biais de signaux lumineux. Le Vikar Varappa est chargé de transmettre ces informations à l’aide de son système de diffusion de la lumière.

« Vue la nappe de brouillard stagnant au niveau du cintre de la quatrième voûte ; vu le temps dégagé depuis la veille, Heure Tierce ; l’exploration commence donc ce matin, septième heure, vingtième jour du troisième mois (20 d’Enga) de l’année 158 après EvA.

« La première fissure partant de la face oblique ouest du troisième claveau de voûte présente un faible interstice (quelques millimètres) compte tenu de la masse de l’Aqueduc. Elle sera facilement comblée par un ciment de jointure. La fissure descend le long du troisième claveau et gagne, par l’imposte, la pile sud de la quatrième voûte. Au toucher, la pierre est sèche. Le Varappa Annfledre demande à descendre sur le niveau intermédiaire, ce que le Sisä Légat accepte. »

Intrigué par ce dernier détail, Eusebio, fronçant les sourcils, interrompit sa lecture. Cela lui parut bien étrange d’admettre que l’Aqueduc ne reposait pas, tel un pont flottant, à même la brume épaisse et immuable qui stagnait d’ordinaire sur le gouffre séparant Pizance et Nassadja. L’herboriste s’était souvent laissé imprégner par l’évocation majestueuse de cette longue route pavée, tout droit surgie du vide, et sous laquelle des lacets de coton s’accrochaient en silence.

Sa jambe le lançait. Eusebio s’adossa à l’étagère et y laissa reposer son poids, tandis que des fourmillements désagréables malmenaient son genou.

L’évidence le frappa soudain : l’impression tenace que cet énorme édifice était porté à même le Néant l’avait bercé, charmé, emporté. Il les avait vus, pourtant, ces hauts piliers, émerger brièvement du brouillard comme des spectres gris, supportant depuis des siècles peut-être les larges voûtes de l’Aqueduc... Eusebio s’ébroua, blâmant son manque de discernement, et s’obligea à réfléchir de façon pragmatique.

Le matériel détaillé par le Chroniqueur servait à communiquer à travers le brouillard, s’il arrivait que le grimpeur ait à suivre la fissure au-delà du niveau supérieur de l’Aqueduc. Eusebio parcourut rapidement le rapport d’Helkor Leg Manlien ; il ne faisait pas état de dégâts trop importants pour que les opérations se poursuivent, et son Commentaire s’achevait sur les différentes mesures proposées par les Vikar Engenhair et les Krafts Mitselder afin de combler la fissure.

Eusebio reposa le petit livre sur son rayonnage et boitilla jusqu’à l’escalier de fer. La jambe raide, il descendit marche après marche, aussi lent qu’un impotent perclus de rhumatismes. Il lui sembla que toutes les aiguilles de l’horloge astronomique avaient chacune réalisé une révolution complète lorsqu’il parvint enfin au rez-de-chaussée. Une grimace de soulagement lui étirait les lèvres. Le jeune homme tourna sur lui-même, chassa les engourdissements de ses jambes, et avisa une Vikar Katib à ses joyaux de cuivre accrochés à une mèche de cheveux blonds. Il reconnut Nepherites, la fiancée d’Al, à sa haute prestance.

Après les saluts d’usage, Eusebio tâcha d’orienter le plus poliment possible la conversation à son avantage. Il cherchait un ouvrage susceptible de lui apprendre l’origine de Nassadja, de Pizance, de l’Aqueduc ; la Katib Nepherites l’orienta vers un lutrin, où se trouvait un lourd manuscrit. Une croûte de cuir patiné et noirci par l’âge le protégeait de la poussière. Aucun titre ne le distinguait, aucun élément décoratif ne trahissait sa valeur. Eusebio sentit toutefois une sorte de vénération superstitieuse saisir la jeune femme lorsqu’elle ouvrit le livre et qu’elle consulta l’index, à la première page.

Le parchemin, si fin qu’il en était devenu presque translucide, portait encore la trace d’anciennes inscriptions, que les copistes avaient soigneusement poncées. Eusebio, en se penchant par-dessus l’épaule de la Katib Nepherites, crut discerner quelques tracés aux sonorités obscures.

« tempus enim prope est[1] »

Des mots anciens, issus des âges sombres, que les scribes de Nassadja avaient effacés, puis recouverts, comme une absolution.

– Ah, dit la Katib en pointant un passage du pouce. Voilà qui devrait vous intéresser.

Elle le vit s’appuyer un peu plus fort sur sa canne, le visage crispé par la douleur.

– Je suis désolée, je voudrais pouvoir mettre ce manuscrit sur une table, mais je n’en ai pas le droit...

– Ce n’est pas grave, fit-il avec un semblant de sourire, je survivrai. Merci.

À son air inquiet, il comprit que la Katib n’était pas vraiment convaincue. Elle le salua cependant et s’éloigna ; Eusebio la suivit du coin de l’œil jusqu’à ce qu’elle eût disparu à l’angle d’un rayonnage.

Une souffrance crue fouaillait sa chair, tels des milliards d’aiguillons chauffés à blanc. Des papillons immaculés dansaient devant ses yeux au rythme des pulsations effrénées de son cœur. L’herboriste déglutit, ferma les yeux et compta jusqu’à vingt, lentement. Lorsqu’il rouvrit les paupières, le monde lui parut un peu plus consistant. Il se persuada que ce serait assez pour poursuivre ses recherches.

Eusebio rabattit la lourde couverture de cuir et fit glisser les feuillets jusqu’au premier d’entre eux, à la page de garde. Sous un symbole étrange – deux cercles joints, et un triangle, dont les trois sommets venaient toucher le plus grand des orbes – le titre, à l’écriture ronde et ample, étalait son encre noire, dont les reflets prenaient des teintes d’obsidienne sous l’éclat des lampes à huile.

« Le Livre du Chaos »

Les paroles sacrées des Gardiens, transcrites par les Prophètes des siècles auparavant, lors des EvA. Eusebio en avait lu de pâles extraits chez Al, et ici ou là, de temps à autre. Quant aux Prêches, ils transmettaient oralement des passages, critiquaient, commentaient ou interprétaient – le jeune homme en avait eu un exemple frappant dans le simple terme de « Man ». Ceux qui écoutaient n’avaient aucune raison de ne pas les croire – et après tout, qui se serait permis de les contredire ? Qui possédait un tel ouvrage chez soi ? Qui savait lire ? Les Prêches, au fond, en étaient-ils capables eux-mêmes ?

Eusebio avait sous les yeux le véritable texte originel, sans aucun truchement. Mais pouvait-il trouver ici des réponses dans un texte religieux probablement bourré de symboles et d’allégories sibyllines ? Poussant un soupir, tant par lassitude qu’en raison des élancements qui se déchaînaient dans sa jambe, Eusebio tourna les feuillets et revint à l’index.

Il était si long que l’herboriste en ressentit un violent vertige. Une écriture serrée répertoriait, sur six colonnes, les innombrables versets contenus dans le manuscrit. Jamais il n’aurait le temps de tous les parcourir, aussi choisit-il de retrouver celui que lui avait indiqué la Katib Nepherites. L’herboriste suivit du doigt les différents titres, s’arrêta à celui qu’il recherchait, dans la cinquième colonne. « Lahaco ».

Eusebio fronça un sourcil. Il ne pensait pas s’être trompé ; la jeune femme lui avait bien désigné l’une des cités mythiques des Anciens, englouties par les cataclysmes engendrés par les EvA. Il arrivait aux Prêches d’en parler, lorsqu’ils haranguaient les foules. L’herboriste repéra leurs noms, dans les colonnes de l’index : « Bélem », « Eyre », « Manaus », et un peu plus loin, « Sulaw ». Symboles du péché séculaire qui avait conduit les Anciens à leur propre destruction...

– Lahaco... murmura Eusebio.

Cela lui laissait sur la langue un étrange arrière-goût, un résidu de souvenir. Dans ses accès de fièvre délirante, Zygmund Hasko l’évoquait parfois. Comme s’il l’avait habitée.

– Se pourrait-il que...

Pris d’une subite intuition, Eusebio feuilleta le manuscrit, trouva la page, et parcourut rapidement les versets indiqués.

« Voilà ce qu’écrit le Prophète Johiya, qui le tient des Gardiens.

« Notre immense puissance amena la ruine sur la cité orgueilleuse de Lahaco. Les Anciens avaient ouvert une brèche sur le Néant, ils s’en croyaient les maîtres, et dans leur aveuglement, entreprenaient de s’asservir les uns des autres à la Croyance qu’ils appelaient tous Unique. Ils conduisaient irrémédiablement Eāreth vers son entière destruction. Ils ont refusé d’écouter leurs dieux, qui les ont abandonnés. Ils ont refusé nos présages, et nous les avons punis.

« Nous, les Gardiens, leur avons envoyé des tremblements de terre, qui ont éventré leur cité. Dans le temps qui suivit, nous avons fait jaillir de la montagne elle-même le soufre et le feu. Dans les entrailles de Lahaco ont alors rugi les flots des eaux déchaînées, et elles se sont refermées sur elle.

« Lorsque nous avons jugé le châtiment de Lahaco la vaniteuse suffisant, nous avons parlé. Alors les Nouveaux Hommes sont revenus dans la montagne, et y ont trouvé un gouffre. Un piton de roches, tel un Œil gigantesque à l’iris de pierre immuable, plonge dans les eaux noires et profondes d’un lac à la forme parfaitement circulaire, et qui recouvre à jamais la cité engloutie de Lahaco.

« Qu’un Palais aux mille visages veille sur le Panthéon hérétique des Anciens, comme un rappel de leur infamie ! »

D’un geste sec, Eusebio referma l’ouvrage. Un petit nuage de poussière de papier accompagna le claquement lourd du parchemin. Le jeune homme s’agrippait si fort à sa canne que ses jointures en devenaient blanches. Il crut que sa jambe refuserait de le porter plus loin tant les fourmillements et les crampes la torturaient. Pourtant, il s’obligea à claudiquer le long des rayonnages, en serrant les dents pour ne pas hurler – chaque fois qu’il posait le pied par terre, un nouvel élancement remontait le long de sa cuisse jusque dans sa hanche. À mesure qu’il s’approchait de la sortie, cependant, la douleur se fit moins écrasante, ses muscles retrouvèrent une certaine souplesse, et il put de nouveau réfléchir sans être obnubilé par sa souffrance.

Ainsi, Pizance et Nassadja avaient été construites sur les vestiges de Lahaco. À l’image des mots des Anciens sur le parchemin du Livre du Chaos, la cité avait été poncée, décapée, puis remplacée. Mais il devait en rester des traces, tout comme ces quelques termes à demi rongés par les copistes – « tempus enim prope est ». Eusebio se demanda brièvement ce qu’ils pouvaient bien signifier.

Quand Zygmund Hasko lui parlait autrefois de Lahaco, l’herboriste ne tenait pas compte des délires du vieillard. Son maître évoquait une cité mythique, dont le souvenir lui-même était perdu depuis longtemps dans les âges sombres. Eusebio comprenait désormais où était la réponse à ses questions.

C’était par l’ancienne cité que Hasko s’était enfui. Il avait dû trouver un passage, un tunnel dans la montagne qui l’avait conduit au travers des ruines de Lahaco, puis à l’extérieur, au dehors, libre. S’était-il équipé du matériel d’un Varappa pour descendre le long de l’un des piliers de l’Aqueduc ? N’importe comment, maître Zygmund avait réussi à atteindre le lac, au fond du gouffre, et à gagner d’anciennes constructions humaines.

Eusebio fronça un sourcil à la vue de sa phalange couverte de sang. Il ne se rappelait plus s’être mordu le doigt – de profondes traces de dents en témoignaient pourtant. Le jeune homme s’essuya la main sur sa tunique et reprit sa route, déterminé à rendre visite à Arminius. Lui devait connaître les détails de l’événement qui avait mené sa famille dans la honte. Après quoi, l’herboriste parlerait à Tora. Il voulait la convaincre de partir avec lui, au détriment de sa vie d’Archiatre, se persuadant que leur amour réciproque leur suffirait, au moins au début. Et puis, qui savait ? Peut-être que Tora se plairait, loin de Pizance, peut-être même qu’elle rêvait d’explorer des terres inconnues, de découvrir l’apothicairerie d’Eusebio, de soigner des gens nouveaux.

L’atmosphère lugubre du Panthéon le frappa, alors qu’il en franchissait le seuil. Les hautes colonnes lui semblèrent menaçantes, leurs ombres immenses s’étendant jusqu’à ses pieds. Pas un souffle d’air, pas une odeur envoûtante d’encens, pas un rayon poussiéreux frappant les boiseries lustrées. Le vestibule résonnait d’une onde grisâtre, sinistre, parfaitement silencieuse. Sous les doigts du jeune homme, la pierre était glacée.

– Tiens, Kraft Lusragan...

La voix provenait de partout à la fois, renvoyée en écho lugubre dans l’air immobile. Avisant un mouvement sur sa gauche, Eusebio se tourna dans cette direction. Un soupir de soulagement lui échappa – bien vite remplacé par une pointe d’angoisse pernicieuse, au creux de l’estomac. Al l’avait bien mis en garde contre cet homme...

– Recevez la Grâce, Primat Neser, chuchota Eusebio en s’inclinant respectueusement devant le vieillard qui avait jailli de l’obscurité d’un pilier.

Il s’était rappelé à temps du Privilège du Murmure. Le souvenir cuisant de leur première rencontre, à l’ombre de ces mêmes colonnes, lui apporta de nouveaux frissons glacés le long de l’échine. Eusebio risqua un coup d’œil autour de lui, mais n’aperçut cependant pas un seul Veilleur.

– Vous n’auriez pas perdu quelque chose ? fit Neser.

– Comment... ?

Avec un sourire mauvais, le vieillard fit tomber de ses doigts maigres un petit sachet, accroché à une lanière brisée. Eusebio le reconnut aussitôt. Il déglutit, la peau soudain couverte d’une sueur glacée. Un sombre pressentiment lui étreignit le cœur.

L’herboriste secoua la tête. Le sourire, péremptoire, malsain du Primat le fit reculer de quelques pas. Neser parut grandir à mesure qu’il avançait vers lui d’autant, ses mouvements raides de vieillard laissaient peu à peu la place à une grâce féline, redoutable.

– La Pythie avait prédit votre arrivée... gronda Neser. Elle avait vu que vous causeriez notre perte. Vous, l’Exlimitus... Ainsi, vous cherchiez à retourner les Man contre nous. À bousculer l’ordre préétabli. J’avais raison de me méfier...

– Primat Neser, je ne comprends pas... tenta Eusebio.

En un bond fulgurant, Neser fut sur l’herboriste. Son regard froid, hypnotique, plongea dans le sien. Eusebio, pris par une fascination morbide contre laquelle il ne pouvait résister, vit la pupille se contracter en un point noir. L’iris se teinta de mauve. L’herboriste sentit une volonté implacable s’imposer à lui, le pressant de parler.

– Dis-moi, Kraft Lusragan... à quoi cela sert-il donc ?

Avec horreur, Eusebio s’aperçut qu’il était incapable de garder les lèvres closes. Malgré ses efforts, les mots s’obstinaient à couler de sa gorge en un flot impérieux.

– C’est une sorte de panacée, un remède capable de guérir un grand nombre de maladies.

– De la thériaque, n’est-ce pas ?

– Oui...

– À qui était-elle destinée ?

– À moi.

Neser inclina la tête de côté, sans le lâcher du regard. Un sourire cruel étirait sa bouche et découvrait ses dents.

– À toi... ? Serais-tu malade ?

– Non... empoisonné. Par l’opium.

– Qui t’a dit que tu avais été empoisonné par l’opium ?

En un instant, Eusebio comprit où Neser voulait en venir. Il voulut fermer les yeux, soustraire sa volonté à ces deux orbes d’un mauve magnétique, mais n’y parvient pas.

– Maître Arminius... souffla-t-il.

Ses jambes ne le soutenaient plus et il s’affaissa à moitié sur lui-même en gémissant, uniquement porté par le regard intense qui ne quittait pas le sien.

– Par pitié, non... pas ça... supplia-t-il d’une voix chevrotante.

– Dis-moi, Kraft Lusragan... combien la thériaque compte-t-elle d’ingrédients ?

Il jouait avec lui, le visage comme éclairé de l’intérieur par une lueur vorace, démente.

– Soixante-quatre, répondit l’herboriste d’une voix sourde.

– Liste-les moi.

– Je ne me rappelle pas...

– Voyons, apothicaire. Fais un effort. Ne me dis pas que tu n’en as jamais fabriqué.

– Miel... chair de vipère... écorce de citron... dictame... valériane... bois d’aloès... gentiane... poivre... squammes de scille... cannelle... suc de réglisse... fruits d’ers... opium...

Avec une force surprenante, Neser le saisit à la gorge et le hissa sur ses pieds. Son sourire s’accentua, féroce.

– Que crois-tu qu’un vieillard comme Arminius soit capable de faire pour retrouver l’honneur de sa famille ? demanda-t-il.

– N’importe quoi... tout...

– Y compris trahir ceux qui lui vouent une confiance aveugle ?

– Bien sûr.

Une terrible sensation de vide monta dans son cœur, jusque dans son âme. Eusebio se sentit étouffer sous le poids de la trahison. Il n’y avait jamais eu d’opium. C’était un mensonge, créé de toutes pièces par Arminius. Comment d’ailleurs aurait-il pu obtenir de la thériaque ? Il ne lui avait probablement fait ingérer qu’un simple purgatif...

Le piège se refermait désormais sur lui.

Satisfait, Neser vit la lueur de compréhension dans le regard d’Eusebio. Ses doigts se resserrèrent un peu plus sur sa gorge, s’enfonçant dans la chair tendre du cou, marquant la peau d’une vive rougeur. L’herboriste suffoquait. Ses efforts désespérés pour se libérer de l’étreinte restèrent vains. Neser le souleva du sol d’une seule main.

– C’est ta naïveté qui t’a perdu, Eusebio Bartolomei. Dès l’instant où tu as posé le pied à Pizance, tu as été perdu. Arminius a été un instrument parfait… il t’a fait croire que tu devais te méfier de tout le monde… je n’aurais cependant jamais pu imaginer que tu te créerais toi-même une dépendance à l’opium !

Neser éclata de rire. La vue d’Eusebio se troublait. Des papillons noirs dansaient devant lui. L’étreinte autour de sa nuque se faisait à chaque instant plus forte.

– La Pythie avait annoncé ta venue, poursuivit le Primat. Sa nouvelle prophétie n’était destinée qu’à nous mettre en garde. Je savais que je devais empêcher son accomplissement. Je prouverai à tous que tu n’étais qu’un vulgaire pourvoyeur de drogues, que tu venais en aide aux Man afin de renverser notre ordre. Je dirai que tes aveux t’ont rendu fou...

Neser claqua des doigts. Aussitôt, derrière son épaule, Eusebio devina le masque aux yeux vides, la longue cape d’ébène, les plumes couleur de cendres. Il n’y eut plus qu’un silence total, complet, spectral, dans lequel ne résonnaient que les battements affolés de son cœur.

– Je te retire ton Privilège, susurra le Primat avec délectation.

L’impulsion monstrueuse l’accabla de nouveau, l’oppressa. Eusebio ouvrit la bouche, conscient de ce qu’il faisait, incapable de s’en empêcher. Il savait qu’au moindre murmure qui franchirait ses lèvres, le Veilleur le tuerait ; il savait que le pouvoir que le Primat exerçait sur lui, de son intense regard mauve, l’obligerait à continuer, à le pousser lui-même vers la folie... ou vers la mort.

Un seul mot surgit dans son esprit, sans qu’il s’en rende compte, affleurant à la surface de sa conscience, hurlé par son instinct.

Palaminen palaminen palaminen !

Ses mains, qui agrippaient le bras nu de Neser en un enlacement convulsif, se mirent alors à brûler.

L’odeur douceâtre de la chair roussie s’éleva. Le Primat ouvrit de grands yeux incrédules, puis lâcha brusquement Eusebio en poussant des cris inarticulés. Le jeune homme s’écroula et tomba en arrière. Une explosion de souffrance incroyable happa son genou. Toussant, pleurant, il poussa sur ses mains et ses coudes et recula en rampant. À travers sa vue brouillée de larmes, il aperçut Neser foncer sur lui, les doigts en avant. L’herboriste se redressa, l’esquiva de justesse et se retourna.

Il n’y avait pas d’issue. Et jusqu’où pourrait-il fuir, chancelant et claudiquant... ?

Il avisa une fenêtre à croisée, aux carreaux de verre peint. Sans plus réfléchir, guidé seulement par la peur et la tenace volonté d’échapper aux yeux fous nuancés d’améthyste, Eusebio courut vers elle et bondit, repliant d’instinct ses bras devant son visage.

La vitre brisée lui mordit la chair en de multiples endroits. Il entendit les hurlements de Neser.

Puis il tomba, tomba, tomba.

[1] « beatus qui legit et qui audiunt verba prophetiae et servant ea quae in ea scripta sunt tempus enim prope est » : « Bienheureux est celui qui lit, et ceux qui écoutent les paroles de cette prophétie, et qui gardent les choses qui y sont écrites ; car le temps est proche », Le Nouveau Testament, Apocalypse ou Révélation de Saint Jean le Théologien, I, 3.

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