Chapitre 23 - 2

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Juliette fait face à Hélène qui ressemble à un animal acculé. Elle ne l’a jamais vu ainsi. Hélène est l’image même de la confiance en soi. Rien ne peut l’atteindre. Elle est un roc, un phare sur lequel Juliette s’est longtemps accrochée. Elle l’a prise dans ses bras quand elles ont débranché sa mère, Irène. Elle l’a obligée à poursuivre ses études, vérifiait ses contrôles et lui donnait quelques cours en histoire et géographie. L’été, elle l’envoyait en colonie de vacances pour soulager sa grand-mère qui avait eu officiellement sa garde. Avec sa petite retraite, elle ne pouvait accéder à toutes les demandes de sa petite fille. Une vie s’est ainsi construite pour combler le manque d’un parent. Elle avait presque l’allure d’une adolescente lambda. Grâce à elle, l’amie de sa mère, Hélène. Durant ces années, jamais Juliette ne s’était posée la question d’un quelconque sacrifice pour être à ses côtés. Le soutien qu’elle lui apportait, presque quotidien, exigeait du temps, de la disponibilité, une forme de responsabilité qui échappait totalement à l’adolescente. Hélène était près d’elle et c’était tout ce qui importait. Jamais elle ne l’avait vu pleurer, ni mélancolique. Elles réussissaient au bout de quelques mois à rire des gâteaux étouffe chrétien d’Irène. Juliette lui racontait ses souvenirs, Hélène découvrait une amie devenue une mère célibataire aimante, un peu stressée mais courageuse. Puis Hélène racontait les siens. Alors Juliette aimait encore plus sa mère et la jeune fille qu’elle était. L’une et l’autre, garantes de la mémoire d’Irène. Par la force des choses, Juliette se tournait de plus en plus vers elle. Sa grand-mère, abattue par le décès prématuré de son enfant ne pouvait plus prononcer son prénom sans pleurer. Juliette ne voulait pas la faire souffrir, comme elle ne voulait pas oublier sa mère. Elle rendait régulièrement visite à Hélène qui s’était installée près de son domicile. Juliette s’était vu le privilège d’avoir un double de la clé de son appartement. En attendant son retour, l’adolescente fouillait les moindres recoins du domicile de son amie. Sans rien chercher de spécial. Elle était juste curieuse. Un peu trop. Elle avait pour habitude d’entrer dans les pièces sans frapper, d’ouvrir les placards sans permission, de déchiqueter le courrier sans qu’il lui soit adressé. Elle voulait tout savoir, tout connaitre, même ce qui ne la regardait pas. Rien ne pouvait échapper à sa curiosité, surtout quand elle percevait le geste lent mais sûr d’Hélène qui fermait à clé le premier tiroir de sa commode. Elle la glissait ensuite dans la poche intérieure d’un vieux chandail sans forme. Il la lui fallait, cette clé. Et elle finit par l’avoir.

— Moi aussi je serais d’avis d’en finir, déclare Juliette. Lucie, je connais bien Hélène. Ce n’est pas ce genre de femme que tu supposes. Je suis sûre qu'elle avait d'excellentes raisons.

Lucie écoute avec attention son plaidoyer. Elle hoche même la tête et finit par esquisser un sourire.

— Juliette à la rescousse de la douce Hélène. Je ne t’en veux pas. C’est même normal en quelque sorte.

— Ne glisse pas sur ce terrain, l’avertit-elle.

— D’accord, je ne le ferais pas. Je ne voudrais pas t’obliger à te positionner.

— Ce n’est pas une question de positionnement. Mon choix est déjà fait. C’est toi qui n’aimerais pas le connaître.

Nouveau sourire. Lucie hoche la tête, l’air pensif.

— Je vois…Je te crois Juliette. Et c’est bien ça le problème, répond-elle en levant les yeux au ciel.

— Alors si tu sais, pourquoi toute cette histoire, Lucie ? Pourquoi t’afficher devant tout le monde ainsi ? On aurait pu juste rentrer chez nous.

— Pourquoi ? Tu oses vraiment le demander ? Tu n’as toujours pas compris, Martin ? Tu me crois si bête que ça ?

Martin ouvre la bouche, fouille dans les yeux mouillés de son épouse mais ne trouve rien à dire.

— Elle sait tout, Martin. Elle connait notre correspondance, notre histoire. N’est-ce pas, Lucie ? Tu ne viens pas chercher des réponses. Tu les as déjà. Tu ne cherches pas la vérité. Tu la connais déjà. Ce que tu sais de nous te dérange, n’est-ce pas ?

— Tu connais l’existence de nos lettres, interroge Martin, livide. Depuis quand ? Pourquoi ne m’avoir rien dit ?

Une larme roule sur la joue étrangement pâle de Lucie. Juliette comprend alors à son tour. Elle pose une main sur celle de la jolie blonde qui ne se dérobe pas.

— Tu sais ce que ça fait d’aimer un homme qui attend quelqu’un d’autre ? De vouloir lui faire du mal, parce que tu as mal aussi ? demande Lucie à Hélène.

— Je suis désolée, Lucie. Je suis vraiment désolée. S’il te plait, arrêtons ici.

***

La jeune Juliette avait enfin trouvé la clé ouvrant la commode. Elle l’enfonça dans la serrure, la tourna et tira le tiroir. Parmi les papiers divers, des pages de livres déchirées, des feuilles d’arbres collées, des annotations éparses, son regard fut attiré par un paquet de lettres. Elle l’extirpa, se laissa tomber à même le sol et entreprit leur lecture avec une attention accrue.

Elles étaient toutes numérotées et datées mais elle ne reconnaissait pas l’écriture. Il avait à peu près son âge, au début du moins. Il évoquait son collège, sa solitude le midi quand il mangeait seul, le livre le monde de Sophie que lui avait conseillé Hélène. Il parlait souvent d’un renard et d’un petit Prince.

Juliette découvrit un garçon solitaire mais intelligent, qui avait peur d’aller vers les autres et qui avait besoin de son amie pour le guider. Elle comprenait ça entre les lignes, car elle ressentait aussi ce besoin de sécurité qui la poussait à Hélène. Elle aurait pu écrire ces missives.

À mesure qu’elle les lisait, le ton changea peu à peu. Martin était un lycéen désormais. Les sujets abordés étaient différents, encore plus sensibles. Il ne se laissait plus guider, lui aussi avait des choses à dire. Il lui parlait de son envie de partir de chez lui, de foutre le camp loin de ses vieux qui ne voyaient plus sa présence. Il disait être de trop dans leurs disputes, d’être un trophée qu’il se refusait d’être. Ce rôle malsain, réduit à un objet, n’était pas fait pour lui. Il ne voulait pas être un enjeu. Alors il devait partir, n’est-ce pas Hélène ? Que lui avait-elle répondu ?

Il lui parlait des filles aussi, lui racontait les déclarations qu’il recevait et auxquelles il ne donnait pas suite. Sans l’écrire, il avait peur de se dévoiler aux autres. Juliette l’apprécia de plus en plus. Il évoquait souvent son avenir comme s’il partait en guerre. Comme s’il n’allait jamais en revenir.

Dans les derniers échanges, Martin avait plus de vingt ans. Les prophéties qu’il s’était souhaité quelques années plus tôt s’étaient réalisées. Il faisait des études d’ingénieur et il était en couple avec une certaine Lucie. Il en parlait peu dans ses lettres mais elle était là. Il continuait de philosopher. Il disait ne pas être un homme de promesse mais en fit une tout de même. Juliette la chercha, en vain. Il n’en fit mention nulle part.

À la lecture de l’ultime lettre, des larmes roulèrent sur les joues de Juliette avant même de commencer. Son cœur battait fort. Il la suppliait de se rappeler leur promesse. Elle était triste. Cela lui faisait un drôle d’effet de lire en quelques heures toute une vie, même d’un seul écho, elle pouvait entendre la voix d’Hélène lui répondre, chaude et réconfortante. Car elle l’avait entendu pour elle déjà. Martin était une répétition de ce qu’Hélène mettait en pratique avec elle. Toujours si calme face à ses rebellions, ses questions, ses cris. Hélène n’était jamais prise au dépourvu. Elle avait déjà connu cela. Sa propre adolescence, celle de Martin et celle de Juliette.

Juliette ramena ses jambes contre son torse, posa son menton sur ses avant-bras et observa le spectacle sous ses yeux. Les feuilles jonchaient le sol de la chambre d’Hélène. Des tas de lignes manuscrites, des petites pattes de mouche, voilà ce qu’il restait d’une relation. Quelque chose qui avait existé un instant, des années compressées, et l’oubli d’un prénom qu’on n’osait plus évoquer. Juliette se doutait de leur importance. Son silence racontait tout. Surtout, elle avait ressenti quelque chose qui n’était pas écrit, qui lui faisait mal au cœur et la terrifiait aussi.

À force d’y penser, encore et encore, quelque chose de familier était apparu. Une farouche jalousie naquit. La jalousie de ne pas être la première à pénétrer dans le cœur d’Hélène, la jalousie qu’un autre ait pu ressentir ce qu’elle ressentait quand Hélène la consolait, la jalousie puis l’inquiétude de n’être qu’un numéro deux abandonné à son tour. Elles n’avaient pas de correspondance. Juliette ne pourrait même pas être condensée en quelques lignes. Il ne resterait rien d’elle. Elle avait fait l’expérience de l’abandon, celui d’une mère morte trop tôt. Elle avait gouté au vide, à l’absence, aux questions sans réponse, à une vie qui continuait sa route malgré tout, malgré les embuches, les retards, les désistements. Rien ne pouvait résister à la marche en avant du temps. Entre une grand-mère qui voulait oublier et une Hélène qui était capable de s’échapper, le doute s’immisça en elle, insidieux, il lui chuchota de tout prendre avant de tout perdre. Et Juliette l’écouta.

— C’est donc lui, le Martin des lettres ? Celui avec qui tu as correspondu pendant des années ? Hélène, c’est lui ?

Hélène la regarda avant de se dérober. Juste assez pour que Juliette y voit un sentiment nouveau. De la peur. Hélène était terrifiée.

— Tu te sentais coupable ? Vis-à-vis de qui ? De moi ?

— Non.

— De ma mère ?

— Ne me fais pas dire ce que je ne veux pas dire, esquive Hélène en baissant les yeux.

— Alors c’est ça. Pourquoi ? C’était ton amie.

— Pour ma mère. La mienne. Celle que je n’ai plus osé aller voir dans son hospice par honte. Parce qu’Irène, en plus de s’occuper de toi, s’occupait aussi de ma mère. Parce que j’étais à l’autre bout de monde. À profiter d’une vie que je pensais me revenir de droit. Sans me soucier des personnes que je laissais derrière moi. Parce que j’étais égoïste.

Juliette s’empare de son assiette, la brandit en l’air et la fracasse au sol. Des éclats de céramique se dispersent. Hélène renifle.

— Tu as été ma chance de me rattraper. De faire les bons choix. Et je n’ai jamais regretté. Quand je dis que tu es l’enfant que j’aurais aimé avoir, je le pense vraiment. Si la culpabilité m’a fait venir à toi au début, c’est bien par amour que je suis restée ensuite. Par amour, Juliette. Uniquement par amour.

Arnaud apparait dans le salon, chancelant. On n'entend que lui, ses rales et son ventre qui gargouille. Il embrasse d'un regard le sol jonché d'éclat de porcelaine, hausse les sourcils et s'installe à sa place :

— J’ai raté quelque chose ?

Les quatre autres se contentent de le fusiller du regard. Juliette sent une caresse dans ses cheveux. Lucie remet en place sa frange en douceur. Elle s’approche de son oreille et murmure « tout va bien, tout va bien ». Juliette ne sait pas si ce message lui est vraiment adressé. La voix réconfortante de Lucie l’apaise aussitôt. Elle fait un pas vers elle, pose sa tête contre son épaule. Son parfum sucré est moins fort mais toujours présent. Les notes d’agrumes la bercent. Lucie l’entoure. L’une contre l’autre. Une douleur contre l’autre. Et les corps pour seul réconfort.

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