Chapitre 23 - 3

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Il y eut cette jambe entremêlée à la sienne, cette tête nichée dans sa chevelure, une respiration chaude au creux de son cou, un parfum mêlé à l’odeur de sa peau. Il y eut cet instant, où Hélène était heureuse, où les draps froissés, les bras de Martin l’entourant dans son sommeil lui donnaient envie de dire des bêtises, de faire des promesses. Il y eut des bavardages que l’on étire jusqu’au petit matin, des rires et des larmes séchées d’un revers de main, des sourires offerts, des bras ouverts, des lèvres en guise d’offrandes. Il y eut dans ce lit, l’empreinte d’un amour qui éclot avant même que le jour ne se lève. Pudique, sur le bout des mots, sur les longueurs d’un silence ému, elle découvrit un grain de beauté derrière l'oreille et une cicatrice discrète sur le genou. Ce corps qu’elle apprivoisait avec douceur, veillant à ne pas le réveiller. Jamais elle ne lui avait vu ce visage-là, si détendu, si vulnérable, oublié le regard trop sérieux. La ride du lion était à peine visible, sa fossette également, mais Hélène la devinait ici, à un pouce de la commissure des lèvres. Son nez fin invitait l'index à le parcourir pour échouer sur sa bouche. Martin frissonna. Hélène se figea. Il souleva son bras, découvrant sa peau à moitié nue. Elle eut froid. Sa chaleur lui manqua instantanément.

Puis il y eut cet appel avant les premiers rayons de soleil. Elle lui murmura à l’oreille « Je reviens ». Elle s’extirpa de ce lit qu’elle ne voulait plus quitter et s’isola. Debout au milieu du salon, les yeux sur le bouquet de fleurs, Hélène répondit à une voix d’enfant apeurée en laquelle elle ne reconnut pas Juliette.

Il y eut alors cette douleur qui lui arracha le cœur, éclipsa la douceur d’une promesse, lui décrocha un violent coup à l’estomac. Elle eut le tournis, son esprit se glaça, ses membrent se raidirent. « Maman est à l’hôpital » glissa la jeune fille entre deux sanglots. Submergée par l’émotion, l’adolescente ne pouvait pas lui en dire plus. « Viens, s’il te plait, Hélène » répétait-elle. Elle bafouillait, incohérente, parlait aussi d’une course, s’excusait de déranger Hélène de si bon matin. Elle n’arrêtait pas de dire « pardon, pardon, je suis désolée ». Il n’y eut pas de cris. Sans détacher le téléphone de son oreille, Hélène enfila ses chaussures, attrapa un papier et un stylo pour y griffonner quelques mots à l’intention de Martin et ferma la porte doucement. Elle se voyait incapable de retourner dans la chambre.

Hélène déboula dans les couloirs de l’hôpital à la recherche du service de réanimation. Elle découvrit Juliette, allongée, la tête sur les cuisses maigres de sa grand-mère dans la salle d’attente du service. À chaque passage, la jeune fille se redressait nerveusement comme un chien de garde. Quand elle la vit, elle se leva et accourut dans sa direction, elle sauta dans ses bras et la serra si fort qu’Hélène en eut le souffle coupé. Ses traits tendus, ses cheveux défaits et ses yeux injectés de sang la bouleversèrent. Tout ce que pouvait offrir Hélène fut sa chaleur. Cette chaleur absorbée auprès de Martin, elle la restituait à Juliette. La jeune fille souffla des propos confus, mais Hélène entendit malgré tout un « reste avec moi » et « maman va se réveiller, elle doit se réveiller ». Elle ne sut pas quoi lui répondre. La main enfouie dans sa chevelure, elle lui massa le crâne comme lorsque sa propre mère la rassurait après un cauchemar, et chuchota au creux de son oreille : « Je reste avec toi, Juliette, je ne te quitte pas ». En prononçant ces mots, une promesse chassait l'autre de son esprit : Les draps froissés, le grain de beauté, la cicatrice, le parfum, le regard si sérieux, tout venait de s’évaporer dans l’étreinte dévastatrice de cette enfant abandonnée.

Une fois l’annonce de l’accident d’Irène passée, Hélène gardait l’espoir que tout rentrerait dans l’ordre. Elle officiait comme une sorte de maman par intérim, en mettant sa vie en attente. Elle se pensait assez forte pour allier une vie amoureuse, une vie familiale et professionnelle. Mais sa vie amoureuse n’était encore qu’un croquis et sa famille, un mot facile pour masquer le coma d’Irène et le placement de sa propre mère dans une maison de repos. Sans compter les longues heures à consoler la mère d’Irène qui s’asséchait de jour en jour. Rien n’était conventionnel, prévu, dans les normes. Il fallait déployer une énergie folle pour tout construire et créer des repères.

Hélène avait fini par recontacter Martin après son départ précipité. Il voulait l’aider mais elle avait refusé. Elle avait invoqué un devoir, un fardeau qu’elle seule devait porter. La vérité était qu’elle ne souhaitait pas entraîner le jeune homme dans ce cauchemar qui s’imposait à peu à peu à elle comme sa nouvelle réalité.

Hélène s’était essoufflée avant même d’avoir essayé. Les allers et venues à l’hôpital pour constater que rien n’avait changé — Irène était une comateuse peu bavarde —, la recherche d’un appartement à proximité de Juliette, ses visites régulières à la jeune fille et plus occasionnellement à sa mère en maison de repos, la happait dans un quotidien chargé ponctué de rendez-vous médicaux. La mort planait au-dessus d’elle, s’immisçait dans les rides de sa mère, dans les mines peu encourageantes des docteurs, et même dans le regard de Juliette. Malgré un sourire de façade, l’espoir avait foutu le camp. Le provisoire avait un goût d’éternité.

Dans un instinct de survie, Hélène avait saisi son téléphone pour entendre la voix de Martin. Elle devait le voir lui avait-elle dit. Je suis avec Lucie, lui avait-il répondu. Hélène avait ri. Un rire trop grave, sec et court. Martin cherchait à meubler les mots qui ne viendraient plus à lui en évoquant le dernier film qu’il était allé voir au cinéma, ses partiels réussis ou son prochain stage. Hélène l’écoutait silencieusement. Sa vie d’étudiant mise à côté de la sienne lui donnait envie de pleurer. Elle raccrochait avec une douleur supplémentaire à l’estomac. Ses appels s’espacèrent, sa plume ne toucha plus de papier, Martin ne réagit pas à cet éloignement.

Les semaines passèrent, et les mois, et les saisons.

L’état d’Irène ne s’améliorait pas. Il fut décidé de la débrancher. La chute ne connaissait pas de fond, pas de rebond. Hélène avait juste accepté de tomber dans un abime sans fin. Son corps était presque de trop, trop réel, trop matériel. Tout se dissociait dans son esprit.

Sa pensée était dissoute. Un liquide chaud contenu dans un corps assommé. Hélène encaissa la vue de son amie sans vie, celle de Juliette sans mère, celle de la grand-mère sans fille. Hélène encaissa encore pour chuter plus profondément, pour toucher enfin le sol, pour s’y fracasser, s’y démanteler, pour s’échapper de ce corps vide, de cette vie qui n’avait plus de sens. L’air lui manqua. La bouche ouverte, sèche, ne parvenait plus à émettre de son. Son champ de vison se rétrécit, s’obscurcit.

Une main moite et tremblante attrapa la sienne. Juliette planta ses yeux en elle si profondément, qu’elle parvint à la trouver au fond de l’abime. Elle l’extirpa de sa torpeur. « Je suis là » murmura-t-elle. Abasourdie, le regard d’Hélène la traversait avant de réaliser pleinement sa présence. Elle saisit la jeune fille dans ses bras et récupéra un peu de chaleur, juste assez pour tenir debout. L’une et l’autre se fondirent en l’autre, par instinct de survie. Le reste pouvait mourir.

Le lendemain, Hélène envoya un SMS à Martin, lui expliquant que la vie changeait, les gens aussi, que leur histoire était belle mais son rôle s’arrêtait ici, qu’il devait se tourner vers Lucie à l’avenir. Elle enchainait les phrases convenues car elle ne savait pas comment lui dire adieu autrement. Sa vie en attente ne l’était plus, elle se transforma en un rêve lointain.

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