Chapitre 5-1

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Lucie regarda sa montre pour la troisième fois en dix minutes. En faisant les cent pas le long de sa classe, elle s’imaginait déjà en week-end. Loin de ses élèves qui la rendaient chèvre. Elle attendait la sonnerie salvatrice qui la délivrera de ces quatre murs, puis de cette grande bâtisse sans charme, pour retrouver sa voiture, les embouteillages et, enfin, sa maison.

Ces derniers temps, elle avait du mal à rester immobile. Elle s'agitait dès qu’elle arrivait chez elle, piétinait dans sa classe, traversait les couloirs gris et sans âme jusqu’à la salle de pause, où le café lui donnait un regain d’énergie. Elle s’obligeait à avancer. Vers quel horizon ? Elle l'ignorait, mais elle écoutait avec une confiance aveugle cette petite voix intérieure qui la poussait en avant. Elle souhaitait échapper au bruit, aux cris, aux questions insipides, aux remarques déplacées, au brouhaha ambiant et constant. Elle désirait de la mélodie, des notes de couleurs vives et un silence religieux, tout à la fois.

Lucie voulait tout. Lucie ne voulait rien. Elle voulait du contraste, de la saturation sans être éblouie, du goût, des saveurs tranchées mais pas au point de la faire rougir. Elle voudrait porter la jolie robe jaune sans avoir à se soucier du regard désapprobateur du proviseur. Lucie aime tout et son contraire. Ne pas choisir pour ne pas être déçue. Mais ces derniers mois, sa volonté, parfois incohérente mais toujours vive, s'était presque effacée, engloutie dans un quotidien qui ne lui laissait aucun répit pour se questionner.

Après tant d’années avec la même personne, où se trouve la frontière de l’individualité ? Où commence l’un et où finit celle de l’autre ? Les réponses sont loin d'être simples. Toujours si prompts à reproduire les mêmes gestes qu’ils se vident de leur sens, de leur âme. Des habitudes qui tuent à petit feu n’importe quelle histoire, même les plus solides. Lucie n’était pas triste, ni heureuse, ni soumise. Sa vie était devenue grise subtilement, sournoisement, si lentement qu'elle-même devenait terne, sans goût et sans saveur.

Tout commence toujours par des détails anodins. Il suffit d'un oubli, d'un acte manqué, d'un retard... Alors le quotidien s'appauvrit, s'assèche irrémédiablement, se consume sans qu'on ne réagisse, aveugle face aux alertes. La confiance de Lucie la menait à sa perte. Un jour, elle ne s'était pas appliqué de rouge à lèvres, puis elle s'était habituée, abandonnant également son mascara… Les détails ont finalement l'importance que l'on veut bien leur accorder.

Lucie était persuadée d'avoir une vie confortable. Elle était mariée et se rassurait quant à l'état de son couple en lorgnant chez le voisin, se leurrait à coups de photos souriantes sur Facebook. Elle pourrait tout à fait traverser sa vie dans cet état léthargique, avec, parfois, peut-être, quelques soubresauts de lucidité. Elle dormait.

Puis un jour, un peu plus gris que la veille, il y eut ce rouge flamboyant qui traversait la cour. Lucie ne vit plus qu’elle, son sourire, ses longs cheveux châtains ondulés et sa démarche conquérante. Elle ne connaissait rien de cette femme, mais voulut tout apprendre d’elle. Elle commença par son prénom, Juliette, et découvrit qu’elle était la nouvelle prof de Français. Lucie fit son possible pour la croiser régulièrement. Elle décida de corriger ses copies en salle des professeurs, pour avoir l’occasion d’échanger avec sa nouvelle collègue. Elle allongea ses repas pour partager un café. Deux ans plus tard, elles étaient devenues des amies proches. Lucie expérimentait, testait, se découvrait de nouveaux goûts, se réaffirmait aux côtés de Juliette. Ainsi elle découvrit qu'elle aime uniquement la meringue sur les tartes au citron, que la mangue n'était pas si difficile à couper, qu'un vernis rouge réveillait sa main et que les cheveux lâchés lui allaient à merveille. Entre deux rires, entre deux couches de vernis, Juliette se confiait et Lucie écoutait. Elle parlait de tout et de rien, naviguait entre un papotage innocent les jours calmes et de profonds questionnements les jours de spleen. À travers son amie, Lucie absorbait ce qui lui manquait dans sa propre vie ; elle se nourrissait de ses confidences, de cette mèche de cheveux qu’elle remettait constamment derrière son oreille et parfois de ses larmes, rares, surprenantes et aussitôt essuyées. Juliette n’était pas une âme triste. Lucie déployait des merveilles d’imagination pour lui faire oublier ses tourments passagers : rien, absolument rien, ne devait étouffer ce feu qui émanait de son amie.

Ce que Lucie éprouvait était au-delà de la simple admiration. Juliette était son ticket d’or, son jackpot, son trésor de Rackham le Rouge ; elle prenait tout d’elle, sans distinction, s’imprégnait de ses mimiques, de ses expressions. Lucie était devenue une voleuse, par nécessité, par instinct de survie, pour ne pas mourir étouffée par le vide de sa propre vie. Son amie représentait ce qu’elle n’était pas, mais qu'elle voulait devenir — une femme capable de suivre ses désirs, sans égard pour les conventions, une femme libre, tout simplement.

Lucie avait toute une vie à réinventer. Elle se garda d’en parler à Martin, minimisa cette relation et découvrit les joies d’avoir un jardin secret. Enfin, elle avait quelque chose juste à elle.

Le rouge n’avait jamais quitté Juliette, il s’était simplement étendu, jusqu'à enflammer le gris de la vie de Lucie qui aurait voulu la prendre dans ses bras. Mais elle était mariée à Martin, alors elle devait refréner son envie de caresser le visage de Juliette. Elle aurait aimé passer sa main dans ses cheveux, lui prêter son baume pour qu’elle n’ait pas les lèvres gercées, lui laisser son dessert le midi, et pouvoir glisser ses doigts le long de sa nuque. Mais elle s’abstenait toujours, de peur d’effrayer Juliette, de décevoir Martin, de découvrir qu’elle s’était menti pendant toutes ces années.

Un jour, Juliette l’avait invitée à dîner chez elle, avec son mari. Jamais, en deux ans, elle n’avait invité le couple. Elles se contentaient de moments volés en salle des professeurs, ou dans le petit café qui se trouve juste à côté du collège, parfois chez Juliette. Cette invitation avait ébranlé profondément Lucie.

Le soir du conseil de classe, alors qu’elle avait accepté l’invitation depuis une semaine, Juliette lui parla d’Arnaud. Cet aveu, la perspective d’un rival qui la privait de son amie, perturba Lucie. Juliette ne sortait qu’avec des hommes ayant une belle situation, mais qui l’ennuyaient rapidement. Quand elle parla d’Arnaud, de ses mains fabuleuses, de sa créativité et de son humour, Lucie comprit que cette histoire était différente. Elle devait agir en conséquence. À la fin de la réunion, elle attendit patiemment que Juliette finisse d'échanger avec le proviseur. Elle voulait la raccompagner à sa voiture. Elle voulait faire perdre du terrain à cet Arnaud qu'elle ne connaissait pas encore. Mais elle ne savait même pas comment elle allait s'y prendre. Juliette arrivait, un choix s'imposait, vite, car le compte à rebours était lancé.

Elles descendirent les escaliers de la bâtisse lentement jusqu'au hall d’entrée, ouvrirent les portes battantes, puis respirèrent l’air froid.

— Ça fait du bien, l'air frais, après ces deux heures interminables, non ? demanda Lucie à son amie qui remettait sa mèche de cheveux derrière l'oreille.

— Oui, répondit Juliette dans un souffle. Je n’en pouvais plus ! C'est fou ce que les profs sont bavards ! conclut-elle avec un sourire.

Elles attaquèrent la remontée de l’allée principale. Quatre minutes. Plus les secondes s’écoulaient et plus Lucie ralentissait le pas.

— Arnaud sera là demain soir ?

— Normalement, oui. Tu vas voir, il est si drôle !

— Je n’en doute pas, lui répondit tristement Lucie.

— Ça va, Lucie ?

— Oui, je pense à toutes mes copies en retard. Ça me fiche le bourdon.

Plus que trois minutes.

— C’est étonnant de ta part, tu es toujours si organisée !

— Ça va s’arranger. Au fait, ton copain n’a pas trop peur de nous rencontrer ?

— Tu parles ! Il n’attend que ça ! Et ton mari ?

— Il est impatient !

— Je la sens bien cette soirée.

Mensonge. Un de plus. Celui-là n’était pas énorme par rapport à ceux de ces derniers mois. Sa vie terne avait bénéficié d'un sérieux lifting pour avoir l’air plus intéressante. Elle ne parlait jamais de ce vide qui s’emparait d’elle quand elle claquait la porte de sa voiture le soir après l’école, ni de ce pincement au cœur quand elle voyait ses propres publications étincelantes sur les réseaux sociaux, ou cette vague douloureuse à l’estomac quand elle regardait son téléphone — pas de nouveau message. Et depuis que Juliette était entrée dans sa vie, elle avait tu son désir de combler ce grand vide uniquement avec la joie de son amie. Lucie se sentait devenir possessive. Elle voulait le sourire de Juliette pour elle seule.

— Je déteste cet escalier.

— Allez, Lucie, ça fait les jambes !

Toujours positive.

— Je le déteste quand même.

Les deux femmes pouffent de rire. Restait la montée de l'imposant escalier principal qui débouchait sur le parking de la cité scolaire. L'effort les empêchait de parler. Du temps perdu.

— Je vais mourir, Juliette !

— Encore un effort ! Il faut vraiment que tu te mettes au sport ! Viens avec moi courir le week-end.

Son cœur se souleva.

— Tu crois ?

— Oui, ça te fera du bien, on commencera doucement. Et tu arrêteras de râler devant ce fichu escalier.

Lucie se contenta de sourire en baissant la tête, elle s’imaginait déjà courir à ses côtés le long d’un canal. Plus qu'une minute. Le portail traversé, elle vit sa voiture sur le parking : d’ici quelques pas, tout serait fichu. Elle n'aurait rien tenté. Trouillarde. Il faudrait rencontrer Arnaud et admettre que c'était lui qui détenait la place la plus importante dans la vie de Juliette. Pas elle.

Juliette l’observa silencieusement, elle vit ses doigts se tordre.

— Tu es sûre que ça va ? s’inquiéta-t-elle. Ce sont tes copies qui te travaillent encore ? Il faut vraiment que tu déconnectes, tu sais.

Lucie leva les yeux vers son amie, son expression soucieuse la secoua, elle voulut la rassurer, s’approcha d'elle, jeta un œil sur le parking désert et lui passa la main tendrement dans la frange.

— Juliette, tu sais que...

Lucie acheva ses mots sur les lèvres de Juliette. Elle frémit à son contact chaud, contrastant avec la froideur de l’hiver. Les deux femmes fermèrent les yeux. Lucie avait gagné deux minutes supplémentaires.

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