Voici ce qu’il advint de la fille de la chevrière.

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Clopin-clopant, les doigts crochés dans la fourrure du chien, la fille de la chevrière marcha des jours et des jours. Se nourrissant de baies, de racines et les proies que le mâtin lui rapportait. Elle suivait le chemin choisi par celui-ci. La nuit, il se couchait contre elle pour lui tenir chaud.

Un soir d’automne, dans une forêt touffue, ils découvrirent une clairière à laquelle aucun sentier ne menait. Au milieu trônait une chaumine de la cheminée de laquelle s’échappait de la fumée. Le chien la conduisit jusqu’à la porte qu’il gratta de la patte.

Quand la vieille femme qui vivait là en ermite entendit le raclement, elle alla ouvrir, regarda le curieux duo qui se trouvait sur le seuil et dit :

« Entrez, je vous attendais ! »

Quand ils content l’histoire de la chevrière et de sa fille, certains prétendent que c’était une sorcière et qu’elle guérit l’enfant. Parmi eux, les uns s’arrêtent là et les autres poursuivent le récit.

Mais il n’en est rien, je vais vous rapporter ce qui s’est réellement passé.

Était-ce une sorcière ?

Tout dépend de ce que l’on entend par là. Elle vivait seule, connaissait la nature des choses et détenait un savoir déjà oublié depuis belle lurette. Ou, peut-être, personne ne l’avait-il possédé avant elle.

Non, je ne suis pas cette sorcière ! Ai-je l’air si vieille ? Souvenez-vous : « Il y a fort longtemps ». Croyez-vous que l’on puisse vivre si longuement ‽ Ignorant qui ou ce qu’elle était, convenons qu’il s’agissait d’une sorcière.

Elle ne soigna pas la fillette, elle lui demanda qui elle était.

« Je suis la fille de la chevrière (imitation de voix d’enfant).

— Je me suis mal exprimée, comment les gens t’appellent-ils, mon enfant ? (Imitation de voix de vieille femme.)

— Dans la vallée, avant la mort de maman, tous m’appelaient : “la fille de la chevrière”, même la bergère (imitation de timide voix d’enfant).

— Hum ! Hum ! puisque tu es dénuée de nom, je vais t’en donner un. Tu seras toujours la fille de ta mère, mais pour tous et pour moi, dès maintenant, tu es… Ambrosia, c’est le nectar des dieux, lorsque tu retourneras dans le monde, il t’ira à merveille (docte voix de la sagesse). »

Elle ne la soigna pas, mais lui donna un nom et en fit son disciple.

Elle lui apprit à lire et à écrire.

Elle lui apprit la nature.

Les herbes, les fleurs, les racines, les champignons, les écorces, les feuilles, les fruits, les baies et les bois. Leurs vertus et dangerosités, quand les cueillir, comment les arranger, ainsi que bien d’autres secrets.

Les animaux, du plus petit insecte au plus gros des ours. Comment repérer et identifier les traces, ceux que l’on doit sacrifier pour une préparation et quelle partie de telle bête pour telle potion, comment aborder chaque espèce et toutes autres choses mystérieuses.

Les roches, les terres, les eaux, le feu, les vents, et ce qu’ils avaient de caché.

Elle lui apprit à connaître sa nature.

Les os, la chair, les tendons, les organes, les nerfs, les fluides, tout ce qui la composait. Le fonctionnement de son corps et de son âme. Le pouvoir de celle-ci sur celui-là.

Elle l’initia au contrôle. Je ne m’attarderai que sur ce sujet.

Elle commença par lui apprendre à respirer, puis à méditer.

Quand Ambrosia eut huit ans, la sorcière l’estima prête à s’initier au contrôle de son corps. Elle aurait pu débuter par le plus facile : transformer le crin hirsute qui parsemait le sommet de son crâne en abondante chevelure soyeuse. Mais elle considéra qu’il convenait de s’attaquer, en priorité, à plus important. Elle commença par le pied, moins compliqué à maîtriser que la main.

Ce fut le moment que le chien choisit, peut-être se sentait-il délaissé, pour amener une louve dans la clairière.

Au printemps naquirent trois chiots au trois quarts lupins.

À l’automne, Ambrosia marchait sur deux pieds de même taille correctement orientés.

Quand l’hiver s’en vint, elle courait et parvenait à contrôler son pied droit du matin au soir.

La sorcière lui apprit à danser et à faire naître le pavillon manquant à son oreille. C'était important pour l'enfant qui détestait le trou qu’elle appelait son ouïe, lorsqu’elle se voyait dans l’eau.

Rallonger ses radius et cubitus, développer carpe et métacarpe, faire croître les phalanges et naître un auriculaire fut long et frustrant pour la fille de la chevrière. Pendant les six premiers mois, elle pleura chaque matin.

Vous connaissez l’adage : « Hâtez-vous lentement ; et, sans perdre courage, Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage : Polissez-le sans cesse et le repolissez ; Ajoutez quelquefois, et souvent effacez.⃰  » La pauvre enfant n’en pouvait plus de devoir recommencer de zéro. Non pas vingt, quarante, soixante, ni même cent fois, mais chaque jour ; sans avoir l’impression de progresser.

Pourtant, pour ses onze ans, il ne lui fallait qu’une dizaine de minutes pour avoir deux pieds, deux oreilles, deux bras et deux mains parfaits.

Sa colonne vertébrale fut plus conciliante, il ne lui fallut que deux mois pour se tenir droite.

Pour sa part, son crâne se montra plus capricieux, si une cascade de cheveux ondulés encadrait facilement son visage, si son nez acceptait volontiers d’être mutin, si sa bouche ne rechigna jamais à être horizontale et harmonieuse, l’œil gauche était souvent exagérément plus grand ou plus petit que le droit.

Lorsqu’elles fêtèrent le douzième anniversaire de la fille de la chevrière, il y avait autour de la table une ravissante adolescente, une sorcière rajeunie, un vieux chien, une louve et leur progéniture.

Le lendemain commença l’apprentissage de la partie la plus difficile, celle du contrôle inconscient. Chaque nuit, la sorcière veillait Ambrosia et notait l’heure de sa perte de contrôle. Bien sûr, l’élève reprenait le contrôle de son corps avant même d’avoir mis un pied hors de son lit, mais dans son sommeil, un rien le lui faisait perdre.

Même si, à ma connaissance, elles furent les seules à le pratiquer, indiscutablement, le contrôle inconscient de son corps est un art délicat, celui-ci a une fâcheuse tendance de revenir au naturel.

Je passe sur sa progression dans la maîtrise de cet art, toujours est-il que cela faisait plus de sept mois qu’Ambrosia était la délicieuse jeune fille aux marques de féminité affirmées quand on fêta son quinzième anniversaire.

Avant ses dix-sept ans, contrôler son corps lui était devenu aussi naturel que respirer. Plus jamais, endormie ou éveillée, qu’elle soit surprise ou effrayée, elle ne perdait le contrôle.

Le lendemain de son dix-huitième anniversaire, elle fit ses adieux à la sorcière et prit la route avec un couple de chiens-loups de la troisième génération. Bien que leur ascendance ne comporte qu’un chien pour sept loups, ils étaient aussi attachés à la fille de la chevrière que le fut celui qui la conduisit chez la sorcière.

Il est maintenant temps que ceux qui craignent la débauche et le meurtre nous quittent. Ce qui va suivre va faire frissonner ceux qui resteront.

* Note de l’éditeur : La narratrice cite ici des vers de Nicolas Boileau, je les ai transcrits tel qu’ils figurent dans “L’Art poétique”. Les majuscules correspondent au début des vers.

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