93 - fin

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Elle tâtonna pour trouver la bordure du masque. Il s’arracha de son visage, vaporeux et léger, avant de reprendre consistance. Sans même y penser, elle reprit une posture bipède et le black out eut lieu au même moment, si rapide qu’elle le sentit à peine. Alors elle se tint debout, humaine, devant eux. Et nue, accessoirement. Sous les regards de plus de trente personnes, elle se sentit terriblement exposée, et se mit à étouffer comme si sa peau était devenue trop étroite pour elle. Un instant, elle se vit par leurs yeux : une fille affreusement blême, poilue, squelettique et laide. Elle se fit violence pour ne pas y penser. Pour ne pas se recroqueviller sur elle-même.

On s’en fout. Je suis stable sur mes pieds, en parfaite possession de mes moyens. J’ai changé de corps plus vite qu’eux tous.

Avec fureur, elle leur renvoya leurs regards railleurs ou méprisants.

Je me suis levée en décidant d’affronter le monde. Maintenant, il faut le faire... Il faut l’affronter.

– Bien, dit Aegeus. On va voir à quelle vitesse vous êtes capables de changer quand vous êtes sous pression.

Il se baissa pour saisir un caillou, dans ce geste qu’ils connaissaient tous par cœur. Leurs muscles se bandèrent par réflexe.

– Préparez-vous.

Cornélia se força à se tenir droite sur ses jambes, et non à quatre pattes comme la tzitzimitl. Elle pouvait avoir cette pierre. Elle s’était entraînée pour. Il lui sembla que tout tremblait en elle sous l’effet de l’adrénaline ; elle inspira à fond pour tenter de se discipliner. Pourquoi avait-elle l’impression de jouer sa vie dans cette stupide épreuve ?

Elle croisa le regard inflexible d’Aegeus. Peut-être parce que c’était le cas.

– Tu as trop longtemps joué au mouton noir, Corny, dit-il. C’est l’heure de prendre place parmi nous.

Alors elle se rendit compte que c’était la première fois qu’elle prenait vraiment place parmi les boyards. Elle s’était toujours sentie rejetée par eux, mais en les voyant à ses côtés à cet instant, concentrés comme elle, exactement semblables à elle, elle comprit qu’elle les avait rejetés également. Elle s’était toujours considérée d’office comme différente, et en conséquence, jamais elle n’avait tenté de se mêler à eux. Jamais elle n’avait voulu se rendre utile au convoi. Ni effectuer les tâches qu’ils prenaient tous à leur charge.

Aegeus l’observait, le visage impénétrable.

– On va vite voir si tu en es capable.

Avant qu’elle n’ait pu réagir, il arma son bras et lança la pierre loin à travers la rue.

Cornélia cessa de réfléchir. Elle oublia les boyards. Elle oublia tout ce qui n’était pas cette pierre. Elle fonça en abaissant son masque sur son visage, et imagina laisser derrière elle cette stupide enveloppe humaine, comme une mue qui ne lui servait plus à rien. Deux foulées plus loin, elle était devenue tzitzimitl. Elle contracta ses muscles, sentit la force et l'élasticité de son corps de jaguar qui se ramassait sous elle. Les autres étaient encore derrière elle ; une masse d’humains et de monstres, si proches qu’elle les sentait comme s’ils faisaient partie d’elle, un ensemble de cœurs qui battaient puissamment dans un chaos désordonnés.

Rattrapez-moi si vous en êtes capables !

Elle fusa à travers la rue, incroyablement vive et souple, dans le fracas de ses pattes qui faisaient jaillir l’eau. L’adrénaline déferlait dans ses veines ; elle eut l’impression que tout était ralenti autour d’elle. La pierre n’avait pas encore atteint le sol. C’était sa chance. Personne, à part Blanche, n’avait jamais pu attraper de caillou au vol. Si seulement elle avait su comment voler !

« Deviens la nuit. Sers-toi de tes constellations pour te paver un chemin de lumière. »

Elle força davantage sur ses muscles, bondit plus vite, plus fort, étirant son corps comme seuls en étaient capables les félins. Son souffle rugissait à ses oreilles. Un instant, elle craignit que sa faiblesse ne revienne et qu’elle se mette à vomir, qu’elle s’évanouisse, qu’elle s’humilie devant tous les boyards.

Non. Non, pas cette fois. Hors de question.

Les pensées fusaient en tous sens dans son esprit. La pierre n’était plus qu’à quelques mètres. Elle n’avait qu’une fraction de secondes pour agir. Alors elle rassembla toutes ses forces, repoussa la terre sous elle et bondit le plus loin possible, sans rien vouloir d’autre que de refermer ses mâchoires sur sa cible.

Elle se rendit compte trop tard qu’elle allait la rater. Il lui manquait un peu d’allonge pour l’atteindre.

Non ! Non, je peux l’avoir ! Je dois l’avoir !

Elle claqua des crocs, força contre un plan de son esprit qu’elle ne connaissait pas. Força son corps à lui obéir, à se battre contre le ciel. Et, sans l’avoir vraiment prévu, elle parvint à attraper la pierre.

La petite boule dure vint se loger entre ses dents, et Cornélia, choquée par son exploit, mit une seconde à réaliser qu’elle ne tombait plus – qu’elle n’était plus en chute libre.

Elle mit une seconde de plus à comprendre qu’elle s’était réceptionnée debout, solidement campée sur ses quatre pattes… à un mètre du sol.

Il était là.

Le chemin de lumière.

Il scintillait doucement sous ses pattes, à peine visible dans les rayons croisés des deux soleils. Comme une petite Voie Lactée, à plat sous elle, formée d’étoiles entrelacées. Elle pouvait la voir clairement à travers son propre corps. Son corps… qui lui parut curieusement effacé par rapport à l’ordinaire. Ce n’était guère qu’une forme spectrale autour de son squelette. Il ne contenait plus aucune étoile – aucune matière.

Alors Cornélia comprit. Ses étoiles… elles étaient là, juste sous ses pattes. Elle pouvait reconnaître certaines constellations. Celle-ci se trouvait normalement dans son poignet ; cette autre à l’intérieur de sa cuisse droite. Son corps s’était vidé de sa substance et en avait fait un chemin suspendu.

Un halètement de bête fauve la coupa dans ses réflexions ; elle reprit conscience de son environnement. Les boyards fonçaient vers elle, dans un tel effort qu’elle pouvait presque entendre le sang battre leurs artères, leur souffle gronder dans leur gorge. La manticore se trouvait en tête, monstrueuse bête écarlate au visage déformé. Elle était trois fois plus imposante que la tzitzimitl, certainement dix fois plus lourde. Gaspard ouvrit sa bouche jusqu’à ses oreilles, dans un rictus qui partagea son visage en deux et exhiba les trois rangées de crocs qui hérissaient ses gencives. Une frayeur instinctive prit le contrôle de Cornélia. Elle bondit le plus haut possible, droit vers le ciel, laissant son chemin de lumière derrière elle.

Deviens la nuit, se répéta-t-elle comme un mantra. Deviens la nuit.

Elle eut l’impression de s’épandre dans le ciel, de disparaître comme un souffle de vent. Les contours de son corps s’estompèrent encore, réduits à des lignes presque invisibles. Dans son sillage, quelque chose scintillait. Comme des comètes minuscules. Comme une traîne d’étoiles.

Son « chemin de lumière » la suivait.

Parvenue au point culminant de son saut, Cornélia ferma les paupières et pensa le plus fort possible qu’elle se réceptionnait sur le sol. Elle imagina ce sol, ressentit sa dureté sous ses griffes. C’était quitte ou double. Soit elle triomphait, soit elle s’écrasait dix mètres plus bas.

Elle se réceptionna avec maladresse. Quand elle rouvrit les yeux, son chemin de lumière se trouvait sous ses pattes, solide et plat, immobile comme s’il avait toujours été suspendu à cet endroit du ciel. À travers lui, elle distinguait la manticore, interloquée, son visage inhumain levé vers elle. Un autre monstre tenta de sauter aussi haut que Cornélia. En vain. Ils étaient coincés en bas, et ils n’avaient pas d’ailes. Une sensation de puissance comme elle n’en avait jamais connue déferla dans ses veines.

À présent, il était temps de ramener le caillou à Aegeus.

Elle bondit à travers le ciel ; à chaque foulée, sa voie d’étoiles s’étendait sous ses pattes, traçant une route lumineuse aussi solide qu’un pont. Cornélia fusait dans le vent, elle le sentait passer à travers elle ; elle ne s’était jamais sentie si légère. Si libre.

« On a la chance d’avoir un deuxième corps. Un corps qui nous offre tellement de choses… Il faut pas qu’on le bousille aussi. »

Elle comprenait ce qu’avait voulu dire Blanche. Il était temps de l’avouer enfin : elle ne détestait plus la tzitzimitl, ni le masque. Ils faisaient partie d’elle à présent. Elle était ce qu’Iroël lui avait conseillé d’être. Ce qu’Aegeus l’avait poussée à être… Elle était devenue deux choses à la fois.

En atterrissant devant Aegeus, elle releva son masque sur son front, de sorte qu’elle se réceptionna sous sa forme humaine, accroupie, en parfaite maîtrise de son corps et de ses moyens. Elle se releva souplement. Pour la première fois, elle n’eut pas honte d’elle-même, ni de sa nudité. La tzitzimitl était en quelque sorte restée en elle ; elle sentait ses muscles puissants sous sa peau, ainsi que sa détente de fauve ; elle voyait les constellations briller sous son épiderme, par transparence. Ce n’était que son imagination, bien sûr. Mais parfois, l’imagination est plus forte que la honte.

– Tiens. Ton caillou.

Et ainsi, reprenant exactement les mots de Blanche la première fois qu’elle avait fait ce geste, Cornélia déposa la pierre dans la paume d’Aegeus. Un sourire satisfait ourla les lèvres de l’homme.

– C’est bien, Corny. C’est pas trop tôt.

Elle détesta ce sourire. Elle détesta ces mots et sa posture de chef. Alors elle rétorqua, en le défiant du regard :

– C’est pas pour toi que je le fais. Ni pour le convoi. C’est pour moi.

Elle tourna les talons sans attendre la réponse. Aegeus répliqua dans son dos :

– Je sais. J’attendais ça depuis le début. Tu as mis un temps fou avant de faire quoi que ce soit pour toi.

C’était vrai. Elle avait toujours été passive. Mais cette fois, elle prenait son avenir en main – elle acceptait d’engager un bras de fer avec la Strate. Comme l’avait fait Blanche avant elle.

Celle-ci l’attendait non loin, toujours sous forme de raijū. Lorsque l’aînée s'approcha, elle lut son exaltation dans son regard, dans les frémissements de son corps de belette.

fière de ma sœur

ma sœur

fière

incroyable

Dorénavant, Cornélia aussi commençait à comprendre la langue sans mots.

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