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– Pardon, mais il y a un truc bizarre à deux cents mètres, haleta-t-elle.

Cornélia ne s’habituait pas à la voir plus âgée. Elle était toujours aussi petite de taille, et la plupart des gens lui auraient donné bien moins que son âge, mais elle devait avoir au moins vingt-six ans à présent… au lieu des dix-huit habituels. Aaron plissa les paupières.

– Un truc bizarre comment ?

Blanche fit la grimace.

– Je sais pas, moi, comme un panneau géant en béton, encadré d’os humains, qui annonce « Dieu est mort, vous entrez en Sa sépulture » ?

Cornélia fronça les sourcils. Les boyards eurent un mouvement de recul.

– Les archanges… marmonna quelqu’un. On y est. On va entrer chez ces tarés…

Aaron ne parut pas choqué outre-mesure. Il hocha la tête, prêt à se battre, les yeux déjà plus froids. Il avait rarement posé un regard aussi intense sur Blanche.

– Autre chose ?

– Je suis allée regarder, mais j’ai rien vu. Tout a l’air calme de l’autre côté.

Aaron fronça les sourcils.

– Tu es entrée dans leur territoire ?

– Ben oui… Personne peut me voir, de toute façon. (Elle leva le menton et tapota son masque avec défi.) C’est bien pour ça que tu m’as nommée éclaireuse, non ?

Un grognement échappa à son supérieur.

– Faut pas faire ça, putain. C’est dangereux.

Il la toisa du haut des quelques centimètres qu’il lui prenait, puis posa une main sur son épaule osseuse.

– Mais c’est bien joué, éclaireuse. Prépare-toi pour la suite.

Il s’en alla sans rien ajouter. La jeune femme le suivit du regard, interloquée. Puis elle chercha la tzitzimitl et lui fit de grands signes.

– Il m’a félicitée ! lui cria-t-elle d’une voix assez forte pour qu’absolument tout le convoi soit au courant. T’as vu ça ?

Son enthousiasme était si sincère que certains boyards lâchèrent un sourire. Cornélia crut même voir un amusement fugace passer sur le visage d’Aaron. Cela ne dura qu’un instant avant qu’il aille rejoindre Aegeus, à la tête du convoi. Dans un silence lourd de sens, tout le monde attendit leur décision.

– On continue ! trancha finalement la voix d’Aegeus. Droit vers la frontière.

Ça me rappelle des mauvais souvenirs, marmonna Cornélia dans sa tête. Des souvenirs de la frontière d’Actéon…

Des souvenirs dans lesquels Pouet était encore là. Dans lesquels Oupyre était encore elle-même.

Elle se força à les ignorer.

Juste avancer. Avancer et survivre. Pas de place pour le reste.

***

La frontière des archanges ne ressemblait pas à celle d’Actéon.

Il n’y avait pas de barbelés. Pas de clôture, pas de portail. Tout était ouvert. Simplement, sur le sol, une ligne d’ossements traçait la limite de leur territoire. Cornélia compta beaucoup de crânes humains et de fémurs, rendus verdâtres par la vase. Elle regarda un poisson doré sortir d’une orbite. En se concentrant, elle pouvait entendre le battement de ses minuscules nageoires dans l’eau, grâce à son ouïe de tzitzimitl. Il s’enfuit quand Mitaine s’approcha dans le frottement titanesque de ses écailles. Avec l’habitude, Cornélia avait cessé de la craindre. Le serpent géant dodelina de la tête, sur le qui-vive, pour capter tous les sons et les vibrations des alentours.

– Voilà le panneau, annonça Blanche qui venait de reprendre forme humaine. Il met dans l'ambiance, hein ?

Ce n’était pas un panneau à proprement parler, mais un gigantesque pan de mur en béton armé. Planté à la verticale, à quatre ou cinq mètres derrière la frontière, il annonçait le message sinistre, écrit en hautes lettres brunâtres – que Cornélia espéra ne pas être du sang. Dieu est mort. Dans quel délire allaient-ils encore s'embarquer ?

– Tiens, par contre, ça, c’était pas là tout à l’heure…

Une main en visière pour protéger ses yeux du soleil couchant, Blanche désigna quelque chose de rond qui dépassait de l’eau. On aurait dit une roue, de taille assez imposante, ou une arche enterrée dans le sol, dont on ne voyait qu’une petite partie. La chose semblait faite d’or pur. Cornélia crut entendre un son étrange émaner de cet objet, comme une vibration subliminale, une trace auditive très légère et pourtant dérangeante.

Génial, songea-elle. Maintenant, des pneus de tracteur en or qui chantent.

Peut-être que Dieu avait été un fou du volant. Il avait pris l'habitude de rouler à toute berzingue dans un 4x4 doré, avant de faire une embardée un beau jour et de se planter en beauté. Peut-être qu'il était mort ainsi. Dans la Strate, après tout, même les blagues les plus idiotes pouvaient devenir réalité.

– Ça, je sais ce que c’est, marmonna Aaron entre ses dents. Y en a partout, de ces saloperies, ici.

– C’est quoi ? releva Blanche.

Il eut un rictus.

– Tu verras bien. (Il lui lança un regard d’avertissement.) T’approche pas de ce truc. Même en raijū. T’as compris ?

Interloquée, elle hocha la tête. Aegeus se tenait derrière eux, immobile. Il observait le territoire des anges. Alors Cornélia le contempla aussi. La ville elle-même semblait différente : ce n’était plus Las Vegas, ses palmiers, ses parkings défoncés, ses fontaines de marbre. Non, ici commençait une métropole avec de vrais quartiers d’habitation, de hauts immeubles, des porches, des voies de tramway à l’abandon. Des restaurants aux vitrines brisées laissaient déborder des tables et des chaises sur leurs terrasses.

– Que faisons-nous ? lança une voix péremptoire à l’arrière. Allons-nous rester plantés ici pour l’éternité ?

C’était la voix de la kitsune.

– Nous sommes tous épuisés, cingla-t-elle. Si vous souhaitez que nous fassions une pause, alors faisons une pause. Encore faudrait-il nous le dire !

Aegeus se retourna lentement vers elle. Elle s’était avancée devant les autres nivées, et comme toujours, Cornélia fut frappée par sa prestance et sa beauté surnaturelle, en contraste total avec tout ce qui l’entourait – les camions sales, les nivées émaciées, les soldats armés. Comme Aegeus ne disait rien et se contentait de la toiser, la kitsune ajouta d’une voix plus lente :

– Certains d’entre nous souffrent particulièrement de notre longue marche, des privations et du vieillissement accéléré. (Elle leva son menton pointu.) Mais j’imagine qu’une vouivre dans la force de l’âge ne peut le comprendre.

Nae ttal, appela la voix cassée de sa semblable, beaucoup plus loin dans le convoi. Nae ttal.

La jeune femme soutint encore un instant le regard d’Aegeus, avant de tourner les talons. Avant de disparaître parmi les nivées, elle lâcha d’une voix basse :

– Je vous en conjure. Les petits n'arrivent plus à avancer. Et mon aïeule ne saurait marcher plus longtemps.

Comme un seul homme, les boyards se tournèrent vers Aegeus, quêtant sa décision.

– On fait une pause ici, trancha-t-il. Huit heures environ.

– Au bord de la frontière ? releva Blanche. Mais les archanges vont nous voir !

Aaron désigna la grande roue dorée qui dépassait du sol. Près d’elle, une deuxième avait commencé à émerger.

– Ils nous ont déjà vus. (Il soupira.) T’as pas encore compris, la naine ? Avec les immortels, on s’en fout d’être discrets ou pas.

Il fit craquer ses phalanges et réajusta son coup-de-poing américain.

– Le seul truc important, c’est d’être prêts à payer cher le droit de passage.

***

– C’est l’heure pour vous de montrer ce que vous valez vraiment.

La voix d'Aegeus claquait comme un fouet dans l'air humide. Il avait rassemblé les boyards près de la frontière. Tous avaient mis leurs masques ; Cornélia se tenait en retrait, comme toujours. Blanche, au contraire, se tenait à l’avant.

– Blanche, reprit-il. Tu n’es pas concernée.

La jeune femme souffla, déçue.

– J’peux jamais participer…

Il lui adressa un clin d’œil.

– Je sais déjà ce que tu vaux. Toi, tu ne nous mettras pas en danger chez les archanges.

Il se tourna vers sa sœur silencieuse, derrière tous les autres.

– Toi par contre, Corny, c’est le moment de faire tes preuves. Viens ici.

L'angoisse la pétrifia. Puis, presque de lui-même, le corps puissant de la tzitzimitl la porta en avant. Les boyards s’écartèrent sur son passage.

– Tous en rang, ordonna Aegeus. Sur une ligne droite. À partir de maintenant, c’est du sérieux. (Il les contempla tous.) Enlevez vos masques.

Quoi ?

Cornélia avait cru qu’il allait simplement lancer son maudit caillou. Autour d’elle, les boyards obéirent et reprirent forme humaine un par un. Leur transformation ne durait que quelques secondes ; certains d’entre eux réussirent même à changer en restant campés sur leurs jambes, sans tomber au sol. Bientôt, Cornélia fut entourée d’une haie de gens nus. Tous les regards se tournèrent vers elle. Des regards venimeux. Mis à part peut-être deux personnes, aucun ne croyait en elle, aucun ne lui accordait la moindre confiance. Elle ne pouvait pas reculer. Tout allait se jouer ici, à cet instant. Elle se força à prendre une inspiration tremblante.

Juste avancer. Avancer et survivre. Pas de place pour le reste.

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