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Yo !

Petit rappel de la fin du chapitre précédent (sinon, vous n'allez pas comprendre la transition xD)

Cornélia qui dit :

– Je veux m’entraîner. Je pensais demander à Iroël de m’aider, mais en fait… je voudrais que ce soit toi.

***

Cornélia regretta vite son choix.

– ALLEZ ! lui hurlait Blanche dans les oreilles. Grouille-toi ! Plus vite que ça, hop hop hop !

En vérité, elle se trouvait à plus de cinq mètres, mais avec l'ouïe de la tzitzimitl, c'était comme si elle avait crié directement au fond de ses tympans. Cornélia avait l’impression d’avoir vécu cette scène des centaines de fois. Sa sœur ne plaisantait pas. À chaque fois que le convoi faisait une pause, elles se retrouvaient ainsi, à distance, pour s’entraîner.

« Je vais me transformer et tu vas lancer un caillou très loin », avait dit Cornélia la première fois. « Quand je te le ramènerai, tu me le relanceras. Et ainsi de suite. Si je retire mon masque avant que le convoi reparte, si je veux arrêter parce que je suis fatiguée, tu me mets une grosse baffe. »

Jusqu'à présent, Blanche n’avait pas eu besoin de lui mettre de gifle.

Cornélia n’avait pas dormi depuis longtemps. Elle expédiait ses repas à la vitesse de la lumière pour aller s'entraîner au plus vite ; de toute façon, elle mangeait toujours aussi peu. Elle était épuisée, mais une volonté de fer la faisait tenir debout. Et surtout, ses efforts commençaient enfin à payer.

– Allez, on recommence ! cria Blanche. Tu peux l'avoir ! Plus vite, plus vite !

Le caillou entamait déjà une courbe descendante en direction du sol. Blanche lançait moins loin qu'Aegeus, ce qui laissait très peu de temps à Cornélia pour réagir.

C’est impossible de l'avoir au vol, songea-t-elle pour la millième fois. C’est impossible pour qui n’est pas un raijū !

Elle força sur ses pattes endolories, bondit d’un hangar à un autre, la bave aux lèvres. Des halètements sourds lui déchiraient la gorge. La tzitzimitl ne pouvait pas respirer par la bouche, uniquement par les narines, comme de nombreux animaux ; et lorsque son cœur battait si fort, autant qu’une percussion, elle avait l’impression de suffoquer à l’intérieur.

À quelques mètres d’elle, le caillou chuta dans l’eau de la Strate en provoquant des éclaboussures.

L’important n’est pas de l’attraper au vol, se força-t-elle à penser. Il faut juste le ramener avant tous les autres !

Au bord de l’asphyxie, elle bondit du toit, se réceptionna lourdement par terre et se jeta sur la pierre. Elle perdit quelques précieuses secondes à la chercher dans l’eau. Lorsqu’elle se pencha pour la saisir entre ses mâchoires, une nausée puissante monta brusquement vers son cœur. Elle se sentit soudain très faible. Des points noirs envahirent sa vision et, sans qu’elle comprenne pourquoi, ses pattes lâchèrent d'un seul coup ; elle s'écroula face contre terre.

Qu'est-ce que... pensa-t-elle de loin, très loin, du fond de ce puits noir qui engloutissait sa conscience.

Ses muscles ne répondaient plus. La tête sous l’eau, elle sentit vaguement ses poumons palpiter, chercher de l’air, contractés par l’asphyxie. La sensation était si lointaine ; presque douce, comme si Cornélia n'était pas réellement concernée, comme si c'était le corps de quelqu'un d'autre. Quelqu'un qui était en train de mourir. L'eau s’engouffra dans sa gorge en bouillonnant.

– Je te tiens !

Des mains lui soulevèrent la tête hors de l’eau. Brusquement tirée du néant, Cornélia s’étrangla et ouvrit grand les narines. Ses pattes s’agitèrent spasmodiquement.

– Respire. Respire !

C’était Blanche qui venait de la sauver. Le cœur de la cadette battait très vite ; quand Cornélia rouvrit les yeux, elle se rendit compte qu’elle avait la tête sur les genoux de sa sœur. Blanche avait relevé le masque du raijū sur ses cheveux – elle avait dû se transformer très vite pour arriver à temps.

– J’ai cru que tu allais y passer ! beugla-t-elle avec colère. Non mais qu’est-ce que t’as fabriqué ? Il s’est passé quoi ?

J’en sais rien, voulut dire Cornélia. Je crois que j’ai flanché. Je suis crevée. Je suis épuisée…

– Si t’es crevée, il fallait arrêter avant d’en arriver là ! lui cria Blanche dans les oreilles. Non mais j’y crois pas ! Tu m’as fait une de ces peurs !

Cornélia tressaillit. Sa sœur comprenait-elle ses pensées ? Comment pouvait-elle lire dans son esprit ?

Mais c’est arrivé comme ça, d’un coup, songea-t-elle avec désespoir. Pourquoi je suis si faible ? Je suis une tzitzimitl !

– T’es faible parce que tu dors pas assez et que tu manges rien ! s'énerva Blanche. C’est toi le problème, pas la tzitzimitl ! J'étais sûre que ça finirait par arriver. Ça te pendait au nez ! Tu vois pas qu’il faut prendre des pauses de temps en temps ?

Sidérée, Cornélia vit son visage se crisper d’un coup et ses yeux se remplir d’eau.

– J’ai cru que tu allais mourir !

Une larme grosse comme une perle s’écrasa sur la figure de Cornélia. Blanche se pencha vers elle et colla son front contre le crâne froid de la tzitzimitl. Un sanglot la secoua.

– J’en ai marre, articula-t-elle. On ne change pas. Tout change, mais pas nous. Pourquoi on n’arrive pas à changer ? Pourquoi on reste aussi bêtes qu’avant ?

Mais qu’est-ce que tu racontes ?

– Tu te souviens des cours de sport, au collège ? On avait ce prof… ce connard…

Cornélia ne comprenait plus rien.

– ... qui nous humiliait parce qu’on courait pas vite, parce qu’on était nulles en sport d’équipes… Nulles en tout…

Arrête.

– Je me souviens de la fois où l’infirmière est venue me chercher en cours de maths, devant tout le monde, et où elle m’a dit : « Ta sœur s’est évanouie au stade, on a appelé les pompiers… il faut que tu viennes attendre avec elle… »

Chut ! Tais-toi ! Je ne veux pas me souvenir de ça. C’est fini, c’est derrière nous.

Blanche lui flanqua une claque retentissante sur sa mâchoire osseuse ; les griffes de Cornélia tressaillirent par réflexe, mais l’instant d’après, sa sœur serra la tête de la tzitzimitl contre elle.

– C’est pas fini ! lui cria-t-elle. J’ai eu tellement peur ce jour-là ! Tu vois pas que tu refais exactement la même chose ? Tu veux prouver que t’es pas nulle et regarde ce que ça donne ! Tu dépasses tes limites !

Cornélia eut envie de pleurer. Elle se souvenait de l’humiliation du gymnase. Du moment où elle s’était écroulée par terre. Où le vomi lui avait brûlé la gorge quand son corps avait rejeté le peu qu’elle avait mangé à midi. Où des points noirs avaient envahi sa vision.

Mais pourquoi j’ai des limites si basses ? Pourquoi tout le monde en est capable et pas moi ? Les autres arrivaient à courir vingt minutes autour du terrain !

Les autres sont pas comme nous ! Ils se mettent pas une pression de dingue ! Et ils mangent à leur faim, eux ! Comment tu veux que ton corps te fasse pas défaut ? Regarde-toi !

Cornélia reçut ces mots de plein fouet. Les griffes de la tzitzimitl frémirent de nouveau, par pur réflexe, comme pour la défendre du coup qu’elle venait de prendre. Blanche se mit à sangloter.

– Moi, depuis que j’ai le raijū, j’essaie de manger. J’essaie de me nourrir plus… Il en a besoin. J’en ai besoin !

Elle agrippa les plumes émeraude de la coiffe aztèque et plongea son regard embué dans celui de Cornélia.

– Je suis pas faible ! martela-t-elle. Pas plus que les autres ! Ils m’ont répété que j’étais moche, faible et insignifiante, et moi, je les ai crus. Mais pourquoi je serais pas capable des mêmes choses ? Pourquoi je serais pas capable de ramener un stupide caillou à Aegeus, ou de faire n’importe quoi d’autre ? Je suis un raijū. Je suis un esprit de foudre !

Son regard brun piqueté de vert se durcit.

– Je mérite de manger à ma faim ! Je mérite d’avoir de l’énergie, d’avoir des muscles, de pouvoir courir autant que les autres !

De l’index, elle martela le front de la tzitzimitl, entre ses orbites noires dans lesquelles flottaient des étoiles.

– Et toi aussi, tu mérites tout ça ! Fais-le au moins pour la tzitzimitl ! Fais-le pour pouvoir rattraper ce foutu caillou ! À chaque pause, tu t’entraînes, mais tu te rends pas compte qu’il faut que tu dormes et que tu manges à un moment ? Ton corps tiendra jamais si tu gardes ce rythme !

Un remous de colère agita les tripes de Cornélia.

Mon corps est un bon à rien, un incapable. Il m’a jamais rien apporté de bien. Que des moqueries. Que des échecs !

– Et toi, tu lui as apporté quoi ? rétorqua Blanche. Hein ? Tu crois que tu vas aller loin, comme ça ?

Elle repoussa la tête de la tzitzimitl et se redressa brusquement.

– J’en ai marre. J’arrête. J’arrête de t’entraîner si tu continues comme ça !

Elle tourna les talons. Puis s’immobilisa un instant, les poings serrés.

– On a la chance d’avoir un deuxième corps. Un corps qui nous offre tellement de choses… Il faut pas qu’on le bousille aussi.

Cornélia la regarda mettre son masque et céder la place à la grande belette noir et or. Celle-ci disparut d’un coup. Sans un regard.

L’aînée fixa longtemps l’endroit où subsistaient des grésillements électriques.

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