90 - L'éclaireuse

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Le raijū fusa jusqu’au convoi, rapide comme l’éclair. Les boyards dormaient dans la benne et Blanche avait hâte de faire de même. Seul Aaron devait encore patrouiller dans le coin : c’était son tour.

Blanche, qui fonçait devant elle sans voir grand-chose – elle ruminait encore la terreur qui l’avait saisie lorsque sa sœur avait failli se noyer –, faillit lui rentrer dedans alors qu’il faisait sa ronde.

– Put… !

Il fit un bond de côté, électrisé au niveau du bras – là où elle l'avait effleuré. Un halètement de douleur lui échappa. Confuse, Blanche s’immobilisa devant lui, vaporisant instantanément l’eau autour de ses pattes. Lorsque Aaron vit la grande belette apparaître dans des nuages de vapeur, il s’assombrit.

– C’est toi ? Mais bordel, regarde où tu vas ! (Il se frotta le biceps.) J’me suis pris un coup de jus. Qu’est-ce que tu fais là, d’abord ?

Le raijū secoua les oreilles.

Désolée, dit Blanche dans la langue silencieuse des animaux. Mais le garçon n'eut pas l'air de comprendre, ce qu’elle trouva étrange pour un crocotta. Elle s’apprêtait à filer quand il leva une main.

– Reste deux secondes. Faut que j’te parle. (Il lui lança un regard peu amène.) Et reprends ta vraie forme.

Une fraction de seconde plus tard, la jeune fille se trouvait devant lui, les mains jointes au niveau du bas-ventre, les cheveux déployés sur la poitrine. Leur longueur la gênait quand elle était humaine, mais à ce moment-là, elle se félicita de ne pas les avoir coupés. Elle avait pris l’habitude de se retrouver nue devant les boyards sans trop de gêne, puisqu’ils étaient tous logés à la même enseigne ; et puis ici, aucune femme ne s’épilait, aucune n’avait de complexes. Aucun homme, d’ailleurs, ne s’était jamais moqué. Ils se sentaient sans doute aussi vulnérables qu’elles dans ces moments-là.

Mais avec Aaron, c’était autre chose. Elle passa d’un pied sur l’autre, gênée.

– J’suis à poil, siffla-t-elle. Fais vite.

Il fronça les sourcils.

– T’as pleuré ou quoi ?

Blanche jura en son for intérieur. Avait-elle encore les yeux rouges ?

– Nan.

– Et elle ment, en plus. (Il croisa les bras et la regarda de haut en bas, ce qui la fit frémir.) C’est qui ? C’est quelqu’un du convoi ?

Que cherchait-il sur elle ? Des ecchymoses ?

– Ça te regarde pas, rétorqua-t-elle. Qu’est-ce que tu ferais, de toute façon ? (Elle se retint de hausser la voix.) Quand les autres se sont moqués de Cornélia, t’as rien fait. Quand ils lui ont craché dessus et qu’ils lui ont balancé de l’eau sur la tête, t’as rien fait non plus. Ils font ce qu’ils veulent !

Elle avait envie de lui hurler que sa sœur était à bout de forces et que c’était sa faute, à lui, à Aegeus et à tous les autres ; qu’ils étaient tous une belle brochette de salauds. Et d’ailleurs, ça, elle ne se gêna pas pour le lui dire.

– Vous êtes tous une belle brochette de salauds !

Aaron détourna les yeux. Était-il gêné ?

– Aegeus veut pas que j’intervienne quand ils s’en prennent à Cornélia.

– Quoi ? bondit Blanche. Pourquoi ?

– Parce qu’il pense que l’adversité va la pousser en avant. Cette fille est trop bornée, on dirait une mule. (Il haussa les épaules.) Pour l’instant, ça marche. Elle met enfin son masque.

La blondinette serra les poings, furieuse. Aaron poursuivit :

– Avec un peu de chance, elle sera bientôt aussi à l’aise que toi. (Il lui lança un regard oblique.) Si un boyard s’en prend à toi, tu me le dis. Je lui ferai avaler ses dents.

Il était sans doute capable d'appliquer cette expression au sens propre. Prise de court, Blanche ne trouva rien à répondre ; mais à l'idée d'être protégée ainsi, une petite boule de chaleur naquit au fond de son ventre. Elle le regarda sortir son briquet, avec indolence, pour s'allumer une cigarette.

– Bref. Je devais te dire ça : tu as été promue.

– Promue ? Comment ça ?

Il tourna la tête pour souffler sa fumée loin d’elle et, dans ce geste, la fixa du coin de l’œil.

– À partir de maintenant, tu es éclaireuse. Félicitations.

– Attends, quoi ?

Elle tomba des nues, les bras ballants, et en oublia même de cacher son entrejambe. Le regard d’Aaron ne dévia pas.

– Un raijū, c’est rare. Et précieux. Aegeus a trouvé comment exploiter ton masque au maximum de tes capacités.

Au nom d’Aegeus, la jeune fille se renfrogna.

– C’est non. Hors de question que je me retrouve sous les ordres de ce salopard.

Aaron éclata d’un rire rauque.

– T’es déjà sous ses ordres, comme nous tous. Et c’est pas à lui que tu rendras des comptes. C’est à moi.

Désarçonnée, Blanche le regarda souffler sa fumée par les narines. On aurait dit un dragon bougon.

– À toi ?

– Ouais. Je serai ton supérieur.

Blanche chercha quoi répondre. Est-ce que l’idée la dérangeait ? Elle ne savait pas trop. Elle connaissait ses sentiments à l’égard d’Aegeus – ils étaient clairs et nets. Mais envers Aaron, c’était plus flou.

– Éclaireuse, répéta-t-elle pour sentir le goût du mot sur sa langue.

Son cœur battit un peu plus fort, d’excitation peut-être. Elle allait pouvoir se rendre utile au convoi et à toutes ses nivées. Maîtriser davantage son masque…

Et qui sait, peut-être en remontrer à Aegeus un de ces jours.

– De toute façon, c’est pas une offre, reprit Aaron devant son silence. C’est un ordre.

Il lui tourna le dos et, avant de partir, la regarda sous ses mèches trop longues.

– Désolé que ça soit moi. Va falloir me supporter, la naine.

Elle fronça les sourcils en le regardant s’éloigner. Fusil en main, il reprit sa ronde.

– T’es plus supportable qu’Aegeus, lui cria-t-elle. Je préfère un gros blaireau plutôt qu’une vipère !

Il se retourna vers elle, les traits crispés sous l’insulte, mais elle avait déjà filé.

***

Comment Cornélia avait-elle pu tenir une conversation avec sa sœur, sans prononcer un seul mot à voix haute ?

– Ah, les relations conflictuelles d’une fratrie… soupira une voix près de son oreille.

Une voix haut perchée, difficile à définir, presque transparente comme une bourrasque de vent. Cornélia bondit sur ses pattes avant même de comprendre qu’elle en avait retrouvé l’usage.

Lui ? Qu’est-ce qu’il fait là ? Il est sorti de son coffre ?

– Ma petite, un coffre ne représente pas une prison pour ceux de mon espèce, gloussa le matagot. J’adore les coffres, ne te méprends pas. Ce sont les lits les plus douillets que l’on puisse me donner. Mais j’aime en sortir de temps en temps.

Assis dans l’eau à un mètre de Cornélia, il ressemblait à une statue d’os imbriqués les uns dans les autres. Seules ses pupilles fluorescentes trahissaient un peu de vie.

– Moi, je m’entendais malheureusement très mal avec mes frères et sœurs, reprit-il. Quand nous étions chatons, un jour où notre mère avait le dos tourné, ils ont tenté de me dévorer.

Il enroula sagement sa queue couverte de vertèbres autour de ses pattes.

– J’étais le plus faible de la fratrie, et il te faut savoir qu’à cet âge, nos os sont encore mous et fragiles. J'étais donc en grand danger. Heureusement, ma mère – que l’Abominable veille sur sa méchante âme – a pu me défendre à temps. Elle les as tous mangés pour les punir. Et d’un coup, je suis devenu fils unique. Seules les mères doivent avoir le droit de vie et de mort sur leur progéniture, ne crois-tu pas ?

Vous me comprenez quand je parle dans ma tête ? marmonna Cornélia en se demandant bien ce qu’il fichait là et pourquoi il lui racontait sa vie.

– Tu ne parles pas seulement dans ton esprit, gloussa le matagot. Tout ton corps s’exprime pour toi, par ton regard, ta posture, les petits tressaillements de tes pattes. Je serais incapable de dire précisément quels mots tu as formulés dans ta tête, mais je comprends l’idée générale.

Il s’approcha de Cornélia, qui recula avec méfiance. Il avait beau faire un dixième de sa taille, elle le craignait autant que son Abominable.

– C’est ce qu’on appelle la langue sans mots, celle que tout le monde utilise, sauf les humains qui n'en comprennent plus que des rudiments. Oh, vos petits la maîtrisent très bien, mais ils oublient presque tout en grandissant, quand vous leur apprenez votre langue parlée !

Il lui adressa un sourire pensif.

– Une langue que, personnellement, je trouve fort limitée et fourbe. En effet, elle ne dit que ce que l’on veut bien dire… Alors que la langue sans mots, elle, transmet tout ce que l’on pense. C’est un langage honnête, d’une grande sincérité. Et tout le monde le parle de manière égale, sans avoir besoin de l’apprendre, puisqu’il est instinctif !

Cornélia voulut froncer les sourcils et se rappela ensuite qu’elle n’avait ni peau, ni muscles sur son visage de tzitzimitl.

– Les humains préfèrent la consistance d'une voix, même si elle peut mentir, lui confia le matagot d’un air malicieux. Ils sont idiots et ils aiment beaucoup l’argent, ce sont là les deux traits de caractère principaux que je leur reconnais.

Mais ma sœur parle cette langue sans mots, alors qu’elle est humaine, enchaîna Cornélia en ignorant volontairement l'insulte. C'est son masque qui lui donne ce pouvoir ?

– Vous deux n’êtes plus vraiment humaines, à ce qu’il me semble, répliqua le matagot. Bel ouvrage que ces deux masques, si je puis me permettre. L’artisan qui les a conçus doit avoir perfectionné son art pendant de longues années. Puisque ta sœur est un raijū à présent, elle commence à réapprendre notre langue à tous. Toi aussi, tu la comprendras bientôt, si tu prends la peine de t’intéresser aux nivées qui t’entourent.

C’était donc grâce à ça que Blanche avait compris le vieil hippalectryon à trois pattes. Elle n’en avait jamais parlé à Cornélia. Le matagot se planta juste sous son nez et examina son corps d’emprunt ; du regard, il suivit les constellations qui scintillaient sous sa peau.

– Pourquoi t’esquintes-tu à courir après cette bête pierre ?

Parce que j’ai des choses à prouver, grogna Cornélia dans sa tête.

– Non, tu m’as mal compris. Je me moque bien de tes raisons. Mais pourquoi courir ? C’est si frustrant de te voir cavaler comme un lapin alors que les tzitzimime sont capables de voler !

Cornélia se figea.

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