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Devant elles, deux escaliers enjambaient une rivière artificielle pour mener à une esplanade pavée de marbre. Un somptueux palais moderne se dressait vers le ciel. Ses balustrades de pierre et de fer forgé, ses réverbères à l’ancienne, ses façades ciselées de balcons et de colonnades évoquaient l’élégance raffinée de Venise. Deux gondoles abandonnées s’étaient échouées sur le trottoir ; des ponts blancs d’albâtre s’envolaient au-dessus du canal, entourés d’une jungle de palmiers à moitié crevés. Malgré les lianes et la décrépitude des arches, cette vision tira un cri d’émerveillement à Blanche. Des nénuphars colonisaient les bras de rivière ; tout croulait sous les fleurs.

– C’est Venise ? s’exclama la blondinette. On n’est plus à Las Vegas ?

Abasourdie, elle monta sur un pont. Une nuée de colibris tourbillonna autour d’elle et, intrigué, le dragon orchidée sortit la tête de son sac à dos. Méfiante, Cornélia monta les escaliers à son tour. À mesure qu’elle sortait de la tempête de neige, la température remonta en flèche ; elle fut vite trempée de sueur. Elle se retourna pour observer la petite isba aux pattes de poule, qui sommeillait dans sa bulle de tempête glaciale. Un bout de forêt l’accompagnait, comme si elle avait toujours été là. La chaumière s’était « garée » sur une place ponctuée de fontaines et de jets d’eau en panne. D'énormes panneaux publicitaires, ainsi qu'un complexe d’immeubles luxueux la surplombaient. Ceux-là n’avaient pas l’air vénitiens du tout.

– Je crois qu’on est encore à Las Vegas, dit-elle.

Elle rattrapa Greg qui filait entre ses jambes, et sauva l’oiseau-mouche qu’il s’apprêtait à trucider. Le chat se mit à bouder. Alors elle le posa sur ses épaules, où il s’accrocha comme une grosse moule sur un rocher. Une seule pensée, obsédante, tournait en boucle dans la tête de Cornélia.

Il faut qu’on aille chercher Pouet et Oupyre. Coûte que coûte, il faut qu’on les retrouve…

Elle se figea quand un cliquetis retentit derrière elle. Avant la Strate, elle n'aurait pas su reconnaître ce bruit. Mais à présent, elle le connaissait par cœur.

C'était celui d'un pistolet semi-automatique qui venait d'être armé.

– Tout doux, dit la voix d'Aaron derrière elle. Avance tout droit. Tu vas pas nous fausser compagnie une deuxième fois.

Elle se fit violence pour ne pas se retourner. Avec l'impression cuisante qu'une balle allait se loger dans sa nuque, elle se dirigea vers Blanche. Un pas en avant. Un deuxième. Mais avant qu'elle ne l'ait rejointe, un regard clair et froid rencontra le sien. Droit devant, entre les colonnes de marbre qui marquaient l’entrée de l’étrange palais, une silhouette bien connue les attendait.

Aegeus.

***

En réalité, le palais n’en était pas un. C’était un hôtel ultramoderne, inspiré de l’architecture vénitienne.

Malgré la magnificence du lieu, les sœurs traînèrent les pieds pour y entrer. Elles ne prêtèrent qu’un œil distrait aux sols de marbre polis comme des miroirs, aux colonnes rehaussées d’or, aux fresques italiennes d’une somptueuse richesse qui décoraient les voûtes des plafonds.

– J’aurais dû vous laisser chez Yaga, lâcha Aegeus en les voyant venir vers lui.

Elles ne pipèrent mot. Il les toisa, les bras croisés ; puis il regarda Aaron. Fulgurant, celui-ci attrapa Blanche par sa chevelure blonde et lui tira la tête en arrière. Elle poussa un cri qui finit en gargouillement terrifié quand quelque chose de glacial se logea contre sa tempe. Le canon d'un Glock 18.

Cornélia sentit le sol s'ouvrir sous ses pieds.

– Désolé, grommela le garçon. Je suis juste les ordres.

Livide, Cornélia fixait l'arme en tentant d'aligner deux pensées cohérentes. En vain. Tout était noyé dans les battements assourdissants de son cœur.

– Un camion perdu, dit Aegeus qui n'avait pas bougé. Avec des munitions, des bidons d'essence et des vivres. Sans compter les deux boyards morts à cause de votre putain de wolpertinger.

Sa nonchalance effraya Cornélia. Elle était habituée à le voir énervé ; mais là, elle ne parvenait pas à savoir à quel point il l'était. Ni jusqu'où il pouvait aller.

– Alors je fais quoi ? reprit-il en mettant les mains dans ses poches. J'en tue une pour punir l'autre ? Je vous croyais assez intelligentes pour ne pas devoir recourir à ce genre de dressage.

Il sourit. Ce sourire les terrifia, car il n'y avait pas la moindre bribe d'amusement sur son visage.

– Mais apparemment, il va falloir en passer par là.

Blanche gémit. L'acier de l'arme lui faisait mal. Cornélia respirait bien trop vite ; des points noirs papillonnaient au bord de sa vision.

– Je comptais vous couper la langue pour vous punir, ou bien un doigt... Mais Aaron m'a suggéré une autre idée.

D'un coup, quelqu'un poussa brusquement Cornélia. Elle trébucha, et comprit en une fraction de seconde qu'on essayait de lui arracher Greg quand le chat s'agrippa à elle de toutes ses forces. Elle fit volte-face, mais trop tard. Gaspard, car c'était lui, soulevait puissamment le matou dans les airs.

– Putain, 'pèse lourd le bestiau, marmonna-t-il en veillant à le tenir loin de sa figure.

De l'autre main, il dégaina son pistolet. Le chat se débattit désespérément, mais le boyard l'avait eu par la peau du cou – son seul angle mort.

– Non ! hurla Blanche en se débattant frénétiquement. Pas Greg ! Pas Greg !

Le matou miaula de fureur. Cornélia le fixait, pétrifiée ; Aegeus posait sur lui un regard impavide.

– Je vais vous apprendre que vos actes ont des conséquences. Puisque vous avez été assez connes pour me trahir et me voler en prime.

Le boyard appuya son arme contre le crâne de Greg. Du moins, il essaya. Celui-ci se débattait comme un beau diable.

– Gaspard, dit l'aînée d'une voix blanche. Gaspard, ne fais pas ça. Ne fais pas ça !

Blanche agrippa le bras d'Aaron et tira dessus de toutes ses forces pour se dégager. Elle aurait aussi bien pu se battre contre une statue.

– Je suis désolée ! s'égosilla-t-elle d'une voix suraigüe. C'était mon idée, c'est moi qui ai conduit le camion ! Je ne le ferai plus. Plus jamais ! Coupez-moi un doigt si vous voulez ! Coupez-moi un doigt !

Les yeux en amande de Gaspard passèrent de l'une à l'autre. Il avait l'air mal à l'aise.

– Je suis juste les ordres.

Les mêmes mots qu'Aaron. Cornélia serra les dents devant cette pitoyable justification. Elle aurait voulu se jeter sur lui et le mordre jusqu'au sang. Elle les maudit tous les trois, maudit sa sœur d'avoir eu cette stupide idée de fugue. Se maudit elle-même de l'avoir laissée faire. Mais quand elle ouvrit la bouche, ce ne fut pour mordre personne.

– Je préfère que vous me coupiez un doigt, dit-elle d'une voix à peine vivante.

– Vos pleurnicheries me fatiguent, jeta Aegeus. Gaspard !

– Greg n'a rien fait ! hurla Blanche.

Deux grosses larmes roulèrent sur ses joues.

– J'ai toujours le masque de raijū ! Je peux me rendre utile ! Je vais me rendre utile. Je vais aller chercher le camion. Il est en bon état ! Il y a tout dedans ! On n'a rien volé !

Aegeus serra le poing. Cornélia vit des écailles jaillir sous sa peau, opalines et tranchantes, avant de se résorber lentement. Un zeste de douleur traversa le visage d’Aegeus ; ou bien l’avait-elle imaginé ?

Gaspard !

Le coup de feu partit d'un coup. Il claqua dans tout le hall avec la violence d'un fouet. Des échos saccadés rebondirent sur les murs ; Blanche et Cornélia hurlèrent de tous leurs poumons.

Puis elles réalisèrent que Gaspard n'avait plus rien dans la main.

Rien, à part une poignée de poils hirsutes. Stupéfait, le boyard regarda par terre comme si l'ombre de Greg s'y trouvait encore, avant de le chercher derrière lui. La queue touffue du matou disparaissait à l'autre bout du hall. Gaspard se gratta la nuque.

– Et bah merde, dit-il bêtement.

Blanche pleura de joie. Dans les yeux d'Aegeus brûlaient toutes les flammes de l'enfer ; Gaspard voûta son mètre quatre-vingts sous le poids de ce brasier. Il se répandit en excuses, puis partit à reculons sur les traces du matou.

– Un chat, Gaspard ! tonna Aegeus. Tu n'es même pas capable d'abattre un chat ? Calheton ! Rattrape-le et bute-le !

Il se retourna vers les deux filles et siffla :

– Vous deux, hors de ma vue ! Vite, avant que je change d'avis.

– Je peux aller chercher le camion, dit Blanche très vite alors qu'Aaron la lâchait enfin. S'il te plaît, laisse Greg tranquille... je vais tout arranger !

– Mes hommes sont déjà en train de s'en charger, espèce d'idiote ! Tu crois qu'on a attendu que tu regrettes ta connerie ?

Blanche fit un effort visible pour ne pas éclater en sanglots.

– Mais... Pouet est toujours là-bas... Il faut qu'on aille le chercher...

Aaron sourcilla pour la première fois.

– En quoi ça me regarde ? asséna son chef. C'est ton problème. Le tien et celui de ta sœur. Tu veux que je te dise ? À l'heure qu'il est, il a sans doute été bouffé par un plus gros que lui.

Quelque chose protesta dans les tripes de Cornélia.

– Non, bredouilla-t-elle.

– Bien sûr que si. C'est la Strate.

D'un geste du menton, il congédia Aaron.

– Vous l'avez tué avec vos simagrées. Vous n'êtes que deux filles stupides, ingrates et inconséquentes. Deux bouches à nourrir sans force ni courage, qui ne font que traîner la patte derrière le convoi ! C'était si prévisible. Dire que je vous ai sauvées des archanges… J’ai tiré le gros lot.

Il jeta un coup d’œil oblique vers le décolleté de Cornélia. Elle savait qu’il ne cherchait pas à voir sa poitrine quasi inexistante. Non, c’était la petite clé d’or qu’il regardait.

« Pourquoi tu me la donnes à moi ? Pourquoi pas un de tes boyards ?

– Question de confiance. Eux sont là pour l’argent, je ne les connais pas. »

Question de confiance… Aegeus ne lui reprit pas la clé, mais c’était presque pire. Sous son regard chargé de mépris, elle se sentit ramenée à son adolescence, avec cette suffocante impression de valoir toujours moins que les autres, d’étouffer dans sa propre médiocrité.

Tu n'es qu'une incapable.

Tu fais tellement pitié !

Personne ne voudra jamais de toi.

Enragée de voir à quel point il la faisait régresser, elle lutta de toutes ses forces, se força à redevenir adulte.

Je suis peut-être pitoyable, mais lui n’est qu’un monstre, comme Actéon, comme les autres. Un menteur, un esclavagiste !

– Dégagez, trancha-t-il. Je ne veux plus vous voir. À la prochaine connerie, je vous colle une balle. Les hydres ont besoin de viande ; à défaut d'être utiles en vie, vous le serez mortes.

Elles se traînèrent loin de lui, le cœur lourd et froid comme une pierre.

***

Bien entendu, plus rien ne fonctionnait au Venetian Hotel, ni les néons, les lampes d’alcôve, ni les portes automatiques. Des nivées inconnues se promenaient de ci-de là ; les hydres du convoi s’étaient lovées dans un hall bordé de colonnades. Les deux filles cherchèrent Greg avec désespoir, errant sans fin dans ce labyrinthe fastueux, avant d'apercevoir une petite silhouette verte qui leur faisait signe sur un balcon.

– Les filles !

Même la voix de Mitaine avait l'air moins enjouée. La mort dans l’âme, les sœurs grimpèrent les escalators qui dormaient en silence. Une galerie de boutiques de luxe apparut dans son manteau de poussière. Ce complexe avait été créé pour accueillir des milliers de rires, de voix et de bruits, mais un silence de plomb y régnait en maître. Tout semblait pleurer la fin d’une époque depuis longtemps révolue.

La dryade semblait à la fois heureuse de les revoir et envahie d’un certain malaise. Les hommes et les femmes qui l’entouraient ne dirent pas un mot. Cornélia allait demander si l'un d'eux avait vu Greg, mais les mots moururent sur sa langue quand un crachat atterrit devant Blanche.

– Dégagez, putain de touristes.

Mitaine se dépêcha de les guider vers les étages supérieurs, mais les sœurs eurent le temps de recevoir une pluie de venin dans le dos.

– C’est ça ! Cassez-vous !

– Sales putes !

Cornélia comprit qu’à cause de leur fugue, conjuguée au vol du camion et à la petite démonstration sanguinaire d’Oupyre, leur statut venait de changer. Elles n’étaient plus ces deux pièces rapportées dont ils se moquaient souvent.

Dorénavant, elles seraient des cibles.

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