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Mitaine se perdit deux fois en tentant de les guider vers leurs « appartements ». Homère avait offert tout un étage de l’hôtel pour loger les boyards d’Aegeus ; la dryade n’arrêtait pas de louer le confort de ces suites privées.

– C’est pas comme quand on s’entasse à trente dans une benne de camion, ah ça, j’peux vous l’dire ! Vous allez voir c’que vous allez voir !

Blanche et Cornélia laissaient traîner leurs yeux partout autour d'elle, espérant apercevoir Greg ou son poursuivant ; mais l'un comme l'autre s'étaient évanouis. Blanche se mordillait les ongles. Greg était bien assez roublard pour échapper au jeune homme, elle n'avait aucun doute sur ses chances de survie. Mais tôt ou tard, il reviendrait voir ses humaines de compagnie...

Mitaine remarqua sans doute que les sœurs faisaient grise mine, mais s’abstint de tout commentaire. Les anges et personnages royaux peints au plafond les regardaient passer en silence. Elles traversèrent des allées, des places bordées de fontaines, des ponts qui enjambaient des canaux artificiels ; cet hôtel était une petite ville à lui seul, dont certaines rues étaient à ciel ouvert. Le sol pavé brillait comme de la nacre noire. Elles croisèrent l’hippalectryon, qui nageait avec grâce dans l’un des canaux, parmi les fleurs de lotus qui colonisaient l’eau. Il leva une aile pour leur faire coucou ; les gouttes brillaient sur ses plumes de coq comme des diamants. Les sœurs le saluèrent à leur tour, le cœur serré parce que lui, au moins, semblait vraiment heureux de les voir. La créature disparut entre deux gondoles, apparemment enchantée de son bain.

À un moment, la voix criarde de la baba Yaga parvint à leurs oreilles. Elles aperçurent son nez inimitable, découpé en ombre chinoise à l’une des fenêtres. La sorcière gesticulait en parlant fort à quelqu’un. Les sœurs déguerpirent vite derrière Mitaine.

Lorsqu’elles entrèrent enfin dans les suites qui leur étaient dédiées, leur morosité fut balayée par la stupéfaction.

– C’est vraiment là qu’on… qu’on va dormir ? demanda timidement Blanche.

Cornélia se sentit mal rien qu’à l’idée de poser son postérieur sur l’un de ces fauteuils moelleux. Tout était dans les tons crème et or, les murs ornés de moulures sculptées. La légère odeur de renfermé ne gâchait rien de cette splendeur.

– Ben, puisque j’vous l’dis ! rigola Mitaine en se laissant tomber sur le sofa de luxe. On est gâtés comme des princes, ici. (Elle leur désigna une bonbonne dans un coin.) On a même de l’eau ! De l’eau potable ! Vous avez vu ça ?

En digne habitante de la Strate, l’eau était à ses yeux bien plus précieuse que tous les trésors qui les entouraient.

– Et on a une piscine dans l’étage, dit-elle en gesticulant. Et des bains ! Et même un spa !

Elle renifla son pantalon et fit la grimace.

– Il était temps, j’ai envie de dire. Vous venez ? Prenez vos fringues à laver. (Elle parut réfléchir.) Avec un peu de chance, ce benêt de Gaspard lavera les miennes en échange d’un baiser ou une connerie du genre.

– J'ai cru entendre mon nom !

La frayeur les fit sursauter. La tête de Gaspard apparut dans l'embrasure de la porte ; Blanche et Cornélia se figèrent. Le jeune homme arborait un air renfrogné, accentué par ses épais sourcils.

– Dans une phrase peu flatteuse, ajouta-t-il en lorgnant Mitaine.

La dryade fit la moue. Sans bouger, le boyard regarda les deux sœurs. Cornélia gardait les lèvres serrées en une fine ligne blanche. Avait-il abandonné la poursuite de Greg ? Ou l'avait-il... tué ?

Sans un mot, Gaspard tendit quelque chose vers elles, à bout de bras. Quelque chose qui remuait très fort.

– Greg ! hurla Blanche.

– Chut ! (Il jeta un œil vigilant dans le couloir.) Tu veux qu'on crève tous, ou quoi ?

Avec répugnance, il lui donna le matou. Elle le serra contre elle et enfonça son visage dans son gros ventre, ce qui lui valut un miaulement mécontent. Abasourdie, Cornélia fixait Gaspard. Le soldat triturait son piercing à l'oreille, mal à l'aise.

– J'ai pas été embauché pour abattre des chats, grogna-t-il. C'est des mecs que je tire, moi.

– T'es trop mignon, dit Mitaine.

Offensé, il carra les épaules.

– Toi, j'te laverai pas tes fringues, alors arrête.

– Pour une fois que je le pensais !

Gaspard pointa un doigt agressif vers Blanche, les dents serrées.

– Écoute-moi bien, gamine. Si Aegeus revoit ce chat en vie, je suis mort. Tu comprends ça ?

Elle hocha la tête sans rien dire.

– Je veux plus jamais le revoir. Mettez-le dans un sac, laissez-le ici chez Homère, faites-en ce que vous voulez ; mais si quelqu'un le voit gambader dans le convoi, on est tous morts. Vous, moi et lui. Compris ?

Un bruit caractéristique se fit entendre : Greg se faisait les griffes sur un meuble d’ébène qui devait valoir au moins trois mois de loyer. Il ne tarda pas à larguer un jet d’urine dans le coin de la pièce. Gaspard se pinça l'arête du nez.

– Greg ! râla l’aînée. Mais quel gros dégueulasse !

Elle le chassa à coups de chaussure, par habitude plus que par réelle colère.

– On va trouver une solution pour le cacher, assura Blanche. J'ai déjà un plan.

Cornélia aurait pu remplir une grille de bingo avec toutes les fois où les plans de Blanche s'étaient soldés par des catastrophes.

– Tiens, au fait, il est passé où le petit tarascon ? fit Mitaine. Y a juste le chat avec vous ?

Blanche se figea d'un coup. La culpabilité jaillit sur son visage.

– On l’a perdu… là-bas… avec le camion, articula Cornélia.

– Oh, merde ! Mais les gars vont le retrouver, faut pas s’inquiéter.

Quand la cadette éclata en sanglots, Mitaine jura et la prit dans ses bras.

– Mais non, pleure pas, va ! Ils vont le retrouver, tu vas voir. Tout va bien se passer.

Gaspard s'éclipsa vite, avec la lâcheté du mâle confronté aux pleurs féminins. La dryade tapota le dos de Blanche en le maudissant à voix basse.

– Et puis au pire, on ira juste le chercher, votre petit Pouet, hein ?

Aucune des deux ne répondit. Elles doutaient fort qu'Aegeus leur permette d'aller crapahuter si loin, surtout pour Pouet dont il semblait se soucier comme d'une guigne.

– Merci, Mitaine, dit Cornélia d’une voix nouée.

– Merci de quoi ?

Une larme unique roula sur la joue de Cornélia, et la dryade prit un air alarmé. Elle avait déjà compris que quand l’aînée pleurait, c’était très mauvais signe.

– Là, là… Tout va bien se passer, je vous dis.

– Merci d’être là. Tu es la seule… la seule…

Elle ne finit pas sa phrase, mais la dryade avait compris. Elle ne dit plus rien.

***

Depuis leur première rencontre avec Iroël, les sœurs avaient vu – et vécu – un bon paquet de choses étranges, mais faire leur lessive dans le bassin d’un spa somptueux à Las Vegas, non loin d’une salle de gym, d’un mur d’escalade et de plusieurs saunas de luxe, arrivait en bonne position dans le classement.

Après autant de temps passé à s’user les pieds et le moral sur les routes défoncées de la Mégastructure, prendre un bon bain – froid, hélas – en compagnie d’une dyade bavarde leur fit un bien extraordinaire. Malheureusement, les autres boyards n’étaient pas loin. Quand l’un d’eux passa dans le couloir en leur jetant des insultes, les nerfs de la cadette lâchèrent de nouveau. Elle fondit en larmes et Cornélia fut bien en peine de la consoler. L’absence de Pouet aggravait tout.

Une fois vêtues de propre, Mitaine les encouragea à descendre au rez-de-chaussée, arguant qu’il était l’heure de manger. Blanche et Cornélia refusèrent tout net ; elle se trouva bien embêtée.

– Vas-y seule, Mitaine, lui dit gentiment la cadette. Tu dois avoir faim.

La dryade passa d’un pied sur l’autre. D’un coup, Cornélia comprit pourquoi elle semblait si gênée.

– Tu es là pour nous surveiller, pas vrai ? fit-elle d’une voix froide. Il t’a chargée de garder un œil sur nous. N’est-ce pas ?

– C’est que… bafouilla Mitaine. J’me suis portée volontaire… Il veut pas qu’vous fuguiez de nouveau…

Cornélia inspira à fond.

– Mais j’vous aime bien, moi, hein ! assura précipitamment la dryade. J’obéis au chef, c’est tout… Mieux vaut moi plutôt que les autres, non ?

L’aînée enfila ses baskets, le visage sombre.

– Cornélia ? demanda Blanche d’une petite voix.

– Allons manger. On enferme Greg ici et on y va.

Dans le hall gigantesque du Venetian s’était rassemblé tout le convoi, nivées incluses. Aegeus ne fit pas l’aumône d’un regard aux deux sœurs. Il nourrit les nivées, puis ouvrit de grandes portes sous une arche peinte, et laissa les boyards s’installer dans la salle d’un restaurant gastronomique. C’était la première fois que ses soldats se payaient le luxe de manger assis sur des chaises raffinées, autour de grandes tablées. Cornélia et Blanche s’installèrent à l’écart, non loin des deux femmes kitsunes. En passant près du bar, Blanche vola un petit tonnelet d’alcool, vide depuis longtemps. Elle expliqua quand sa sœur la questionna à ce sujet :

– C’est pour le dragon orchidée. Tu te souviens, le petit chou a dit que je devais lui trouver quelque chose de dur, pour lui faire un terrier.

– Tu vas vraiment mettre un dragon dans un tonneau de vin ?

– Pourquoi pas ? J’arrive pas à trouver de pots de fleurs !

Résignée, Cornélia la regarda sortir la petite bête de son sac et lui présenter sa nouvelle maison. La créature parut surprise de l’odeur, mais elle se lova avec joie dans ce contenant original. Sa petite tête ornée de pétales géants dépassa à l’air libre.

– Tu es mignon, lui assura Blanche en fouillant dans son sac. Très mignon. Tiens, il me reste du fromage. Qu’il est bon, mon fromage !

– Arrête de lui donner n’importe quoi à manger ! Iroël a dit : des insectes !

– C’est presque pareil !

– Tu verras quand il aura la diarrhée dans ton sac !

Des petits robots amenèrent des chariots de cuisine croulant sous les victuailles. Un cri d’émerveillement s’éleva de toutes les bouches ; bientôt, les boyards martelèrent la table avec leurs couverts d’argent.

– Vous pouvez tous remercier Homère pour les mets qu’il accepte de nous offrir, lança Aegeus. Tout ça représente énormément d’argent, dans le contexte actuel.

– On va le voir ? lança Gaspard avec impertinence. Homère ?

– Je t’ai sonné, Gaspard ?

– J’suis pas une cloche, chef…

Aaron tapa du poing sur la table ; le boyard se tut, penaud. Aegeus leva son verre de vin :

– À notre camion retrouvé ! Et à ceux qui sont allés le chercher.

Il jeta un coup d’œil glacial à Blanche et Cornélia, et tous ses soldats firent de même. Les sœurs tremblèrent dans leur coin.

– Et Pouet ? articula Blanche en silence.

Mais Aegeus ne dit rien à son sujet, et aucune des deux n’osa lui poser la question.

Un petit robot tout rond, monté sur des roulettes qui couinaient comme des souris, fit le service ; les odeurs de nourriture donnaient le vertige à Cornélia tant elle avait faim. Elle saisit sa fourchette, mais personne ne mangeait. Tous les soldats fixaient Aegeus, aux aguets. Exactement comme des chiens qui attendent l’autorisation de leur maître. Il les observa longuement.

– Bon appétit à tous, dit-il enfin.

Les chiens se jetèrent sur leur gamelle. Et Cornélia se détesta d’être un chien elle aussi.

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