50 : Las Vegas

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Et malgré toutes ses singeries, la cadette arrivait encore à se montrer deux fois plus perspicace que Cornélia.

– Regarde-les, dit-elle à sa sœur qui terminait de nettoyer les yeux d'un zonure. Ils ont les dents et les griffes coupées. Les basilics ont le bout du bec tranché... Comme les poulets de chez nous. Actéon n'a rien inventé... Elle applique seulement ce qui existe déjà.

– Pourquoi leur couper le bec et les griffes ? marmonna sa sœur. C'est débile.

– Elle doit les entasser les uns sur les autres. Avec la promiscuité, les animaux se battent entre eux et se blessent... (Elle posa le dragon orchidée sur ses cheveux blonds, où il se lova avec affection.) Alors on les mutile pour pas qu'ils puissent s'attaquer... au lieu de leur donner de l'espace. C'est plus rentable...

Une des coulobres, intriguée par Pouet, lui tapota délicatement la tête. C'était un geste humain et très tendre, qui noua le cœur de Cornélia. Les yeux de Blanche s'embuèrent.

– Des années dans cet enfer... Tu imagines ? Ils ont dû tellement souffrir...

Iroël leur fit signe. Il avait posé la main sur le ventre d’une coulobre, et elles l'imitèrent très doucement. Elles sentirent la forme des gros œufs juste sous la peau. La future mère avait l’air épuisée.

– Trop jeune, dit Iroël d’un air sombre. (Il désigna une autre coulobre.) Trop vieille. Actéon fait reproduire ses dragons avec elles. Elles sont toujours comme ça.

– Comme ça ? releva Cornélia.

– Avec des œufs dans le ventre. Toujours. Quand elles pondent, Actéon prend les petits et les remet tout de suite enceintes.

– Pourquoi elles n’ouvrent pas les yeux ? demanda la cadette, qui tirait déjà une mine de six pieds de long en redoutant la réponse.

Iroël effleura le museau rond de la coulobre. Elle gardait les paupières à moitié closes.

– Elles ont jamais vu le soleil. Il est trop fort.

Pouet, tout fier de lui, était allé voler des rations militaires et les déposait devant chaque coulobre, sans savoir qu'elles ne mangeaient pas la même chose que lui. La future maman le regarda faire. Quand le tarascon lui apporta une boîte de carottes rapées, les yeux sombres de la créature s'embuèrent et une énorme larme, grosse comme un poing d’enfant, roula sur sa joue noire. C'était certainement la première fois qu'on lui offrait quelque chose. Blanche passa les bras autour de son cou, et à sa grande surprise, la coulobre accepta son étreinte.

– Ça va aller maintenant, assura-t-elle, à moitié étouffée par la masse de la bête.

Iroël la dégagea gentiment avant qu’elle ne trépasse sous les deux tonnes du batracien. Plus loin, le chef des zonures entourait les siens de mille attentions. Il n’y avait que des mâles. Actéon ne s’encombrait pas de femelles, puisque les coulobres bien plus productives pouvaient donner une progéniture de dragons.

– On y va, lança Iroël. Ils vont arriver à marcher.

J’espère qu’ils vont y arriver, lut Cornélia dans ses yeux. Dieu fasse qu'ils y arrivent...

Les coulobres se mirent laborieusement sur pied. Quand tout ce petit monde se remit en marche, les yeux d’Iroël s’attardèrent sur le meneur des dragons, devant eux.

– Lui, un jour, il va tuer Aegeus, dit-il calmement. Il va le tuer pour ce qu’il a fait.

Et je l’y aiderai, disait son regard.

***

Malgré son corps engourdi de fatigue, Cornélia se sentait revivre. Depuis qu’ils étaient entrés chez Homère, des nuées d’oiseaux accompagnaient leur avancée, dessinant des volutes de toutes les couleurs dans le ciel ; les arbres impénétrables qui occupaient les trottoirs débordaient de gazouillis, de mouvements et de petites querelles. Elle ne savait pas si cet Homère-là était le même que celui des livres d'histoire, mais il lui semblait déjà plus sympathique qu'Actéon.

La végétation changeait. Des palmiers émergeaient ci et là, parfois d’une taille délirante. Bientôt, ils furent présents en telle quantité que Greg décida de se déplacer exclusivement par la voie des airs. Il grimpa tout en haut du Berliet, sauta sur l’un des arbres et, content de ce nouveau mode de transport, se mit à bondir de palmier en palmier comme un gros écureuil bedonnant. D’énormes massifs de fleurs moutonnaient dans les rues et débordaient des fenêtres, comme un magma multicolore. Blanche, à un moment, se figea devant un très gros panneau, planté de travers sur un trottoir.

WELCOME TO FABULOUS LAS VEGAS

- NEVADA -

– C’est bizarre, commenta Cornélia en s'arrêtant dans l'ombre de l'objet.

– Non, répliqua sa sœur à son grand étonnement. La carte l’avait dit.

Elle essuya son front humide de sueur.

– La carte, Cornélia ! Nous voilà à Las Vegas !

– N’importe quoi, soupira l’aînée.

Mais bientôt, elle fut obligée d'y croire. La ville toute entière se mit à changer autour d’elles. Les boulangeries et les immeubles haussmanniens disparaissaient. Les rues tortueuses se métamorphosaient en avenues immenses, droites et rectilignes, ponctuées de zones industrielles laides à pleurer, ou d’esplanades pavées de dalles blanches. Au-dessus du convoi grinçaient des panneaux démesurés. Leurs néons éteints vantaient les mérites d’hôtels depuis longtemps en ruine. Blanche et Cornélia passèrent près de limousines qui devaient coûter les yeux de la tête et qui pourrissaient lentement, abandonnées sur les boulevards à quatre voies. Le convoi contourna des fontaines et des bassins de marbre qui puaient la vase. Certains servirent de bacs à lessive aux boyards.

– Las Vegas, murmura Cornélia sans y croire, entre ses lèvres crevassées par la sècheresse.

Au loin, une petite tour Eiffel flottait sur l’horizon. Tout ce gigantisme semblait si vain, une fois rendu à la nature !

Des nivées curieuses venaient à leur rencontre, surprises de voir un aussi grand rassemblement ; elles étaient émaciées et souvent mal en point, mais toujours pleines d’enthousiasme. La jeune femme remarqua notamment une famille de créatures mi-tigres mi-éléphants, noires aux rayures d’or. Elles prirent place dans le convoi aux côtés de leurs congénères, et Aaron alla les voir. À mesure qu'il parlait, la petite famille passait d’un pied sur l’autre, indécise. L'adolescent conclut finalement :

– Bon ! On verra ça avec Homère. Il paiera pour vous, je pense.

Cornélia avait presque oublié qu’Aegeus faisait payer les places du convoi. Parmi les nouveaux venus, un petit éléphanteau tout maigre tenait la queue de sa maman, en agitant ses oreilles de tigre sans comprendre ce qui se déroulait.

Plus le convoi avançait et plus le secteur du dénommé Homère se dévoilait. Des échelles, des rampes en bois et des plateformes suspendues permettaient de prendre de la hauteur et de passer facilement d’un bâtiment à un autre, dessinant un vrai labyrinthe. Plusieurs nivées, lasses de marcher dans l’eau, empruntèrent cette voie ; les petits se mirent à jouer sur les passerelles et à faire la course pour dépasser le convoi, dans des galopades joyeuses qui effarouchaient les oiseaux. Çà et là, des pots de fleur oscillaient au vent, suspendus aux balcons et aux gouttières, comme si la végétation sauvage n’était pas suffisante et que quelqu’un avait décidé de cultiver un jardin sur les toits. Des rosiers grimpaient sur les façades des hôtels et des casinos, mêlés aux palmiers et aux somptueuses orchidées. Rien n’avait de sens dans cette débauche végétale.

– Homère est un vieil ami, lança Aegeus. Les immortels le respectent et personne ne franchit ses frontières. (Il donna une tape sur la carrosserie kaki du Berliet, derrière lui.) On en profitera pour refaire le plein, il importe beaucoup de produits des vingt-quatre heures.

Il promena son regard sur ses boyards.

– Ici, personne n’est armé. Vous n’aurez pas besoin de vos flingues. Profitez-en pour vous détendre et vous refaire une santé, parce qu’après lui… ce sera les archanges, et Dieu sait qu’ils ne seront pas aussi accueillants.

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