27 -

5 minutes de lecture

Le convoi se remit en branle. Les harpies le regardèrent partir, l’air toujours aussi neutre, perchées sur l’enseigne d’un Carrefour City éclaboussée de sang. Près d’elles, un dragon avait été empalé sur un lampadaire et restait là, figé dans le vide, comme une décoration morbide.

Le silence régnait. Les nivées avaient resserré leurs rangs autour de leurs petits et de leurs membres âgés, flanc contre flanc, pour les protéger un maximum.

Cornélia et Blanche se sentaient mortes à l’intérieur. Quand Aegeus avait donné l’ordre de reprendre la marche – à croire qu’il était dépourvu de cœur –, elles avaient dû enjamber les têtes des dragons et patauger dans leurs viscères. L’odeur était insoutenable. Blanche s’était écartée de quelques mètres pour aller vomir. Cornélia portait Pouet dans ses bras, même si sa carapace hérissée de pointes l’obligeait à des contorsions grotesques pour ne pas se blesser. Le tarascon ne voulait plus poser une patte dans l’eau. Son petit cœur battant la chamade contre celui de Cornélia.

– Ne regarde pas, grogna-t-elle en enfouissant le nez dans son pelage noir tout doux. Ils sont morts, c’est tout. Y a rien à voir.

Elle se mit à appeler Greg d’une voix rauque, ignorant les regards noirs que lui lançaient les boyards. Le trentenaire aux yeux très clairs avait repris sa place à l’avant du convoi, les laissant se débrouiller seules. Cornélia regrettait son départ, même s'il ne s’était pas montré particulièrement aimable.

– Greg ! hélait-elle tous les deux pas. Greg !

Le matou avait bel et bien disparu. Il se trouvait sans doute parmi les corps, derrière eux, écrasé par un dragon ou éventré par l’une de ces maudites harpies. À cette pensée, l'horreur envahit la jeune femme. Elle eut envie de pleurer.

– Hé, dit doucement une voix près d’elle.

C’était Iroël. Une large estafilade barrait sa joue droite, mais il était entier. Cornélia se contenta de hocher la tête dans sa direction, soulagée, mais incapable de montrer la moindre émotion. C'est à cause de toi, ne put-elle s'empêcher de penser. Tout est arrivé à cause de toi. Le jeune homme se glissa entre les deux sœurs, posa une main sur la tête de Pouet qui se blottit contre sa paume. La blondinette ne lui jeta même pas un regard, à croire qu’il ne restait plus rien de vivant en elle.

– Les filles ! s’exclama soudain la voix de Mitaine. Hého !

Venue de l’avant du convoi, la dryade se précipitait vers elles en zigzaguant entre les autres boyards. Son fusil dansait la gigue contre son flanc, ses cheveux en feuilles de fougère flottaient dans son sillage et ses yeux violines brillaient d’une lueur… de la joie ? De la joie dans un moment pareil ?

– Mitaine ! claqua le timbre d’Aaron, reconnaissable entre mille. Reste à ta place ! C’est pas pour piquer des sprints que t’as été embauchée, putain ! On a une formation, alors respecte-la !

Il se trouvait au centre de la cohorte, toujours à son poste, auprès du chien et du boyard défiguré.

– Oh, toi, rétorqua-t-elle avec aigreur, mêle-toi de tes petites coucougnettes, pour une fois ! Ça nous changera !

L’adolescent se figea, sidéré qu’elle ose lui tenir tête ainsi, et la dryade en profita pour atteindre le trio. Elle leur lança avec un sourire jusqu’aux oreilles :

– Je l’ai !

Contre la poitrine de Cornélia, Pouet remua soudain.

– Ah oui ? Qu’est-ce que tu as ? marmonna l’aînée.

La dryade balança son énorme sac à dos par terre avec un dynamisme qui faillit décoiffer tous les autres. La fermeture éclair grinça dans le silence et…

– Greg ! hurlèrent les sœurs à l’unisson, faisant sursauter Iroël.

Une boule de poils complètement hérissée jaillit du sac dans une explosion de rage. Le matou crachota des postillons furieux vers Mitaine, puis il s’enfuit au grand galop, en levant bizarrement les pattes pour toucher l’eau le moins possible.

– Greg ! répéta Blanche qui sanglotait et riait en même temps. Reviens ici, Greg ! Gregounet !

Elle se mit à le poursuivre et les nivées, intriguées, regardèrent courir cette jeune fille aux cheveux d’or derrière cet affreux matou. Sans savoir comment, Cornélia réussit à sourire.

– J'l'ai chopé direct ! claironna Mitaine avec fierté. Dès que ça a commencé, hop, dans l'sac le minou !

– Merci, Mitaine, fit l'aînée qui commençait à voir la dryade rondouillarde comme leur ange gardien. Merci infiniment ! Sans toi... (Elle ne parvint pas à finir sa phrase, se rapprocha d'elle et se mit à chuchoter.) Dis-moi, pourquoi... pourquoi Aegeus n’a rien fait ? Il aurait dû défendre les dragons ! Vous êtes nombreux et tous armés, on aurait pu…

– Peuchère ! T’as pas vu les harpies ? s’exclama Mitaine. Elles se voient de loin, pourtant ! (Elle jeta un œil derrière elle et agrippa Bibiche en frissonnant.) Elles nous suivent, j’suis sûre. Je déteste ça, bon sang. Si jamais l’otage arrive à s’échapper, on est faits comme des rats.

– Mais les harpies... dit la voix de Blanche derrière eux, ce qui les fit tous sursauter. D'accord, elles sont surpuissantes, c'était... c'était un massacre. Mais vous auriez pu les arroser de balles, non ? Pourquoi personne n'a rien tenté ?

La blondinette semblait porter une énorme toque de fourrure particulièrement laide – Greg, bien sûr. S'il n'avait pas détesté les câlins, Cornélia l'aurait embrassé.

Iroël secoua la tête, l’air profondément las. Des cernes de fatigue creusaient sa peau halée.

– Harpies meurent pas. Elles sont invincibles.

– Comme les immortels ?

– Rien à voir, répliqua Mitaine. Les immortels sont immortels dans le temps, mais tu peux les tuer. Enfin, pour la plupart. Les harpies par contre… c'est les déesses de la dévastation. Elles sont pas foutues comme toi et moi. Déjà, elles se régénèrent très vite. Ensuite, on sait pas vraiment si leurs os sont en diamant, en titane ou une autre cochonnerie, mais ils sont incassables. Incassables ! Alors, avec leur… comment on dit déjà ? Votre truc, là, avec les côtes.

– Cage thoracique, dirent les sœurs en même temps.

– Voilà, ce truc, ben faut réussir à passer au travers, figurez-vous. En plus, tant que l'une des trois est en vie, ses sœurs peuvent renaître d'une de ses plumes. Bref, elles sont juste increvables. Alors un immortel qui a leur soutien, comme Actéon, il est sûr d’être tranquille. (Sa voix se teinta d’admiration.) Si Aegeus avait pas chopé l’un de ses chiens, on serait déjà tous morts.

Cornélia serra les dents en touchant la petite clé d’or, à travers son t-shirt. Aegeus ne méritait aucune admiration. Il avait voulu utiliser les dragons pour sa vengeance, il leur avait fait miroiter la liberté, et tout cela s’était fini en bain de sang. Cette clé aurait peut-être pu aider à renverser la bataille… mais il n’avait même pas tenté de l’utiliser. Il avait regardé les zonures droit dans les yeux et avait osé dire qu’il n’avait aucun rapport avec eux.

Iroël serrait les poings à côté d’elle ; elle devina qu’il pensait à la même chose.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 6 versions.

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0