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– Mais pourquoi les harpies sont du côté d’Actéon ? objecta Blanche d’une voix sourde. Pourquoi Actéon et pas Aegeus, par exemple ?

– Oh, fit la dryade, j’imagine qu’Actéon leur donne de la viande en échange. Des quantités énormes de viande. Aegeus, il pourrait pas se permettre de nourrir une harpie, mais elle, avec ses élevages et ses fermes hors-sol… M’est avis que tous ses reproducteurs décevants ou ses nouveaux-nés « ratés » finissent dans l’estomac de ces trois-là.

Les sœurs eurent un mouvement de recul, écœurées.

– Les harpies sont des ventres sur pattes, continua Mitaine. Elles sont nées affamées, y paraît, et quoi qu’elles mangent, ça reste le cas. Derrière nous, ça doit être la curée avec tous les cadavres. Elles sont pires que des crocottas, et ça, c’est pas peu dire !

Blanche et Cornélia échangèrent un regard.

– Les crocottas ? répéta la cadette. Comment ça ?

– Ben, vous connaissez pas la blague du crocotta ? s’étonna Mitaine.

Iroël haussa les épaules, l’air absolument désintéressé.

– Quelle blague ? fit Blanche en plissant les yeux.

Cette discussion avait au moins le mérite de la distraire de ce qu'ils venaient de vivre.

– Attends, moi j'sais pas bien la faire, j’vais appeler ce foutu Gaspard, vous comprendrez mieux. (Mitaine se tourna vers l’avant.) Oh, Gaspard ! Ramène tes miches !

À l’entendre héler ainsi son compère, on aurait dit que rien ne s’était passé, qu’il n’y avait aucun champ de cadavres derrière eux.

« Ce foutu Gaspard », c’était le boyard aux yeux pâles qui avait veillé sur les sœurs à la fin du massacre. Le trentenaire les rejoignit d’un pas indolent, mais il gardait les mains sur son arme et ne cessait de surveiller les alentours.

– Qu’est-ce que t’as, Mitaine, tu peux plus te passer de moi ? (Il esquiva de justesse la taloche adressée à son nez busqué.) Hého ! Calme-toi, la plante verte !

– Au lieu de faire le malin, raconte la blague du crocotta, elles la connaissent pas !

Il haussa ses épais sourcils. Il avait les yeux en amande, assez écartés, ce qui lui donnait l’air d’un tigre ou d’un loup.

– Sérieux ? Bon. (Il se racla la gorge.) C’est quoi la différence entre un crocotta et un hachoir à viande ?

– Voilà une blague qui commence bien, grommela Cornélia.

La cadette se creusa la tête.

– Hum… Il bouge ? Il a des oreilles ? Il… (Elle jeta un coup d’œil vers Aaron, à vingt mètres.) Il a mauvais caractère ?

– Elles connaissent vraiment pas, c’est fou, grommela Gaspard. Non, gamine, la différence, c’est que… (Il prit une voix d’outre-tombe.) Quand tu passes par un hachoir, tu ressors de l’autre côté.

Un silence lourd de sens succéda à ses mots.

– Comment ça ? finit par demander Cornélia avec précaution. Je ne comprends pas.

Le boyard éclata de rire.

– Bah un crocotta, ça digère tout, ça fait pas de déchets ! Y a rien qui sort par l’arrière. T’as compris ?

Hébétées, les sœurs jetèrent un nouveau regard en direction d’Aaron.

– Euh…

– Les crocottas, ça bouffe tout, ajouta Mitaine. Il paraît même que quand ils ont très faim, ils peuvent manger des pierres.

– Des pierres ?!

– Ouaip, confirma Gaspard. J’en ai déjà vu un faire ça. Il a chopé un caillou, l’a cassé en deux et hop ! Avalé tout rond. C’est pas des sucs qu’ils ont dans le ventre, c’est un trou noir, moi j’vous dis.

Par un étrange cheminement de pensées, une prise de conscience heurta Cornélia en pleine figure.

– Attendez, Oupyre ?! s’étrangla-t-elle. Où est-elle ? Mes aïeux, avec ces centaines de chiens, elle a dû être…

– Oupyre ? releva Gaspard. (Il prit un air perdu, qui se transforma en atterrement.) Attendez, elle parle du wolpy, là ? Vous avez donné un putain de nom de goule à un putain de wolpertinger ?

– Contente-toi de répondre, abruti ! rétorqua la dryade en le foudroyant du regard. Tu l’aurais pas vue, toi ?

– Vous êtes complètement dingues de vous promener avec un truc pareil ! Quand on est partis du massacre, j'l'ai vu en train de boulotter un cadavre. M’est avis qu’il nous rejoindra pas de sitôt, il a assez de réserve pour se faire péter le bide !

Dégoûtée, Cornélia se massa les paupières. Bien, bien. Comme si ce jour n’avait pas été suffisamment « noir », comme aurait dit Iroël, voilà qu’elles avaient perdu Oupyre d’une façon peu orthodoxe.

– C'est elle, pas il, rectifia Blanche. Ventre-saint-gris, qu’est-ce qu’on va faire ? On ne peut pas la laisser, faut aller la chercher !

Le boyard lui barra le passage, les yeux levés au ciel.

– Mais elle est timbrée, cette gamine ! Tu veux retourner là-bas ? Votre truc à longues oreilles, c’est pas le seul nécrophage du coin, figure-toi ! C’est aussi le banquet des harpies ! Laisse ce monstre avec les autres monstres, il aurait rien apporté de bien au convoi de toute façon. Son espèce est quasi éteinte, et si tu veux mon avis, c’est tant mieux.

Mitaine lui décocha un coup de coude et lui fit les gros yeux.

– Mais ne dites pas ça ! s’exclama Blanche, dont la voix commençait à trembler. C’est la copine de Pouet ! (Elle désigna le tarascon, qui suivait leur conversation en les suppliant du regard.) C’est Oupyre ! Elle est… On l’a… Enfin, c’est notre…

Quand elle ne parvint plus à articuler, Cornélia soupira et sortit un vieux mouchoir de sa poche. Il était trempé, mais Blanche s’en empara avec soulagement. Elle ruissela dedans comme une méduse triste.

– Elle fait partie de la famille, maintenant, marmonna l’aînée. Il faut qu’on aille la chercher.

– Elle va nous suivre, intervint Iroël. Elle va manger et après, suivre le convoi. Elle fait ça depuis le début.

– Hého ! claqua une voix impérieuse juste derrière eux, les faisant sursauter. C'est quoi cette petite réunion, j’peux venir ?

Ils firent volte-face et tombèrent nez à nez avec Aaron. L’adolescent les dévisagea, furieux. En avisant le centre du convoi, Cornélia découvrit qu’il s'était fait relayer auprès du molosse.

– Reprenez tous vos places ! aboya-t-il. Non mais vous vous croyez en colonie de vacances ? On est chez Actéon, on a failli se faire décimer et les harpies nous suivent, merde, il vous faut quoi de plus ? (Son regard noir les transperça les uns après les autres, et à ce moment-là Cornélia réalisa qu’Iroël s’était encore éclipsé.) Bon, Mitaine c’est une foutue pipelette, les deux filles c’est carrément des causes perdues, mais toi, Gaspard ! Tu veux qu’on ampute ta paie de quarante-pour-cents ou quoi ?

Le boyard grommela en baissant le nez, avant de rejoindre sa place à l’avant. La dryade fusilla Aaron des yeux :

– C’est bon, circule, gamin, je m’en vais dans une seconde.

– Fais gaffe à toi, Mitaine, siffla le garçon entre ses dents. Tiens-toi à carreau.

Il se fraya un chemin dans la harde de nivées, pour traverser le convoi et aller houspiller les boyards du rang d’en face.

– Mais il est pas humain, ou quoi ? glapit Blanche, ulcérée. On a tous besoin d’une pause ! Bon sang, je préférais encore quand il venait squatter chez nous, la Strate le change vraiment en tyran !

– Quoi ? Vous le connaissez, lui ? souffla Mitaine.

Les sœurs hésitèrent un peu.

– Vaguement, fit Cornélia.

– Il m’a volé un pot de Nutella, une fois, répliqua Blanche.

La dryade plissa les paupières.

– Ouais, bah, faites gaffe à lui. Ici, on connaît tout le monde de réputation, et la sienne… elle est pas belle. Ce gars-là, il est mauvais comme la teigne. Il l’était déjà à la base, alors quand son pote est mort avec sa tarasque… j’vous laisse imaginer.

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