5 - Le chien d'Actéon

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Cornélia se mordit la joue en fixant son dos nu, marqué de vieilles cicatrices, et son treillis militaire. La plupart des boyards s’étaient débarrassés de leur t-shirt – pour ceux qui en portaient – et arboraient tous cette tenue minimaliste, hommes ou femmes. Aussi loin que portait son regard, Blanche et elle étaient les seules vêtues de… eh bien, d’habits ordinaires. Elles avaient les baskets noyées d'eau, les pantalons trempés jusqu'aux mollets, là où tous les autres étaient au sec dans leurs grosses rangers. Dans cette foule brune et à moitié nue, elles étaient aussi repérables que deux coccinelles multicolores.

Inconscient du malaise de ses maîtresses, Pouet s’en donnait à cœur joie. Il explorait la rue avec enthousiasme, reniflait les plantes grimpantes et les figuiers qui poussaient ci et là sur les murs effondrés. Lorsqu'il fit pipi contre la roue d'un camion, un boyard le repoussa d'un coup de pied – ce qui fit fulminer Blanche, mais elle n’osa pas l'enguirlander. Peu importait, la petite bête avait l’air heureuse. Se souvenait-elle de l’avant-Lyon ? À la pensée que Pouet préférait sans doute vivre ici plutôt que dans le bazar tranquille de leur appartement, Cornélia sentit une pointe de tristesse lui piquer le cœur. Elle observa la tarasque barboter, ses grands yeux vermeils posé sur les poissons qui filaient dans l'eau.

– On est censées mettre nos masques, tu crois ? marmonna soudain Blanche.

– Quoi ? sursauta l’aînée. Non ! J’espère que non…

La question de Blanche lui fit des nœuds d'angoisse dans le ventre. Elle eut l'impression que son sac s'alourdissait sur son épaule. À l'intérieur, parmi les objets hétéroclites sauvés par Blanche de l’incendie qui avait ravagé leur appartement, se trouvait son masque de tzitzimitl. Il lui suffisait de fermer les paupières pour le voir dans ses moindres détails, saisissant de réalisme, avec son crâne d’ivoire, sa coiffe émeraude et tous ses bijoux d’or.

Elle ne voulait pas le remettre. Jamais. Si elle n’avait pas eu peur de la réaction d’Aegeus, elle l’aurait jeté au loin comme une ordure.

Oupyre réapparut, les oreilles aux aguets, et rejoignit Pouet à petits bonds. Elle lui mit un petit coup de corne dans l'épaule, pour le taquiner, et le tarascon répondit par une baffe. Leur relation était un peu brute, mais pleine d'affection. Cornélia n'en revenait toujours pas. Elle avait peur de ce qu'ils deviendraient en grandissant ici – de ce qu'ils pourraient se faire, avec leur force démesurée et l'instinct de tueur qu'ils risquaient de développer.

– Où est Iroël ? fit Blanche.

Cornélia le chercha parmi les boyards, sans succès. Cette disparition inexpliquée l'énerva. Après tout, ce n'était pas comme si ce garçon les avait laissées en plan avec toutes ses bestioles à lui sur les bras... Alors qu’elle tendait le cou comme un dindon pour le trouver, une clameur se fit entendre près d’un des fourgons. Pouet prit peur et détala plus loin ; Oupyre le suivit dans une grande galopade sans même vérifier qu’il y avait bien sujet d’inquiétude. Cornélia ne put retenir un sourire à la vue de leurs deux petits derrières en train de s’enfuir côte à côte.

Elle se rembrunit quand elle vit d’où venaient les éclats de voix : des boyards sortaient un chien du fourgon.

Sauf que ce n’était pas juste un chien. C’était celui d’Actéon.

Cornélia l’avait complètement oublié, celui-là.

Quand le molosse était tombé sur elle, dans le monde réel, elle avait bien cru que tout était perdu, que la meute monstrueuse d’Actéon allait venir les traquer. Mais Aegeus avait neutralisé l’animal et l’avait capturé. Puis il s’était servi de lui comme d’un moyen de pression sur Actéon. Apparemment, l’immortel tenait à ses chiens comme à la prunelle de ses yeux ; Cornélia en avait fortement douté, mais ce devait être vrai car plus aucun molosse n’était venu les suivre à la trace. Ils n’avaient plus eu à craindre d'attaque. À l’époque, Aegeus avait emmené son otage canin à l’auberge… puis Cornélia n’en avait plus entendu parler.

Eh bien, à présent, elle savait ce qu’il était advenu de lui.

Elle se souvenait encore de ce qu’Aegeus avait dit à l’immortel, par téléphone. « Si tu envoies la moindre nivée pour m’empêcher de former mon convoi, je commencerai par couper les oreilles de ton clebs, puis mon dragon lui bouffera les pattes, et je te le rendrai cul-de-jatte dans une putain de brouette. Avec un peu de chance, il aura encore ses yeux. »

Quand les boyards traînèrent le chien hors du fourgon, Blanche porta une main à sa bouche. La bête avait été muselée avec une sangle si serrée qu’elle avait creusé des bourrelets rougis dans sa chair. Aegeus lui avait coupé la truffe. Il n’en restait qu’un moignon informe, une plaie béante qui donna la nausée aux deux sœurs.

Les hommes tirèrent l’animal jusqu’à leur chef. Aegeus planta son regard froid dans le sien, avec une telle haine que la jeune femme eut l’impression que c’était Actéon, et non l’une de ses bêtes, qui se tenait devant lui. Puis elle l’entendit ordonner :

– Enchaînez-le à l’arrière. Il marchera comme tout le monde, ce fils de pute.

Ils s’exécutèrent. Le molosse resta là, sans un bruit, attaché trop court au camion pour pouvoir se coucher ou s’asseoir.

Cornélia avait du mal à détourner les yeux. Elle aurait voulu se dire qu’il ne souffrait pas, qu’il était comme le barghest, cet étrange chien squelette qui vivait dans l’ombre d’Aegeus et ne semblait ressentir aucune émotion. Mais elle n’y parvint pas. L'animal endurait en silence, c’était tout. Ses flancs amaigris se soulevaient avec douleur.

Elle aurait voulu se dire que c’était une bête mauvaise, qui appartenait de surcroît à un être encore plus mauvais qu’elle, mais peine perdue. Mauvaise ou pas, aucune bête ne méritait ça. C’était pour cela que Blanche et elle, envers et contre tout, avaient sauvé Oupyre quand Aegeus l’avait mise en cage.

D’un coup, la moutarde lui monta au nez. Elle en avait déjà assez. Assez de la Strate et de ce qu'il s'y tramait. Assez de ces boyards qui savaient tout mieux qu’elles. Assez d’Aegeus et d’Aaron, qui se mouvaient dans tout cela avec l’aisance des habitués, et qui leur avaient à peine fait l'aumône d'un regard depuis leur arrivée. Assez d'Iroël qui avait promis de les aider et qui avait disparu Dieu seul savait où.

– Bon, ça suffit, gronda-t-elle. On s’en va.

Elle prit sa soeur par le bras et s’éloigna d’un pas décidé, jetant des regards par-dessus son épaule. Personne ne les surveillait.

– Quoi ? se récria la cadette. On s’en va où ? T’es folle ou quoi ? On doit…

– On doit, on doit, s’énerva Cornélia. On doit rien du tout ! Et surtout à eux, on ne leur doit rien. Depuis qu’on les connaît, ils nous portent la poisse. Nous, on n’a rien à faire ici !

Le basilic bougea tout doucement dans son dos, comme pour saluer sa décision.

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