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En surveillant leurs arrières, Cornélia entraîna sa sœur dans une petite rue adjacente. Les feuilles et les fleurs qui rampaient sur les bâtisses les effleuraient doucement, et ce contact délicat la mettait mal à l’aise, comme si le chuchotis des plantes pouvait les dénoncer.

– Tu es dingue ! se débattit Blanche sans oser parler trop fort. Il faut rester là-bas ! Tu veux aller où ? Tu sais même pas comment…

– Le passage s’ouvre tous les jours à minuit, rappela Cornélia. J’ai repéré sur quel mur est apparue la porte, par là où on est arrivées. On n’a qu’à attendre la nuit, quand il se rouvrira, et paf, on rentre chez nous !

– La nuit ? Aaron a dit que le temps était suspendu, ici ! objecta Blanche en désignant le ciel figé. C'est un monde sans nuit ! Et puis, il y a les anges dans notre monde ! S’ils nous trouvent, Aegeus a dit qu’ils allaient nous…

– Oh, tu parles ! Je parie que cet abruti voulait nous faire peur avec ça. On retourne à Lyon, on saute dans le premier train, on rentre chez Papa et Maman, et voilà ! (Elle se sentit pleine d’espoir à ces mots.) Ils ne nous trouveront jam…

Blanche freina des quatre fers.

Tu oublies Pouet et Oupyre ! gémit-elle. Et Greg ! On ne va pas les laisser là !

Cornélia serra les dents. Elle aimait ces bestioles de toute son âme, même cet abominable lapin carnivore, mais chaque fois qu’elle tentait de mettre sa sœur à l’abri, elles les empêchaient de fuir. Elles étaient comme des enfants dont elles avaient la charge... comme des poids qui les ralentissaient en permanence.

Pourvu qu’Aegeus ne se rende pas compte de notre disparition… Pas tout de suite… Laissez-nous encore dix minutes…

– C’est une tarasque et un wolpertinger, Blanche ! Ils n’ont rien à faire avec nous. Ils sont mieux dans la Vingt-Cinquième heure, c’est leur monde, pas le nôtre. (Elle eut l’impression que les mots lui labouraient la gorge.) Nos chemins se séparent ici. Et Greg…

Greg, par contre, c’était un vrai problème. Cornélia le revoyait, perché sur l’éale, trempé et furieux. Pouvaient-elles le laisser ici ? Non, c’était inimaginable. Cet affreux matou faisait partie de leur petite famille bancale, pour le meilleur et le pire. Il fallait faire demi-tour, aller vite le chercher.

Elle hésita un instant. Un instant de trop. À ce moment-là, Aegeus les trouva.

Lorsqu’elle l'aperçut, il était trop tard. Il tournait déjà à l’angle qu’elles venaient de franchir et marchait droit vers elles. Une émotion étrange scinda Cornélia en deux, une moitié d’elle apeurée, l’autre complètement blasée. Elle aurait dû se douter que sa misérable tentative était vouée à l'échec. Elles ne pouvaient pas s'enfuir ; pas comme ça. Ç’aurait été trop simple.

Si ça se trouve, il nous a vues partir dès le début. Il m’a juste laissée prendre un peu d’avance, pour voir jusqu’où j’allais aller, si je ne faisais pas demi-tour…

– Alors ? lança-t-il en se plantant devant elles. Ces dames se promènent ?

Cornélia soutint son regard. Aegeus sourit. Il savait parfaitement qu’elle avait tenté de déguerpir avec sa sœur. À quoi bon se justifier ? Paralysée, elle le vit tendre la main vers elle, droit vers sa gorge, comme au ralenti. C’était le même geste que dans leur appartement, vingt-quatre heures plus tôt, quand il avait failli la tuer pour protéger le secret du convoi.

Cornélia ferma les yeux, mais au dernier moment, les doigts rêches d’Aegeus lui saisirent le menton. Elle rouvrit les paupières et tomba droit dans ses yeux cristallins.

– Tu comptais aller où comme ça, avec ta petite sœur, Corny ?

– Nulle part, mentit-elle. On s’éloignait un peu, c’est tout. Tes… boyards m’ont tapé sur les nerfs.

Il rit.

– Ils ne font pas dans la dentelle. (Ses yeux la transpercèrent à nouveau.) On est partis pour un long voyage, gamines. Vous ne comptez pas déjà me trahir... n'est-ce pas ?

Blanche fixait le mur d’en face, silencieuse et droite comme un piquet, laissant soigneusement sa grande sœur en tête à tête avec le chef du convoi.

Merci du cadeau, pensa Cornélia. Les doigts d’Aegeus serrèrent plus fort son menton ; incapable de le regarder dans les yeux, elle verrouilla son regard sur un point au-dessus de son épaule.

– Non, répondit-elle. On ne te trahira pas.

Compte-là-dessus. Je ne te dois rien, rien du tout, mis à part une horrible nuit de torture où j’étais ligotée sur un lit. Dès qu’on aura une ouverture pour s’enfuir, je compte bien en profiter.

– Tu es sûre ? dit-il doucement. Vous êtes de gentilles filles, mais souvent, ce ne sont pas les gens qui trahissent… Ce sont les circonstances. Et je ne veux pas que les circonstances jouent contre moi chaque fois que je vous tourne le dos. Ça me fatiguerait d’avoir à vous surveiller tout le temps. (Il la regarda, attendant une réaction, mais Cornélia tint sa langue.) Peut-être vaut-il mieux que je vous attache tout de suite. Tu sais, dans la Strate, il n’y a pas que les chiens qu’on enchaîne.

Le sang de Cornélia ne fit qu’un tour. Aegeus sourit devant son expression et la relâcha enfin. Elle respirait trop vite, il le sentait à coup sûr. Il se détourna et siffla sur une seule note, comme quand on appelle un chien.

– Aaron ! Occupe-toi d’elles, tu veux ?

Les sœurs sursautèrent lorsque l’adolescent atterrit à côté d’elles dans une gerbe d’eau. Depuis combien de temps se trouvait-il sur le toit ? Les surveillait-il depuis le début ? Cornélia en ressentit encore davantage de rancœur pour eux deux, si c’était possible. Aegeus s’en alla d’un pas indolent. Resté seul, son second tourna vers elles un visage patibulaire. Comme les autres, il avait le torse dénudé et portait un fusil d’assaut en bandoulière, qui par contraste le faisait paraître encore plus petit que d’habitude.

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