Chapitre 5

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Za’ Ngongang, inquiet, faisait les cent pas le long du couloir. Chaque fois qu’il était à la hauteur de la chambre, il s’arrêtait et fixait longuement la porte. Ses allées et venues ne lui donnaient pas la satisfaction espérée, mais c’était mieux que d’attendre sagement dans le salon. La patience n’était pas une de ses qualités, encore moins l’humilité. La position dans laquelle il se trouvait à cet instant le maintenait dans une rage folle. « Que pouvait bien avoir de spécial ce satané serviteur, pour que Obaté Kundayo veuille l’entretenir à huis clos, dans un moment aussi inquiétant ? », ne cessait-il de se le demander. Même si c’était pour l’élever au grade de defo, il aurait fallu que tout le collège du mkamvu’u soit présent. Le za’ continuait de se martyriser le cerveau de questions, mais aucune des réponses qu’il trouvait ne semblait l’apaiser.

Dans ce couloir oppressé par un silence de mort, les deux guerriers qui gardaient l’entrée de la chambre l’observaient avec une mine interrogative. On n’avait rarement vu le Za’ patienter dans le couloir : c’était une posture propre aux tshofo. Za’ Ngongang était toujours au-devant de la scène. Son statut de médecin du roi le plaçait en première ligne de la hiérarchie sociale. Cette immunité avait contribué à faire de lui un homme très arrogant. « Les relations entre Za’ et Tshofo devraient être bien définies », revendiquait-il tout le temps. « Un jour arrivera où on les permettra même de manger sur la même table que nous », ne cessait-il de le rappeler à ses confrères dès qu’il en avait l’occasion. L’incident de ce soir lui donnait raison. Rien qu’en y repensant, le son visage se rida encore plus. Il secoua désespérément la tête et reprit ses allées et venues sans dire un mot.

Chaque fois que le Za’ avait le dos tourné, les deux gardes ne pouvaient s’empêcher de le suivre du regard. Ils auraient bien voulu être plus discrets, mais l’incident qui se déroulait actuellement sous leurs yeux était inimaginable. Dans d’autres circonstances, leurs indiscrétions se seraient payées cache. Seulement, aujourd’hui, Za’ Ngongang semblait avoir des préoccupations plus importantes. Alors, il préféra ignorer leur impertinence.

Effectivement, le Za’ avait d’autre chat à fouetter. Un évènement terrible allait se produire cette nuit. Les phénomènes étranges de ce soir en étaient la preuve vivante. Pour le Za’ ces signes étaient faciles à percevoir : Obaté Kundayo ne verrait pas le jour se lever.

Cette nuit serait un tournant décisif pour l’avenir de Babangui. Za’ Ngongang se mordillait les dents en invoquant tous les esprits du royaume. Il n’était pas question que Nono soit le témoin vivant de la fin de l’homme-dieu de Babangui. Ce serait un blasphème si le roi s’éteignait entre les mains d’un nokpuru. Le odù, le livre sacré où étaient gravés tous les us et coutumes du royaume stipulaient formellement que les dernières volontés d’un Za’ ne devraient être confiées qu’à un Za’. Enfreindre cette loi pour un Za’ appelait la malédiction sur son successeur. Pour un roi, la sanction était encore plus sévère : la malédiction frappait en plus du successeur du roi, tous la descendance mâle que son héritier enfanterait après son intronisation.

Une chose rassurait néanmoins Za’ Ngongang : un homme aussi avisé et respectueux des traditions tel que Obaté Kundayo ne pouvait commettre une telle erreur. Cependant, vu le stade avancé de sa maladie, le roi pouvait être contraint d’emporter ses dernières volontés avec lui. Le tshofo assisterait alors à une scène à laquelle il ne devrait pas. Si cela se produisait, ce serait encore plus fâcheux pour les babanki tout entier. Rester sans rien faire était un risque à ne surtout pas courir. Alors, Ngongang avança jusqu’au fond du couloir, loin du regard des deux gardes. Là, dans une obscurité totale, il ferma les yeux et murmura à voix basse quelques paroles à peine audibles. La seconde d’après, ses yeux se rouvrirent brutalement, blancs et révulsés : il était en transe. Son corps-esprit, une silhouette claire et transparente, s’échappa de son enveloppe charnelle comme de la brume.

Dans la société traditionnelle des Grassland, un za’ expérimenté appréhendait mieux l’évidence des interactions qui existe entre le monde particulier et complexe de l’invisible et du visible. Avec de longues pratiques, Son Émi ― son corps-esprit― pouvait aisément se détacher de son ara ― son corps charnel ― dès qu’il le commandait.

Le ghekàk des babanki avait atteint ce niveau de spiritualisme qui lui permettait d’ouvrir facilement un portail entre ces deux dimensions. Sans trop d’effort, il réussissait à détacher son Émi de son ara pendant des heures. Ce soir, une fois de plus, il venait de mettre ce talent en pratique et son Émi traversait justement le couloir en direction de la chambre royale.

Si seulement les deux guerriers plantés dans le couloir avaient une idée de ce qui se tramait sous leurs yeux. Le Émi de za’ Ngongang avait atteint l’entrée de la chambre, décidée à se faufiler furtivement entre les entrebâillements de la porte. Il eut à peine le temps de se glisser entre les issues du bois qu’il se heurta soudain à une résistance inattendue, un Émi inconnu qui lui barrait totalement le passage. Le Émi de za’ Ngongang insista, tentant de s’infiltrer d’une fente à l’autre chaque fois que cette esprit inconnu le repoussait de la précédente. Après quelques secondes d’un âpre duel d’esprits, le Émi de za’ Ngongang n’était pas toujours parvenu à passer. Sur cet échec, il battit en retraite jusqu’au fond du couloir, mais ne capitula pas. Là, Za’ Ngongang décida de sortir le grand jeu. Il tripla sa concentration et les traits de son visage se durcirent encore plus, faisant saillir plusieurs veines. Dans le même temps, il murmura de nouvelles incantations et son Émi devint plus dense, comme une épaisse fumée noire. Immédiatement, il repartit à l’assaut. Cette fois, il traversa le couloir en une fraction de seconde. Au passage, il laissa traîner un léger coup de vent glacial que les guerriers durent ressentir. Devant la porte, il engagea à nouveau le combat acharné contre cet esprit inconnu. Celui-ci lui opposa une fois de plus une résistance farouche qui dura une bonne dizaine de secondes avant que le Émi de za’ Ngongang ne s’incline de nouveau. Affaibli et désespéré, le Émi de Za’ Ngongang retourna promptement au fond du couloir et réintégra l’enveloppe charnelle de son maître.

Brusquement, Za’ Ngongang revint à lui, le corps tout en sueur. Les mains crispées contre sa gorge, il toussait comme s’il avait avalé de travers. Il lui semblait sortir d’un horrible cauchemar. Sa respiration haletante devait s’entendre jusqu’à l’autre bout du couloir. Son corps était de plus en plus léger et ses paupières alourdies. D’un effort surhumain, ses mains prirent appuient sur ses genoux. Il essaya de se redresser, mais un vertige inattendu le submergea et lui fit perdre l’équilibre au point où il crut s’évanouir. Il évita de justesse la chute en appuyant son avant-bras contre le mur le plus proche.

Za’ Ngongang venait d’échapper miraculeusement à la mort. Il en avait fallu de peu pour que son Émi, complètement affaiblie, n’ait plus la force de rejoindre à temps son ara à l’autre bout du couloir. « Il n’y avait que le Émi d’un Mkam pour dégager une force aussi farouche. Qui pouvait bien dégager une telle énergie au point de réussir à l’empêcher de passer à travers la porte ? Il y avait que Obaté Kundayo pour dégager une telle puissance. Mais, comment un homme aussi affaibli pouvait-il encore libérer autant d’énergie ? Et si c’était le Émi de ce messager ? Et si ce type était plus important que ce qu’il laissait présager ? »

Ngongang, encore essoufflé, se redressa et s’essuya le front. « Non, c’est impossible, je l’aurais tout de suite su si ce nokpuru était quelqu’un de spécial », s’insinua-t-il. « Pourquoi ce emi s’était-il acharné à l’éloigner de cette chambre ? Qu’est-ce que cette entrevue avait de si important pour qu’il veuille tant la garder confidentielle ? »

Ses esprits retrouvés, Za’ Ngongang reparti aussitôt vers la chambre. Si c’était le Émi de Obaté Kundayo qui lui avait barré la voie, cela laissait supposer qu’il avait perdu assez de force et donc qu’il n’avait plus assez de temps à vivre. Le Za’ comptait bien profiter de ce peu de souffle de vie qui restait au roi pour s’enquérir du testament royal.

  • Za’ Ngongang était presque arrivé à la hauteur de la porte qu’une idée soudaine et inopinée lui effleura l’esprit : « Qu’est-ce qui m’empêche d’ouvrir la porte et d’interrompre cette conversation ? Ce serait un acte d’insubordination, mais au moins elle servirait à éviter la malédiction qui pourrait s’abattre sur le royaume » Za’ Ngongang tendit la main, hésita une seconde. Puis, attrapa la poignée de la porte. « Eh, merde ! », marmonna-t-il pour lui-même, enfin décidé à entrer inopinément. Mais au moment où il s’apprêtait à pousser sur la poignée, une voix sortit de la chambre :
  • Takàk ! Takàk !

Za’ Ngongang sursauta, poussa instantanément la porte et se précipita dans la chambre.

La porte avait été poussée tellement fort que Nono dut reculer d’un pas pour ne pas la recevoir en plein visage. A peine il eut décalé que Za’ Ngongang traversa précipitamment le seuil de la porte, le bousculant brutalement au passage. Il tomba sur le côté te le temps qu’il se relève, le Za’ Ngongang s’était déjà penché sur le lit et tenait le poignet de Obaté Kundayo dans sa paume de main.

  • Que s’est-il passé ? lui demanda Za’ Ngongang.

Nono tout tremblant de peur et ne sachant quoi dire, avala à plusieurs reprises la salive.

  • Je t’ai posé une question, oui ou non ? lui hurla Za’ Ngongang.
  • Je ne sais pas, répondit d’une traite Nono en secouant plusieurs fois la tête en signe de négation.
  • Va m’attendre dans le grand salon ! lui ordonna le za’ en le dévisageant amèrement.

Nono ne se fit pas répéter et prit aussitôt la porte.

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