Chapitre 3

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Nono était resté planté au milieu de la pièce, ébahi par la décoration. Bien qu’étant l’un des Tshofo, - personnel attaché à la résidence du roi - c’était la première fois qu’il entre dans cette pièce. En face de lui, de l’autre côté du lit, Za’ Ngongang, le grand maitre de la confrérie des Ghekàk de Babanki, dressa le sourcil. Confortablement assis sur un tabouret en bois, ses yeux perçants le dévisagèrent amèrement.

  • Eh ! ne reste pas planté là comme un idiot, incline-toi rapidement devant Oba ! lui ordonna-t-il sèchement.

Nono sursauta, se retourna vers le roi et exécuta le salut conventionnel propre aux peuples des Grassland. Il se courba, inclinant son buste vers l’avant et baissant visage pour ne pas regarder le Obaté dans les yeux, il frappa plusieurs fois dans les mains en cherchant dans son vocabulaire les éloges qui pouvaient valablement magnifier l’homme-dieu de Babangui.

  • Acceptez mes salutations, grand Oba ! Le lion des lions ! Que vous soyez immortel ! Que votre règne s’illumine plus haut que le soleil dans le ciel…, que votre nom traverse le temps aussi longtemps que le grand baobab règne dans le bois sacré de ce royaume, s’exclamait-il poliment sans relever le buste.

En retour le Obaté hocha péniblement la tête, puis agita fébrilement la main pour l’inciter à abréger ses interminables louanges. Nono se retourna ensuite vers Za’ Ngongang et lança d’une voix méfiante :

  • Je vous salue Za’ Ngongang ! honorable et digne héritier, du prestigieux clan des Ghekàk de ce royaume.

Za’ Ngongang hocha la tête avec un air féroce. Puis, la pièce tomba dans un silence de mort pendant une seconde. La seconde d’après, Obaté Kundayo fit un geste à Za’ Ngongang, lui ordonnant de se retirer. Le grand conseiller se leva, surprit de cette attitude inattendue du roi. Dans la contrée du Grassaland, il était très rare, à la limite impossible que le roi dans une souffrance aussi extrême s’entretienne dans l’intimité avec un nokpuru, un non-initié. Dans un moment aussi critique, c’était à l’un des grands conseillers, particulièrement lui le Takàk de Babanki, que revenait la lourde responsabilité de rester en permanence au chevet du roi.

Za’ Ngongang était en effet l’héritier de l’une des neuf familles régnantes de Babangui, le conseil suprême du royaume. La hiérarchie sociale avait établi depuis la nuit des temps la supériorité de leur statut social qui se transmettait de père en fils. Elle fondait sa raison d’être sur la croyance rationnelle selon laquelle le peuple ne possédait qu’une connaissance superficielle des symboles et de la cosmopolite dans laquelle il vit. Par contre, le mkam, de par son initiation et ses entrainements répétés, avait une révélation complète de ces phénomènes et maitrisait les connaissances ésotériques dans son ensemble. Seulement, être fils de mkam n’offrait pas automatiquement ce privilège. En plus du lien de sang, il fallait avoir été choisi par son père comme l’unique et légitime successeur du titre familial, celui à même de porter le préfixe de Za’ devant son nom.

Za’ Ngongang avait en effet bénéficié de cette grâce. Dix-septième parmi les trente-deux fils de son père, il avait été choisi par ce dernier comme garant des pouvoirs et des responsabilités du titre de Takàk des babanki. Descendant d’une lignée de très grand Ghekàk ―guérisseur ―, il ne lui avait pas fallu assez de temps pour suivre les traces de ses aïeuls. Aujourd’hui grand maître de cette confrérie, il pensait dur comme fer que son statut et celui de tous les Za’ devaient être respectés. Pourtant, le takàk contourna le lit, vert de rage. Bien que le roi ait enfreint une règle aussi évidente, il ne pouvait dire un mot. Il était certes un Za’, mais il restait subordonné au roi. Il avança lentement vers la porte. En traversant la pièce, il laissa traîner ses oreilles comme une antilope qui tentait d’épier l’arrivée d’un prédateur. Obaté Kundayo en homme averti resta silencieux un moment le temps que la porte claque derrière le Za’.

Dès que Za’ Ngongang eut refermé la porte derrière lui, Obaté Kundayo fit un geste fébrile de la main. Le messager hésita, ne sachant quoi faire. Son statut de tshofo ne lui permettait aucunement d’approcher le roi à plus d’un mètre. C’était une prérogative qui ne revenait évidemment qu’aux Za’ et quelques fois au defo, le messager particulier du roi.

En effet, un serviteur commençait sa carrière au grade de pomtsho. Ce grade lui donnait le droit et le privilège de servir sous les ordres de n’importe quel Za’ du royaume. Le pomtsho après des loyaux services pouvait gravir les échelons pour atteindre le grade tshofo, un titre qui lui donnait le privilège de servir à la cour du roi. Seulement, parmi les multiples serviteurs de la cour royale, un seul était choisi pour devenir le serviteur privé du roi, celui chargé de ses commissions personnelles. Pour rendre de tels services au roi, le tshofo était ainsi élevé au grade de defo, le seul serviteur capable d’approcher le roi de près. Pour n’importe quel serviteur, c’était la consécration. En plus des énormes privilèges matériels qu’offrait ce titre, son détenteur bénéficiait également d’une position très importante au sein de la société du Grassland. Il appartenait ainsi à la classe sociale des sa’a ― les semi-initiés ― les Za’ de fortunes ou de mérites.

À la proposition du roi d’approcher, Nono continuait d’hésiter. Le defo de Babangui était certes décédé depuis quelques semaines, seulement Obaté vu son état n’avait pas encore eu le temps de désigner un remplaçant. Et tant que Obaté ne l’avait pas nommé officiellement, Nono savait qu’il restait un simple tshofo.

  • Avance, n’aie pas peur ! » lança d’une voix à peine audible Obaté Kundayo, un sourire rassurant collé aux lèvres :

Nono avança timidement vers le roi, pas toujours convaincu que c’était ce qu’il fallait faire. Lorsqu’il jugea être assez près, il s’accroupit et se pencha vers le roi, mais La première chose qu’il remarqua fut l’amaigrissement de son cou.

  • Nono, ma fin a sonné. Je tenais à te dire merci pour tous les services que tu m’as rendus durant toutes ces années. (Nono eut l’air intrigué. Le roi connaissait son nom alors qu’il n’avait jamais été directement à ses ordres.) Ne sois pas surpris. J’ai plusieurs fois été informé de tes états de service. Tu es un bon Tshofo et pour cela je te dois beaucoup ; ce royaume te doit beaucoup (le roi soupira.) Bref ! Revenons à ce pour quoi tu es là. Ce soir, tu vas m’aider à transporter un message d’une très grande importance… (Obaté Kundayo eut une crispation de douleur et son visage se rida.) L’avenir de Babangui dépendra de cette dépêche, conclu-t-il.

Les aveux que venait de faire le roi étonnèrent Nono au point où il resta bouche bée. « Cette mission ne revenait-elle pas au defo ? », s’interrogea-t-il. Instinctivement, une sensation bizarre le submergea. Était-ce la peur ou la joie ? Nono ne pouvait exactement le dire. Le roi lui adressa un autre sourire crispé de douleur, mais qui se voulait toujours rassurant.

  • Cette nuit, je mets le destin des babanki entre tes mains. Sache en faire bon usage. Je suis conscient des difficultés que cela implique, mais je ne crains rien. J’ai entièrement confiance en toi, ajouta le roi, son sourire raide toujours collé aux lèvres.

Les paroles angéliques de Obaté Kundayo transformèrent le tshofo, lui arrachant toute trace d’anxiété.

  • Merci Obaté ! de la confiance que vous me témoignez, mais...

Nono n’eut pas le temps de finir sa phrase que le roi lui arracha pratiquement la parole du bout des lèvres.

  • Mon cher defo, ne me remercie pas. Tu le mérites amplement. Je ne me rappelle pas avoir reçu un jour des plaintes à ton égard, lui fit remarquer le roi en lui tapotant fébrilement la main.

Ces nouvelles louanges créèrent des étincelles chez Nono. Son visage et ses yeux s’illuminèrent d’un coup, laissant transparaître une immense sensation de fierté. Obaté Kundayo avait réussi son coup. L’art d’encourager les gens ou de stimuler en eux de la bravoure n’était plus un secret pour lui.

  • Defo Nono, je sais ce que tu peux ressentir. Cette sensation, je l’ai éprouvée chaque fois que j’ai eu le privilège d’accomplir de grandes choses pour ce royaume. Ce n’est généralement que lors de pareilles occasions que je me suis toujours senti être à la hauteur des plus grands Hommes de ce royaume. Nono, ce royaume te sera entièrement reconnaissant. (Obaté Kundayo posa ensuite, avec bien des difficultés, sa main sur celle du messager.) Nono, aujourd’hui je t’offre la possibilité de faire partir du cercle bien fermé de ces rares personnes qui ont œuvré pour bâtir ce royaume. Je ne te parle pas de cette classe de privilégiés qui parce qu’ils ont hérité d’un titre de Za’, se croient plus importants. Non, je te parle de ces hommes et femmes, de toutes les classes sociales, qui ont œuvré pour que ce royaume reste debout jusqu’aujourd’hui. Je te parle de ces valeureux Hommes qui ont versé leur sang et sacrifié leurs vies pour que Babangui reste un royaume fort. Oui, Nono, dis-toi qu’en accomplissant la tâche que je vais te confier ce soir, ton nom sera compté parmi ces rares Hommes qui font aujourd’hui la fierté de Babangui.

Pendant un instant, on aurait presque oublié que Oba Kundayo était allongé sur ce lit depuis des mois. Lorsqu’il parlait, on retrouvait dans sa voix la vigueur et le charisme de ce meneur d’hommes qu’il avait toujours été. C'était là l’une des nombreuses qualités qui avait toujours fait que Nono soit admiratif devant ce grand homme.

  • Dis-toi qu’à compter de ce soir, tu seras peut-être l’homme le plus important de tout Babangui, et ce, pour des années.

Obaté Kundayo avait exactement encore su quoi dire. La joie du serviteur avait atteint son paroxysme, comme quelqu’un qui venait d’hériter d’une grande concession, de dix mille têtes de bétail et d’une impressionnante superficie de terre arable. Accroupi près de Obaté, il voyait déjà sa statuette entreposée au panthéon de Babangui, près de celles de tous ces illustres Hommes dont les babanki étaient fiers. Ce serait l’apogée ; sa progéniture, ses épouses et lui seraient couverts de gloire et de richesses.

Nono se croyait dans un rêve. À tout moment, il craignait que le jour ne l’arrache de ce merveilleux songe. Il ne s’en persuada vraiment que lorsque le roi lui souffla de nouveau à l’oreille :

  • Tu ne rêves pas, mon cher Nono. Tu es le prochain defo de Babangui et peut-être la prochaine personne dont la statuette ornera le panthéon de Babangui. Et sois sûr d’une chose : je me ferais un plaisir de vanter tes exploits auprès de tes aïeuls dans l’au-delà, lorsque j’aurai quitté ce monde.

Nono était aux anges. Il sentait les larmes lui monter aux yeux. Lui, un simple tshofo de la cour venait d’être élevé au rang du serviteur le plus important du royaume. Plus encore, il était en voie de devenir un immortel parmi les immortels. C’était le plus beau jour de son existence, à peu près comme dans ses rêves.

À ses heures libres, Nono avait en effet pris la fâcheuse habitude de s’adonner à des séances de rêveries. C’était pour lui le seul moment paisible, où il pouvait se libérer de ce statut de nokpuru qu’il occupait depuis sa naissance. Jamais, au grand jamais, même dans ces moments les plus fous, il n’avait imaginé vivre un jour une situation pareille, où il serait en face du grand Obaté Kundayo, main dans la main, élevé au rang des plus grands de ce monde. Si seulement le royaume tout entier pouvait le voir là, à cet instant.

Obaté Kundayo en regardant son messager sentit qu’il avait réussi. Désormais, l’homme qu’il avait en face de lui était déterminé à braver toutes les difficultés, aussi dangereuses soient-elles. Babangui avait peut-être une nouvelle chance de se délier de ce pacte qui les soumettait aux Batabwa. Pour la première fois depuis qu’il était couché sur ce lit, un sourire sans joie lui déroba cette angoisse qu’il traînait sur son visage depuis des mois. Malheureusement, cette jubilation fut de courte durée, car une douleur subite le fit grimacer de douleur. Les deux mains contractées sur le ventre, il se mit à se tortiller sur le lit comme un ver de terre.

Le roi se sentait de plus en plus affaibli. Toute la semaine, il s’était entretenu avec les hauts dignitaires du royaume, ce qui l’avait considérablement affaibli. Il eut subitement une quinte de toux, ce qui fit sursauter Nono.

  • Obaté ! Voulez-vous que j’appelle takàk ? demanda-t-il d'un air désorienté.

Obaté Kundayo hocha la tête pour dire « Non », mais son visage ravagé par la douleur affichait le contraire.

  • Êtes-vous vraiment sûr, Obaté ? insista Nono.
  • Ne crains rien, mon cher defo. Tout va bien, rétorqua le roi d’une voix cassée, comme si ses cordes vocales avaient été rompues. Je t’ai dit que ce n’est rien ; ça va passer.

Devant tous les efforts du roi de le rassurer, Nono ne se tranquillisa véritablement qu’en voyant ses douleurs se stabiliser.

  • Tu vois, je t’ai dit que ce n’était rien. Maintenant, écoute très attentivement… répliqua le roi.

La légère crise passagère se fut à peine atténuée qu’il continua aussitôt de donner de nouvelles instructions à Nono. Celui-ci dut pencher la tête encore plus en avant, l’oreille pratiquement collée à la bouche du roi, pour percevoir distinctement ce qu’il disait.

Au bout d’une minute à peu près, Nono se senti que le roi avait à nouveau été frappé par un autre vague de douleur. Sur le coup il le vit avoir cette sorte de hoquet, qui se manifeste habituellement chez les mourants. Spontanément, il perdit tous ses moyens. L’état du roi déclinait considérablement à vue d’œil.

  • Obaté, il faut absolument que j’appelle takàk, insista-t-il en décollant son genou du sol, dans l’intention de se relever.

La main de Obaté Kundayo s’agrippa fébrilement à son bras et il réalisa alors que le roi s’opposait catégoriquement à son intention. Son genou retomba machinalement sur le sol puis il sentit le roi le tirer vers lui avec le peu de force qui lui restait. Le roi tentait d’articuler quelques mots, mais sa voix restait inaudible. Nono dut une fois de plus lui coller son oreille aux lèvres pour déchiffrer ce qu’il disait.

Quelques secondes après, le roi s’interrompit, cherchant son souffle, mais plus rien ne sortit de sa bouche. Ses mains se resserrèrent encore plus sur les draps et ses traits se révulsèrent. Il n’y avait aucun doute, Obaté vivait là ses derniers instants. Pourtant, Nono impuissant l’observait s’en aller. Pris de pitié, il lui essuya le front et le roi trouva la force de sourire. Nono s’arracha également un sourire en lui serrant la main.

  • Obaté ! au nom de tous les babanki, je tiens à vous dire merci pour tout ce que vous avez fait pour nous. Sachez que vous resterez éternellement dans nos mémoires et dans nos cœurs (les yeux de Nono se remplirent de larmes.) Vous servir a été un honneur et un plaisir, ajouta-t-il.

Nono avait de l’estime pour cet homme, qui jusqu’au bout avait servi les babanki avec fierté et honneur.

Obaté Kundayo livide hocha péniblement la tête avec son éternel sourire. Il réussit même à lever tant bien que mal la main droite pour tapoter affectueusement la joue de Nono. Puis, la main se détacha du visage de nono et, le temps qu’elle atteignit le lit, le roi avait fait un long soupire et ses yeux s’étaient refermés lentement.

Nono se releva rapidement, posa son oreille sur la poitrine du roi : rien. Il saisit le poignet, tata le pouls : il ne battait plus. Nono sentit une peur subite lui pincer le coeur. Il était dans de beaux draps. « Pourquoi avait-il fallu que le roi rende l’âme maintenant, en sa présence ? », s’interrogea-t-il.

Les choses se compliquaient pour lui. Bouleversé, il s’agitait dans tous les sens, posant les mains tantôt sur la tête, tantôt sur les hanches. À chaque instant, il s’attendait à ce que la porte s’ouvre et que Takàk lui mette la mort précipitée du roi sur le dos. On le traiterait de meurtrier, d’assassin. Il serait banni de Babangui. Il deviendrait la risée de toute la contrée. Le nom de sa famille serait traîné dans la boue. La mémoire de ses parents serait bafouée. Ses femmes seraient et ses enfants seraient humiliés, regardés avec un mépris outrageant. Était-ce le prix à payer pour la gloire ? Dès cet instant, Nono vit ses espoirs d’il y a quelques minutes s’envoler en fumée. Il se dirigea doucement vers la porte avec un air de chien battu, essayant de chasser ces inquiétudes de son esprit : « Pourvu que tout ceci n’arrive pas… », se murmura-t-il pour se réconforter. Mais au moment où il allait ouvrir la porte, un léger bruit, comme un accès de toux, l’incita à se retourner. Et lorsqu’il pivota sur lui-même, la scène qui se déroulait juste sous ses yeux le cloua bouche bée sur place. « Qu’est-ce que c’est que ça ? », s’interrogea-t-il d’un air totalement déconcerté.

Le cadavre de Obaté Kundayo, les yeux révulsés, était suspendu dans l’air au-dessus du lit. L’ensemble du corps était totalement couvert d’une lumière semblable à un éclair. Ses vêtements étaient devenus blancs comme neige. Aussi étonnant que cela puisse paraître, le corps qui tout à l’heure était sans vie continuait de respirer. Le corps eut même brusquement un accès de toux. Ensuite un violent spasme, comme s’il allait…

  • Yéééé ma’a léééé , s’exclama Nono encore plus scandalisé, car le cadavre de Obaté Kundayo venait effectivement de régurgiter un minuscule objet de la bouche… porte.

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