7 [Le va-et-vient de la marée]

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En ouvrant la porte, je trouve un gros colis sur le paillasson. Le livreur est finalement passé.

— C'est à ça que sert la chatière, si j'ai bien compris !

Je demande à Clymnestra si elle a enquêté sur la manière dont je faisais mes courses. Elle attrape un fou-rire et acquiesce. Je lui demande sur quoi d'autre elle s'est renseignée à mon sujet.

— Tout, affirme-t-elle.

Plus rien ne m'étonne. Il y a même quelque chose d'agréable à être en compagnie d'une personne qui me connais, enfin. Même si je ne l'ai rencontrée qu'aujourd'hui, j'ai l'impression que nul n'en a jamais su autant sur moi que Clymnestra.

Sans doute à cause de l'écho lointain du tic-tac des horloges, ma maison me paraît soudainement si vivante. Épuisée par cette journée éprouvante, je retire mon manteau et me laisse tomber de tout mon long dans le canapé.

— Tu n'as rien avalé, aujourd'hui, remarque Clymnestra. Tu n'as pas faim ?

En fait, je manque surtout de courage pour faire la cuisine.

— Ne t'en fais pas, me rassure-t-elle, je m'occupe de tout !

Comme si elle avait vécu ici toute sa vie, mon invitée ouvre mon colis, range mes commissions. Elle se sert dans mon réfrigérateur et mes placards. Je l'observe s'activer dans ma cuisine. Elle prend vite ses marques, semble-t-il. Je me demande ce qu'elle va faire à manger. Elle n'a tout de même pas été jusqu'à chercher des informations sur mes goûts culinaires ?

Les minutes défilent tandis qu'allongée sur le ventre, les bras appuyés sur l'accoudoir du sofa, je suis du regard chacun des mouvements de Clymnestra dans la cuisine. Enfin, elle me fait signe d'approcher. Je sens des odeurs familières, bien que je ne parvienne pas à définir leur nature exacte. Ça ressemble à des épices. Quoi que ce soit, ça me rappelle étroitement mon enfance. En m'avançant, j'aperçois les assiettes posées sur la table. C'est...

— Émincée de poulet au curry, confirme Clymnestra.

J'écarquille les yeux, immobile au milieu de la pièce. Je n'arrive pas à le croire ! Qu'elle ait enquêté sur moi, je ne le comprends pas, mais je peux le concevoir. Qu'elle soit allée jusqu'à prendre connaissance de mon plat favori, c'est complètement hallucinant !

Clymnestra fronce les sourcils :

— Ça ne te plaît pas ? s'inquiète-t-elle.

Je m'empresse de la rassurer. Bien sûr que si, ça me plaît ! Mais comment as-tu su ? D'ailleurs, je ne me rappelle pas avoir jamais eu de curry, ni même de riz dans mes placards. D'où a-t-elle sorti tout cela ? Clymnestra secoue la tête, son éternel sourire aux lèvres.

— À force de trop te poser de questions, dit-elle, tu oublies le plus important. Tu oublies de vivre.

En même temps qu'elle achève sa phrase, elle tire une chaise, m'invitant à m'asseoir. Je prends place devant mon assiette tandis qu'elle s'assied face à moi. Le doux parfums que porte la fumée me met immédiatement l'eau à la bouche.

— Concernant ce que tu as dans ton assiette, finit par m'éclairer Clymnestra, je te rappelle que nous sommes allées faire des courses, tout à l'heure !

Telle était donc la raison de notre détour au supermarché. Mon poulet au curry m'aura donc valu une syncope. Est-ce que ce n'est pas un peu cher payé ? La réponse devient une évidence dès la première bouchée. Ce plat est très différent de celui de mon enfance, et il n'a rien à lui envier. C'est comme si les mêmes aliments trouvaient un nouvel attrait, cuisinés par une personne différente. Le poulet au curry a je ne sais quoi de plus onctueux et de plus intense, aujourd'hui, mais je suppose que Clymnestra refusera de me révéler le secret de cette recette. Puisque je me délecte de mon repas, je me vois obligée d'ajouter à la liste des innombrables qualités de cette drôle de fille ses talents culinaires. Elle mériterait amplement mes compliments. Le bémol, c'est que je ne suis pas douée pour en faire. Alors, je me contente de lui dire que c'est bon, et même très bon. Ça semble la satisfaire.

Dès lors que nos deux assiettes sont vides, Clymnestra débarrasse la table et remplit l'évier d'eau chaude, pour la vaisselle. Laisse, lui dis-je. Ce n'est pas à toi de faire ça, Si j'avais besoin d'une femme de ménage, j'aurai de quoi embaucher quelqu'un.

— Mais tu préfères tout faire par toi-même, renchérit-elle, tant et si bien que tu te retrouves toute seule dans ton petit monde.

Je verse du savon dans l'eau chaude et plonge les assiettes dans l'évier. Tandis que je les astique, mon invitée poursuit sa réflexion. Postée juste à côté de moi, elle s'évertue à parler doucement, de sorte que je puisse lire aisément sur ses lèvres, même en ayant le nez dans ma vaisselle.

— Tu as toujours pensé que tu serais mieux, isolée dans ta grande maison, loin des autres personnes, en évitant tout contact avec le monde extérieur. Tu t'en es persuadée jusqu'à devenir une espèce d'agoraphobe. Mais il y a des choses que tu n'es pas capable de faire par toi-même. Faire des courses, entre autres. Heureusement pour toi, le livreur existe ! Ce qui est plus problématique, ce sont tes relations. Aucune ; tu n'as aucune relation. Et tu ne peux pas être ta propre amie. Tu n'arrives même pas à t'aimer. Tu peux admettre que tu te détestes, tu sais, il n'y a pas de honte à ça !

Je ne sais pas si je me déteste. Je ne me suis jamais posé la question. Tout ce que je sais, c'est que je ne suis pas quelqu'un que l'on peut apprécier. Je baisse les yeux et empoigne la casserole qui a servi à faire cuire le repas. Je me mets à la frotter énergiquement. Le malheureux ustensile fait les frais de mon énervement.

Clymnestra se rapproche. Son épaule cogne la mienne. Elle agrippe mes avant-bras et m'ôte les mains de l'évier. Du même coup, je lâche la casserole, qui tombe au fond de l'évier dans un léger choc. Je n'ai plus qu'une éponge en main. Je tourne alors la tête vers Clymnestra et mon nez manque de percuter le sien. J'ai un léger mouvement de recul, mais le meuble de cuisine m'empêche de m'écarter. Une nouvelle fois, les émeraudes éclatants de Clymnestra plongent dans mes yeux et me mettent terriblement mal à l'aise.

— La casserole ne t'a rien fait, me dit-elle doucement. Si tu veux vraiment passer tes nerfs, frappe-moi !

Je presse l'éponge dans mon poing, mes ongles s'y enfoncent et des coulées d'eau savonneuse s'en échappent.

— L'éponge non plus n'y est pour rien. Ce que j'ai dit t'a déplu. Tu es en colère. Alors, va-y, frappe-moi ! Insulte-moi, au moins !

Tout ce que je suis capable de faire, c'est de soutenir son regard. Je n'ai pas la volonté de m'énerver contre elle, même si ses propos m'ont blessée, parce qu'au fond de moi je sais qu'elle fait erreur. Je ne suis pas aussi seule qu'elle le prétend, dans mon monde. Je ne le suis plus, tout du moins, depuis qu'elle en a forcé la porte.

Ma colère n'étant déjà plus qu'un lointain souvenir, je dégage l'un de mes bras et appuie sans forcer mon éponge sur le visage de Clymnestra. Des amas de mousse glissent sur ses joues. Elle ne bronche pas. Face à son sérieux, je ne peux réprimer un petit rire.

— C'est tout ? s'étonne-t-elle.

Je hoche la tête. La drôle de fille se rince le visage et, pendant que je termine la vaisselle, se dirige dans le salon. Elle se poste devant la baie vitrée. Je ne tarde pas à la rejoindre.

— Tu as une belle vue, d'ici.

J'approuve.

— Je suis sûre que c'est encore plus beau, vu de dehors !

Joignant le geste à la parole, Clymnestra ouvre la porte et s'aventure dans la crique. Je la suis de loin. L'endroit est désert. De grandes côtes rocheuses bordent une plage de galets. Un petit escalier de pierre descend de ma terrasse, directement sur cette plage. Mis à part une flopée de crustacés et quelques mouettes, je suis habituellement la seule à venir ici.

Clymnestra s'assied dans les galets et retire ses chaussures. Parce que je ne sais pas quelle comportement adopter, je l'imite. La drôle de fille secoue gracieusement la tête et enfin le vent parvient à ébouriffer sa longue chevelure noire. Elle se met à fixer l'horizon. Suivant son regard, j'admire les vagues qui s'écroulent sur la plage et déplacent petit à petit les galets, l'écume qui se masse, s'épaissit et s'effondre, les gouttes d'eau qui giclent en cognant les roches et que le vent fait valser, un bref instant, comme en apesanteur. Je connais cet endroit par cœur. Je ne puis me lasser de sa beauté, pure et simple. Et pourtant, j'ignore tout des sonorités qu'abrite ce lieu.

Je tapote timidement l'épaule de Clymnestra, qui se tourne vers moi. Quel bruit font-elles, je demande, les vagues ? Ses yeux embrassent à nouveau l'océan qui s'étend à perte de vue. Sans plus m'adresser un regard, elle articule :

— C'est un bruit doux, aussi voluptueux que la marrée dans son va et vient, aussi léger qu'une caresse. Ça n'est rien de plus, en fait, que la mer qui s'avance pour lécher les rochers. Et, lorsque quelques vagues viennent lourdement s'écraser sur ceux-ci, on peut entendre comme un lointain gémissement, couvert par les clapotis des gouttelettes projetées par le choc...

J'essaye d'imaginer ces sons que me décrit Clymnestra. Mais tout ce que je puis me figurer, c'est la silencieuse caresse de l'eau sur la roche. Un frisson me parcourt le dos.

— Tu as froid ?

Je pensais qu'elle ne me regardait pas. Peut-être le faisait-elle du coin de l'œil. J'affirme que non, parce que, si je dis la vérité, Clymnestra insistera sans doute pour que nous rentrions, ce qui impliquerait de quitter l'endroit où je me sens le mieux. Afin qu'elle n'ait pas le temps de douter de ma réponse, je m'empresse d'engager la conversation. Si tu n'es ni agent immobilière, ni psychopathe, qu'est-ce que tu fais de ta vie ? Elle porte sa main à sa bouche pour rire.

— Je répare des trucs, lâche-t-elle.

Je lui demande quel genre de trucs. Vraiment tout et n'importe quoi, selon elle. Comme des horloges ? je m'enquis.

— Comme des horloges, oui.

Je m'informe sur sa famille, qu'elle me dit nombreuse et unie, ainsi que sur sa situation, qu'elle prétend stable. Je lui demande ensuite si elle a beaucoup d'amis.

— J'en ai suffisamment, m'avoue-t-elle.

Aucune de ces réponses ne peut justifier sa présence ici. En désespoir de cause, je l'interroge sur ses passions, qu'elle m'indique être l'escalade et la sculpture, avant de me retourner la question. Je ne sais pas trop quoi répondre. J'aime lire, j'aime apprendre des choses, il m'arrive également de faire quelques croquis. Voilà tout ce que je peux lui dire. Mais je n'irais pas jusqu'à parler de passion. Je n'ai jamais eu aucune passion, aucune flamme s'agitant dans mon cœur pour quelque raison.

Laissant mes pensées de côté, je réalise que Clymnestra me considère d'un air grave.

— Tu sembles pensive, Lara.

Je me mords les lèvres. Je m'habitue mal à lire mon prénom sur les siennes.

— Je crois que je sais ce qui manque à ta vie...

Je fronce les sourcils, attendant que Clymnestra me dévoile le fond de sa pensée. Au lieu de quoi elle se redresse, passe un bras sous mes genoux, l'autre dans mon dos, et me soulève. Dans un premier temps, je ne comprends pas ce qui se passe. Même lorsque je m'en rends compte, je demeure trop surprise pour réagir. Clymnestra m'adresse un petit clin d'œil et achève sa phrase.

— De la fantaisie !

J'ai peur de ne pas saisir. Néanmoins, parce que je crains de tomber, je m'accroche à son cou. Elle en profite pour glisser l'une de ses mains dans la poche de mon sweat-shirt d'où elle retire ma montre. Elle pose l'objet sur un gros rocher, lisse et sec. Après quoi, elle me porte jusqu'à la mer. Les yeux rivés sur le sol, je vois les pieds de Clymnestra s'enfoncer dans l'eau. Ses chevilles puis ses mollets sont progressivement engloutis par les flots. Enfin, quand l'eau arrive à hauteur de ses genoux et que les vagues commencent à grimper sur ses cuisses, elle se stoppe. Je l'interroge du regard. Avant que je m'en sois rendue compte, Clymnestra m'a jetée à l'eau.

Je tombe en arrière et suis emportée vers le fond. Le sel pénètre dans mes yeux et m'oblige à les fermer. En deux mouvements de brasses, je remonte à la surface. La drôle de fille m'observe, le rire aux lèvres. Elle ne s'en tirera pas si facilement ! Profitant d'un moment où elle remet en place une mèche de cheveux, je me jette entre ses jambes et la précipite le buste en avant dans l'eau. Le visage de Clymnestra embrasse la mer. Elle reprend cependant son équilibre avant de couler. De nouveau sur pied, elle riposte à coups de grandes éclaboussures, que je me fais une joie de lui rendre. Ce n'est qu'après une bataille aussi acharnée que bonne enfant que nous regagnons la plage, essoufflées, les cheveux en bataille, les habits gorgés d'eau et de sel. Je récupère ma montre là où elle est restée. Le vent est plus frais, à présent. Afin d'éviter d'attraper froid, nous préférons rentrer.

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