8 [Cacophonie]

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À peine avons-nous passé la porte que Clymnestra ôte son tee-shirt. Le tissus trempé de son soutien-gorge lui colle à la peau. Comme je le pensais, elle est plutôt plate, ce qui ne m'empêche pas d'être embarrassée.

— Tu aurais des fringues à me prêter ? me demande-t-elle.

Mes vêtements seront sans doute un peu amples pour elle, mais je peux lui trouver quelque chose à se mettre sur le dos.

Pendant que je vais lui chercher des habits, Clymnestra s'enferme dans la salle de bain pour se laver et débarrasser son corps du sel marin. Il me faut un certain temps pour lui choisir une tenue. Je finis par lui apporter des sous-vêtements propres, un short en jean et un tee-shirt dont l'imprimé représente une portion de galaxie. Je ne peux qu'attribuer celui-ci à une personne ayant un prénom aussi céleste que le sien.

Lorsque j'arrive à la salle de bain, la porte est déjà ouverte. Clymnestra est assise sur le bord de la baignoire, enroulée dans une serviette. Je lui tends timidement la pile de linge propre et, voyant qu'elle s'apprête à se vêtir sur le champs, je me détourne pour ne pas la voir nue. Vraiment, ce n'est pas la pudeur qui l'étouffe !

Une fois habillée, elle me réclame un peigne soufflant. Tout en le lui passant, je songe que je devrais encore patienter un moment avant de me laver à mon tour. Tandis qu'elle branche le sèche-cheveux, Clymnestra désigne la baignoire du menton.

— Tu peux y aller, tu sais.

Je me raidis, au comble de la gêne. Mes mains tremblotent lorsque je lui réponds. Pas devant toi ! Visiblement, cette situation ambiguë amuse mon hôte.

— Tu as quelque chose à cacher, Lara ?

De quelle planète vient-elle ? Il est tout de même légitime de ne pas vouloir se dévêtir devant une autre personne, sans nécessairement avoir quoi que ce soit à cacher ! Clymnestra allume le sèche-cheveux, sur la puissance minimale. Je vois clair dans son jeu. Je la connais suffisamment à présent pour savoir ce qu'elle a en tête : elle compte prendre le plus de temps possible pour me forcer à faire ma toilette devant elle. Ce plan me paraît terriblement malsain !

Cependant, je suppose que tout cela s'inscrit dans la continuité des événements survenus aujourd'hui. Je ne sais pas du tout ce qui la motive, mais je suis certaine que Clymnestra est venue briser ma routine. Je pourrais simplement la prendre pour une vicieuse, à l'heure actuelle. Mais en fait, je crois qu'elle cherche à me mettre mal à l'aise, en prononçant mon prénom de plus en plus fréquemment, en m'obligeant à me dénuder en sa présence, juste pour voir si je suis capable de laisser derrière moi mes complexes. Je sais qu'il est inutile de résister, non seulement parce que je serai lassée avant elle, mais aussi parce qu'elle ne me veut aucun mal. Néanmoins, avant de m'exécuter, je m'assure de ses intentions. C'est juste pour vérifier que je suis bien dans ma peau, n'est-ce pas ? Clymnestra approuve d'un bref hochement de tête.

Convaincue que j'apporte là la meilleure preuve de mon bien-être, je me défais de mes vêtements et rentre dans la baignoire, où j'entreprends de me doucher. L'eau inonde les pores de ma peau et en éjecte les impuretés qu'y a glissées la marrée. Je passe mes mains dans mes cheveux et tente de les démêler en tirant vainement dessus. Mes mèches semblent soudées les unes aux autres, formant des édifices dont les sel est le ciment.

Clymnestra, qui a enfin terminé de se sécher les cheveux, s'assied sur le rebord de la baignoire. Elle s'adresse à moi, en me regardant dans les yeux sans une once d'embarras.

— Comment fais-tu, d'habitude ?

Je crois qu'elle a remarqué quelle difficulté j'éprouvais. Un petit rire secoue mes lèvres. D'habitude, personne ne me jette à l'eau !

— Laisse-moi t'aider, alors, pour me faire pardonner.

De toute manière, je vois mal comment elle pourrait me mettre davantage mal à l'aise. J'accepte l'aide de Clymnestra et en profite pour m'asseoir dans la baignoire. Ainsi, je me sens un peu moins vulnérable. La drôle de fille vide le fond de la bouteille de shampoing sur mon crâne, en prenant garde à ne pas m'en mettre dans les yeux. Puis, avec douceur et application, elle lave ma chevelure mèche après mèche, masse le haut de mon crâne et me fait pencher la tête en arrière afin de rincer la mousse. Je devais avoir quatre ou cinq ans la dernière fois qu'on m'a assisté dans ma toilette. À cette époque, je n'avais pas autant de formes à cacher. Malgré tout, je suis décontractée, à présent. J'ignore si c'est parce que Clymnestra ne m'a pas dévisagée comme je m'attendais à ce qu'elle le fasse, ou si c'est grâce à ses doigts de fée. Le fait est que, quand je me lève pour sortir de la baignoire, je n'éprouve plus de gêne à me tenir déshabillée devant elle.

Me regardant toujours comme si de rien n'était, Clymnestra déplie devant moi une serviette dans laquelle je me réfugie en vitesse. Elle se saisit alors du peigne soufflant, resté près du lavabo.

— Assieds-toi, je vais te sécher les cheveux.

J'essaye de lui dire que je peux me débrouiller, mais elle m'interrompt :

— Tu n'as pas à tout faire par toi-même, Lara. Ce n'est pas tout les jours qu'on s'occupe de toi !

Puisque ça semble tant lui tenir à cœur, je prends place sur le rebord de la baignoire, exactement là où Clymnestra se trouvait il y a quelques instants, et lui permets de se charger de mes cheveux. Elle s'applique tout autant que pour me les laver. Je sens ses doigts glisser entre mes mèches, frôler mon crâne. Le souffle chaud du sèche-cheveux me caresse la nuque. Je me sens juste bien. Détendue. Je ne pense plus à rien. Je prends peu à peu plaisir à me laisser faire. Mes cheveux sont mêmes secs trop vite, à mon goût, avant que j'ai pu pleinement profiter de me faire dorloter.

Clymnestra range le sèche-cheveux et s'empresse de venir s'asseoir à mes côtés.

— Tu sais, me confie-t-elle, la plupart des gens détestent le vacarme des peignes soufflant. La plupart des gens estimeraient que tu as de la chance de ne pas l'entendre. Mais moi – je dois être bizarre – j'adore tout simplement cette sonorité entêtante et incessante qui assaillit mes oreilles à chaque fois que je me sèche les cheveux ! Elle m'empêche d'entendre le monde, j'oublie tout ce qui se trouve autour de moi. Elle m'empêche de m'entendre réfléchir, de penser, de me souvenir. J'oublie peu à peu jusqu'à ma propre identité, pendant quelques brèves secondes, lorsque je me sèche les cheveux. Pendant ce court instant, je suis en-dehors du monde. Je suis triste que tu ne puisses pas ressentir ça !

Je pose ma main sur le bas de sa cuisse et lui adresse un léger sourire. Je ne pensais plus à rien, moi non plus, pendant que tu me séchais les cheveux. Je suis plongée dans le silence, mais je suis capable de ressentir un tas d'autres choses. Mes propos semblent la rassurer. Je crois qu'elle s'inquiète vraiment de mon bien-être. Alors pourquoi prend-t-elle tant de plaisir à me mettre dans l'embarras ? Je me risque à lui poser une question. Pourquoi est-ce que tu ne m'as pas dévisagée, tout à l'heure ?

— Pourquoi l'aurais-je fait ?

Ça paraît évident. J'étais nue ! Si les rôles avaient été inversés, je n'aurais pas pu m'en empêcher.

— Est-ce que tu es soulagée, ou bien est-ce que tu es déçue que je ne t'ai pas dévisagée ? Parce que, si je ne m'abuse, tu as l'air déçue.

Je ne veux pas répondre à cette question. Je ne sais pas trop bien moi-même quelle réponse y apporter. D'un côté, je suis soulagée, parce que ça ne m'aurait pas aidée si elle m'avait regardée fixement. Mais c'est vrai qu'inexplicablement je suis aussi un peu frustrée qu'elle ne l'ai pas fait.

La main de Clymnestra vient se poser sur la mienne.

— Lara, ça n'est pas parce que je ne t'ai pas reluquée que je ne t'ai pas vue !

Elle se lève tout aussitôt et me tire par le bras pour me contraindre à faire de même.

— J'ai remarqué qu'il n'y avait qu'un seul miroir, dans cette maison. Est-ce une volonté de ta part, Lara ? Qu'est-ce que tu as à te reprocher, pour ne même pas vouloir croiser ton propre regard ? Dis-moi ! Non ! Tu sais quoi ? Puisque ce miroir est dans cette pièce-même, regarde-toi dedans ! Regarde-toi et essaye de te voir exactement comme je te vois !

Clymnestra me pousse au-devant du miroir. Je me suis déjà confrontée plus d'une fois à mon visage. À chaque fois que je me coiffe ou que je me maquille, je rencontre ce même miroir. Qu'est-ce qu'elle pense que ça changera, si j'y jette encore un œil ?

— Regarde-toi attentivement !

Oui, je me regarde. Je suis couverte uniquement d'une serviette de bain, dont dépasse des épaules osseuses et tombantes. Des clavicules apparentes se dressent jusqu'à mon cou, long et fin, à travers lequel on distingue clairement la trachée. Ce cou soutient un visage long. Ses joues sont pâles. Ses cernes profondément marquées font paraître ses yeux, déjà légèrement globuleux, encore plus immenses. Son crâne est coiffé d'un tas de cheveux blonds qui dégringolent de chaque côté de ce visage et l'encadrent en bataillant. Derrière mon reflet, j'entrevois celui de la jolie Clymnestra.

— Je t'ai demandé d'essayer de te voir comme moi je te vois.

Sans me laisser le temps d'y réfléchir, la drôle de fille m'attrape le menton et me relève la tête, de sorte que je me retrouve les yeux dans les yeux avec moi-même, en pleine confrontation. Alors seulement, je découvre un regard qui m'était, sans m'être inconnu, peu familier; un regard que je n'ai cessé d'éviter, sans en avoir conscience, même lorsque je me regardais dans le miroir. Je vois ce que je suis. Je suis quelqu'un qui souffre, qui endosse le poids de ses souffrances et se laisse écraser par ces dernières. Est-ce que Clymnestra me voit de manière si pitoyable, elle aussi ?

J'aperçois le reflet de la jolie brune qui s'avance dans ma direction. Elle passe le pouce sur ma joue pour recueillir une larme échappée de mon œil.

— Tu n'y arrives pas, soupire-t-elle.

Qu'elle m'excuse ; je fais ce que je peux !

— Qu'est-ce que tu vois ? me demande-t-elle.

Je préfère détourner mon regard du miroir avant de répondre. Je vois à quel point je fais pitié. Je n'aime pas l'idée que tu aies pitié de moi. Clymnestra me redresse la tête. Me voilà une nouvelle fois confrontée au miroir. Et, sans que je m'y sois attendue, la drôle de fille passe ses bras autour de mes épaules et me serre contre elle, appuyant son crâne contre le mien. Je la fixe à travers le miroir, comme par peur de baisser la tête vers elle. Il est pourtant probable qu'elle l'ait remarqué, car ses lèvres s'agitent.

— Je n'ai absolument pas pitié de toi, Lara. Tu es une personne magnifique, et c'est ça que j'aurais aimé que tu voies.

À ces mots, je me retourne vivement, me dégageant de son étreinte. Je fusille Clymnestra du regard. Est-ce qu'elle se moque de moi ?

— Tu ne peux pas le voir ? Tant pis ! L'important, c'est que moi je le sache !

Elle me sourit, avec une sincérité si flagrante que je m'en veux de l'avoir repoussée. Je baisse la tête. Nous avons passé assez de temps dans cette salle de bain. Je suis fatiguée d'essayer de comprendre. Je dis à Clymnestra de se choisir la chambre qu'elle veut pour la nuit. Ce ne sont pas les chambres inoccupées qui manquent, ici ! Pour ma part, je vais aller me coucher.

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