9 [La profondeur du Silence]

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À peine ai-je passé la porte de ma chambre que je m'écroule comme une masse sur le lit. J'attrape mollement la couverture et la jette par-dessus moi avant de m'enrouler dedans sans même prendre la peine de me vêtir. Les yeux fermés, je suis sur le point d'entrer dans mon premier sommeil, lorsque je ressens une vibration à peine perceptible : on ouvre le battant de ma porte. Je ne bouge pas. Je ne dois ni me retourner, ni même ouvrir les yeux. Peut-être que si je fais semblant de dormir...

Le matelas bouge légèrement. Je crois que Clymnestra vient de s'installer à côté de moi. Ses doigts caressent ma joue. Il n'en faut pas plus pour me faire réagir. Je me redresse d'un bond, en attrapant son poignet au passage.

— Excuse-moi... Je ne savais pas si tu dormais...

Sans la lâcher, je l'interroge du regard. Clymnestra se justifie en se tordant les doigts :

— Tu m'as dit que je pouvais choisir la chambre que je voulais. Tu n'as pas précisé que je n'avais pas le droit de choisir celle-ci, alors...

J'aurais dû m'y attendre, venant d'elle. De toute façon, elle finira par avoir ce qu'elle veut, comme toujours. Autant céder tout de suite ! Au moment où je l'autorise à rester, je remarque une expression particulière dans ses yeux. Ce n'est pas évident à voir, comme si elle s'évertuait à la contenir. Est-ce qu'elle me dévisage ?

Je baisse les yeux et constate que la serviette qui me couvrait a glissé avec ma couverture. Sans un mot, Clymnestra prend le tissus du bout des doigts et le réajuste pour cacher ma poitrine. Mes joues s'embrasent. Je n'ai qu'une envie : enfouir ma tête dans le matelas pour dissimuler toute éventuelle rougeur. Mais, avant que j'aie le temps de faire quoi que ce soit, Clymnestra agrippe mes poignets, me regarde droit dans les yeux et commence à parler.

— Je suis d'un naturel sociable. Je parle facilement aux autres. Je parle tout le temps, de tout et de rien. J'ennuie probablement beaucoup de monde.

Faute de pouvoir me servir de mes mains, je secoue la tête pour la contredire.

— Oh, je sais ce que tu penses ! Tu donnerais beaucoup pour pouvoir parler, toi aussi. Et tu es sans doute persuadée que tu es la plus ennuyeuse de nous deux, simplement parce qu'aucun son ne peut sortir de ta bouche. C'est ce que tu penses, pas vrai ?

J'acquiesce d'un hochement de tête, sans comprendre ce qu'elle espère me démontrer.

— J'ai parlé avec énormément de gens, au cours de ma vie, des gens qui me répondaient, avec des mots, de manière longue ou brève, lente ou rapide, avec des sons, des voix si différentes, avec qui j'ai échangé des tas d'idées, sur des tas de sujets. Mais malgré tout ça, Lara, je n'ai jamais eu le sentiment d'avoir trouvé ce que je recherchais. Tu dois connaître cette sensation, toi aussi : savoir que tu es capable de communiquer avec un tas de personnes et ne pas y trouver d'attrait; penser qu'il y a quelque chose de plus, quelque part, quelque chose de plus exaltant, qui puisse te faire voir le monde sous un nouvel angle.

Je comprends ce qu'elle veut dire. Je le comprends parfaitement. Elle lâche mes mains. J'en profite pour lui dire que, lorsque j'étais dans un établissement spécialisé, je n'avais pas envie de communiquer avec les autres enfants muets, parce que j'attendais quelque chose de plus, tout comme elle. Mais ça ne devait pas être la même chose.

— Qui sait ! Qu'est-ce que tu attendais, Lara, sans pouvoir le trouver ?

Quelqu'un qui m'aurait délivrée du monde du silence...

— Le monde du silence ? répète-t-elle.

Elle me regarde dans le fond des yeux, pendant quelques secondes. Ce laps de temps si court paraît durer une éternité. C'est comme si le temps s'était arrêté, à nouveau. Sommes-nous revenues dans le monde où nous nous sommes rencontrées ce matin ? C'est comme si nous étions entre deux univers, comme si la frontière n'existait plus.

— Je comprends mieux. Il y a quelque chose que je voulais te dire. C'est que, quand je te parle, Lara – si on peut dire ça comme ça –, c'est différent. Avec toi, tout semble avoir une nouvelle dimension. Depuis ce matin, je me demande si tout ce que je vis est réel, tellement c'est étonnant. Je viens de réaliser que rien n'avait jamais été aussi réel. J'aime ton silence, parce qu'il est plus profond que tous les mots que les autres sont capables de prononcer. J'aime creuser en toi et découvrir sans cesse de nouveaux mystères, toujours plus fascinants. J'aime essayer de plonger dans ton esprit, avoir l'impression de te comprendre sans que tu aies besoin de dire les choses.

Je ne parviens pas à détacher mon regard de Clymnestra, et encore moins à trouver quoi lui répondre. Si je m'attendais à ça ! Quelqu'un qui trouve que le silence est... profond. Elle me trouve profonde ! Je devrais probablement lui dire à quel point je l'admire, à quel point je suis heureuse de la connaître. Il faudrait que je lui fasse savoir ce que je ressens. Mais je ne trouve pas le moyen. C'est stupide. Je ne la connais que depuis ce matin et je me suis attachée, sans même m'en rendre compte, à cette drôle de fille.

Incapable de m'exprimer, je me laisse tomber en avant et passe mes bras autour de sa taille. Clymnestra me rend mon étreinte. Ainsi collée à mon ange gardien, je me sens en totale sécurité. Je n'ai plus envie de bouger. Le sommeil me rattrape avant que je ne l'ai vu venir. J'oublie peu à peu tout ce qui m'entoure. Il n'y a plus que mes rêves et la chaleur du corps de Clymnestra.

Je suis réveillée, mais le sommeil me retient encore. Je n'ouvre pas les yeux. Je sens le matelas, les couvertures autour de moi : je suis dans mon lit. Une masse à moitié roulée en boule contre ma hanche; ce doit être ma serviette de bain. Et il y a un souffle chaud, près de moi, un corps autour duquel mes bras se trouvent encore. Clymnestra. Rassurée de la savoir près de moi, je n'ai définitivement plus envie de quitter le lit. Je décide de renouer avec le sommeil et me blottis un peu plus contre elle, ma tête posée contre ses clavicules.

Mon esprit est en train de rejoindre le pays des rêves, lorsque Clymnestra se redresse dans un violent sursaut. Je tressaillis du même coup. Le cœur battant, le regard inquiet, je m'empresse de m'informer sur ce qui se passe. Clymnestra laisse échapper un bâillement, passe sa main sans ses cheveux ébouriffés et déclare :

— Le réveil m'a pris par surprise.

Elle a dû activer la sonnerie par erreur en le remettant à l'heure. Je jette un œil au cadrant et m'aperçois, non sans surprise, qu'il est tout juste minuit dix. Je suis consciente de m'être endormie tôt, mais j'étais certaine d'avoir dormi plus longtemps.

— Je n'ai plus sommeil, déclare Clymnestra.

Moi non plus. Est-ce qu'on peut discuter ? J'ignore d'où me vient cette envie soudaine. J'ai l'impression de porter un fardeau trop lourd pour moi, d'avoir les épaules écrasées par le poids du passé, de toutes ces années de silence perpétuel. N'est-ce que l'engourdissement au sortir du sommeil, ou bien suis-je réellement à bout ? Je ne sais pas. Je joue un court instant avec mes doigts, afin d'échauffer toutes mes articulations, puis j'entame le récit de ma vie. Mon enfance solitaire, mon exclusion, les tensions avec les autres enfants, avec mes propres parents, mon amitié avec Mya, les années passées avec des gens comme moi, prétendus anormaux, mon long exil dans le monde du silence... Je lui dévoile tout, dans les moindres détails, livrant toutes mes craintes, toutes mes peines, toutes mes blessures, pour finalement en venir au jour où tout a changé. Hier, tout a changé. Une drôle de personne a débarqué chez moi, sans passer de colis par la chatière comme l'aurait fait le livreur. Elle s'est immiscée dans ma vie, malgré moi. Elle m'a vraiment agacée, au début, et puis elle a pris de l'importance. Le mur qui me retenait en-dehors du monde s'est écroulé. Tu l'as abattu, Clymnestra. Tu as tout chamboulé, tu m'as arrachée au silence. J'ignore quel est ton but mais... Clymnestra me saisit par les poignets pour me couper la parole.

— Je veux juste que tu sois heureuse, Lara. C'est mon seul et unique but.

Elle me lâche les mains. Mais je suis trop interloquée pour reprendre ce que je disais avant qu'elle ne m'interrompe. Que je sois heureuse ? C'était sa seule motivation depuis le début ? Mes mains sont tremblantes, mes mouvements rapides et imprécis. Mais je suis heureuse ! J'espère qu'elle a tout de même compris. Je le reformule, plus calmement. Je suis heureuse, maintenant, grâce à toi ! Mon cœur cogne dans ma poitrine, de plus en lus vite et de plus en plus fort, me mettant affreusement mal à l'aise. La joie et la peur se bousculent en moi, sans qu'aucune des deux ne l'emporte sur l'autre, créant un sentiment des plus étranges. Je finis par appuyer ma main contre mon cœur, comme pour tenter d'en atténuer les battements.

Clymnestra m'observe, un sourire malicieux au coin des lèvres. Elle s'empare de la montre, posée sur ma table de chevet, et la porte à son oreille, pour entendre le son des aiguilles. Puis, tenant toujours l'objet, elle vient poser sa main contre ma poitrine. Les battements de mon cœur s'intensifient. Elle hoche la tête et affirme, très sérieusement :

— Il est réparé.

Mon cœur ? Réparé ? Le temps que je comprenne, Clymnestra s'est levée et a pris la direction de la porte. Je lui demande où elle va, je la supplie de rester. Cependant, dos à moi, elle ne voit aucun de mes signes. Je la suis de loin, la regarde descendre l'escalier, passer la porte et remontrer dans sa voiture, laquelle ne tarde pas à disparaître sur le chemin. Alors, seulement, toujours vêtue de ma serviette de bain, je trouve la force de courir après elle. Mais il est déjà trop tard. Je m'écroule sur la route et me mets à pleurer, seule au beau milieu de la nuit.

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