2 [Le tic-tac des pendules enfin remises à l'heure]

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Comme si elle était ici chez elle, l'inconnue pénètre dans le salon, décroche l'horloge suspendue au-dessus de la cheminée et efface un décalage de quelques secondes. Toutes les pendules y passent : de la minuterie du four aux petites horloges qui se trouvent dans ma salle de bain et mes toilettes, en passant par celle au cadrant cassé qui est entreposée dans la buanderie, entre le sèche-linge et le chauffage central. L'inconnue emprunte ensuite l'escalier qui mène à la cave. Moi-même je n'y descends jamais. Il y fait trop sombre, trop froid et tout y est en désordre. Ça ne la rebute pas. À la manière d'une archéologue, elle fouille le sous-sol de fond en comble et débusque un nombre phénoménal de réveils rouillés et de vieux coucous. Les uns après les autres, elle entreprend de les réparer. En retrait dans la pénombre, je l'observe. Perchée sur un tas de bazar, juste sous l'ampoule dont la lumière, par moment, commence à s'estomper, elle s'active avec minutie. Elle démantèle, décortique, dissèque même peut-être toutes ces vieilles machines. Avec des outils de fortune, piochés au hasard dans le désordre de la cave, des pièces volées à d'autres objets ou qu'elle échange d'une horloge à l'autre, elle défait et reforme chaque mécanisme comme un vulgaire puzzle. Une fourchette tordue devient un outil multifonctions, qu'elle choisit selon les circonstances de transformer en levier ou en tourne-vis.

Enfin, elle bondit de son perchoir, les bras chargés de cadrants remis à neuf, sur lesquels les aiguilles galopent à nouveau. Elle s'avance vers moi et décharge quelques horloges entre mes mains. Elle me fait signe de remonter. Trop interloquée pour me souvenir que je suis ici chez moi, j'obéis sagement. En quelques marches, nous retrouvons la lumière du jour. Là, je laisse l'inconnue placer les engins sur un bahut comme elle l'entend. Après quoi, elle prend la direction de l'étage. Dans ma chambre comme dans toutes celles qui demeurent inoccupées depuis fort longtemps, elle déplace les aiguilles, essuie les cadrants, huile les rouages. Et bientôt ma maison se remplit de tous les tic-tac des horloges qui chantent en chœur. Mais comme toujours, je ne devine que de faibles vibrations.

Toutes mes pendules remises à l'heure, je raccompagne l'inconnue au rez-de-chaussée, lui adresse un sourire de remerciement, lui sers la main aussi chaleureusement que possible et lui ouvre la porte pour l'inviter à sortir. Mais, contre toute attente, elle tend le bras afin de repousser le battant. Elle m'adresse un regard amusé et secoue lentement le doigt en l'air. Que veut-elle ? Elle avance vers moi sa paume ouverte et me fait un signe : donne. Lui donner quoi ? Elle fronce les sourcils. Ça lui donne l'air sévère. Je me sens comme une gamine qui ne comprend pas de quoi on l'accuse et culpabilise d'une pseudo-bêtise dont elle ignore tout. Je finis par hausser les épaules avec agacement. Je vois à son expression que mon interlocutrice remarque mon incompréhension. Aussitôt, elle me bondit dessus, plonge sa main dans la poche de mon sweat-shirt et en extirpe une grosse montre à gousset. Ce n'est pas un objet de grande valeur, mais je le considère comme tel. J'ai trouvé cette vieille montre dans le vide-ordures de l'immeuble où je vivais étant plus jeune. Elle déraillait déjà à cette époque. Ça ne s'est pas amélioré depuis. Les aiguilles tournent toutes seules à la moindre secousse et, vu les innombrables choses qui paraissent s'entrechoquer à l'intérieur, je n'ose même pas imaginer l'état du mécanisme.

L'étrange fille fait tourner l'objet entre ses doigts. Elle l'examine sous tous ses angles, l'air grave. Elle relève la tête avec lenteur, me regarde droit dans les yeux, et m'annonce le diagnostic.

— Il y a urgence.

Je frémis. Je tente vainement de lui arracher la montre des mains. Fichue ou non, je veux la récupérer ! Mais l'inconnue fait volte-face et passe dans le salon. Là, elle commence à faire les cent pas entre la cheminée et le sofa. Le film a continué en mon absence. Je suis rassurée de constater que le générique s'est mis en route . Je n'aurais pas voulu passer pour une sentimentale !

La jeune femme tire les rideaux d'un coup sec et se laisse tomber sur le sofa, la montre posée au creux de ses mains jointes. Je viens timidement m'asseoir à ses côtés et contemple solennellement la dépouille de la petite machine. La fille brandit soudain la fourchette tordue. Tout ce temps, elle l'a gardée coincée dans le haut de sa jupe. Elle s'en sert pour ouvrir ma montre. Le mécanisme qui se dévoile à nos yeux me paraît bien complexe. Elle se penche sur l'objet et l'inspecte à nouveau, avec une concentration inébranlable. Puis elle colle son oreille dessus et l'écoute attentivement. Elle en vient même à caresser la montre sous toutes ses facettes et à en humer le parfum. Cette douteuse auscultation terminée, elle empoigne la fourchette et entame l'opération, sans hésitation. Et sans anesthésie. Pas pour la montre, bien sûr, mais pour elle. La drôle de jeune femme sauve mon objet fétiche en un temps record et, par inadvertance, s'entaille le pouce. La fourchette s'écrase au sol, le sang jaillit comme une vague et inonde les pores de sa peau. Mon regard se braque un bref instant sur les aiguilles de la montre qui ont repris leur course folle. Ça y est; le temps est revenu dans le monde du silence ! Le ruisseau rouge qui dévale le doigt de l'inconnue m'empêche pourtant de m'en réjouir à ma guise. Je me lève, lui confisque la montre que je remets dans ma poche et la tire par le poignet hors du sofa. Je la conduis jusqu'à la salle de bain où je lui donne de quoi se désinfecter, puis lui mets un pansement.

Tout est réglé, me semble-t-il. Une fois encore, je m'apprête à raccompagner l'inconnue dans le hall et à la remercier. Et à nouveau, elle se dérobe. Elle s'en retourne vers le salon et reprend place dans le canapé. Je me laisse tomber à côté d'elle, consternée. Quel est le sens de tout cela ? Je tourne la tête vers elle et la fixe, dans le fond des yeux, essayant de lire en elle une quelconque explication. Alors, elle m'adresse encore un sourire, me tend la main et articule :

— Je m'appelle...

Je ne parviens pas à saisir son nom. Elle le répète plus lentement, en détachant les syllabes. Limenta, c'est ce que je comprends. Ça me paraît bizarre. Je fronce les sourcils et me répète mentalement ce mot : Limenta. Le fait qu'une étrange jeune femme ait un drôle de prénom n'aurait rien d'étonnant. Seulement, je continue de penser que ce n'est pas ainsi qu'elle s'appelle. Elle soupire, se relève et se dirige vers le hall. Peut-être va-t-elle partir, cette fois ! Non, elle glisse la main à l'intérieur de son manteau, dans une large poche. Elle en sort une ardoise et un feutre. Quel besoin aurait-elle de garder cela sur elle ?

La jeune femme revient s'installer sur le sofa. Elle ôte le bouchon du feutre et écrit sur l'ardoise Clymnestra. Je n'ai jamais eu connaissance d'un pareil nom, mais je conviens qu'il est taillé pour elle. Clymnestra, ça sonne comme quelque chose de céleste. Et elle, cette fille qui débarque de nulle part, comme une sorte de mirage, le porte à merveille. Elle m'adresse un petit signe de tête et remue les lèvres.

— Et toi ?

Je ne réponds rien. Je reste de marbre, figée, prisonnière de ma bulle. De toute façon, les gens n'ont pas de nom dans le monde du silence. À quoi servirait un nom que l'on ne prononce pas ? Ici, personne n'appelle personne. Et les appels, s'il y en a, on ne les reçoit pas.

Clymnestra me tend l'ardoise, que je décline d'un geste de la main. Elle n'insiste pas. Nous restons assises quelques minutes sur le canapé, sans un égard l'une pour l'autre, isolées dans deux mondes que sépare la barrière du son. Je ne vois pas ce que cette prétendue Clymnestra attend de moi. Et je ne suis pas en mesure de lui apporter quoi que ce soit, de toute manière. La rage monte en moi. Une rage que je n'ai pas ressentie depuis des lustres. Une rage qui me renvoie quelques années en arrière, à l'époque où j'essayais désespérément d'établir le contact avec les gens de mon âge. Et plus j'essayais, plus je prenais conscience du gouffre qui se creusait entre la société et moi. Ce gouffre, cette incapacité à communiquer, tout ce que je me suis évertuée à faire disparaître de ma vie en m'enfermant dans cette maison, je les retrouve aujourd'hui. Comme avant, mon silence me pèse et m'écrase. Les douleurs passées reviennent à moi comme des boomerangs et m'assènent de violents coups — me battent pour me punir de les avoir chassées.

Soudain, la colère me fait bondir du canapé. Les larmes au bord des yeux, les joues en feu, je me tiens devant Clymnestra. Parce que j'ai besoin de m'exprimer et que je ne connais aucun autre moyen, j'emploie le langage des signes et lui ordonne de quitter ma demeure sur le champs. Elle me fixe, sans broncher. Suis-je bête ? Elle n'a rien compris à ce que je viens de dire ! Comme si elle comprenait le langage des signes !

Clymnestra se redresse calmement et me fait face. Elle agite les mains. Pas possible ! Cette cinglée le parle couramment ! Je ne compte pas bouger d'ici, me dit-elle. Elle se dirige dans le hall et brandit le combiné du téléphone. Si tu veux me chasser, tu peux toujours appeler la police ! Elle me sourit malicieusement. Ça, c'est trop fort ! Cette connasse se fout de ma gueule ! Évidement que je me vais pas appeler la police. Je leur parlerais comment ? En morse ? Ils vont juste penser que c'est une mauvaise farce.

Je soupire. Maintenant que je sais comment m'adresser à elle, je lui demande ce qu'elle veut. Elle secoue la tête d'un air amusé. Elle se fout vraiment de moi ! Clymnestra s'avance, me saisit les mains et plonge ses yeux dans les miens. Ce vert intense... J'ai l'impression de m'y noyer. Ses lèvres bougent.

— Je veux que tu sortes.

Que je sorte ? Dans le jardin, par exemple ? J'ai le malheur de poser la question. Clymnestra éclate de rire. Honteuse, c'est le seul mot qui peut me qualifier à cet instant. Avec des signes cette fois, mon interlocutrice m'indique : Non, je veux t'emmener faire une promenade... Son sourire s'élargit. Des étincelles éclosent dans le vert de ses yeux qui se métamorphosent en deux émeraudes éclatants. En ville !

Je frémis. La ville, je n'y ai pas mis les pieds depuis des années, et je n'ai jamais eu la moindre intention d'y retourner. Si j'accepte, je lui demande, tu me foutras la paix, après ? Elle acquiesce.

Clymnestra ne me laisse pas vraiment le choix. Je ne tiens pas à ce qu'elle prenne ses quartiers chez moi et envahisse mon espace vital. Soit, j'irai faire une promenade avec elle. Puis, je retournerai tranquillement me complaire dans mon isolement.

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