3 [La maison du Silence où seules bruissent les pages]

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La voiture s'arrête. Si je pouvais parler, je hurlerais « Libération ! », faute de quoi je dois me contenter de le penser très fort. La portière s'ouvre. Clymnestra me la tient le temps que je sorte et la referme derrière moi. C'est bon, je peux le faire toute seule. Ignorant ma remarque, la drôle de fille m'attrape le bras et me traîne en direction d'un grand bâtiment : une bibliothèque.

Ses immenses murs clairs s'étendent sous mes yeux, les étages s'enfilent comme pour toucher le ciel, des colonnes se dressent de toutes parts, des arches naissent sous des voûtes sculptées, des statues me saluent en me prenant de haut. Je me sens familière aux figures de bronze et de pierre de par mon silence constant. Mais, de par ma taille et ma frêle constitution, la courte durée de mon existence et la faiblesse de mes sentiments, je leur suis infiniment inférieure. Je m'aventure sur l'escalier qui conduit à la porte, marchant sous les regards dédaigneux des légionnaires, des muses et des dragons. Un sentiment solennel et froid comme le marbre éclot en moi, se diffuse dans mes entrailles, me prend aux tripes et les glace jusqu'à ce que je sois totalement raidie. Mes muscles se contractent. Ma démarche ralentit. Clymnestra lâche mon bras, comme si mon malaise était contagieux. Je la vois qui s'élance à l'assaut d'une grosse pilasse, l'escalade et s'installe dessus. Sous mes yeux, en quelques secondes, elle enchaîne les postures, de la plus classique à la plus farfelue, se métamorphosant aussi bien en Aphrodite qu'en vieux penseur, en passant par toutes sortes de figures abstraites, et se hisse au rang des statues. Certaines de ses attitudes sont si incongrues qu'elles me provoquent un rire; un rire muet mais plein de chaleur.

Lorsque Clymnestra redescend au niveau du sol, les statues ont cessé de me fixer. Elles s'en sont retournées dans leur monde de splendeur. Mais il y a bien une chose que les géants de roc n'ont pas : c'est la vie, la conscience, et l'infinité de sensations que tout cela implique. Et sans cette carapace que je me suis forgée, si je laissais derrière moi ce côté rigide, que ressentirais-je ?

La porte de la bibliothèque s'ouvre. La première chose que je vois en la passant est un gigantesque panneau suspendu au plafond : Silence, je lis. J'ignore si ce paradoxe devrait me paraître amusant ou vexant. Mieux vaut ne pas chercher à le savoir. Clymnestra salue la bibliothécaire, une femme entre deux âges aux cheveux grisonnants, flanquée d'imposantes lunettes rondes, qui se tient assise derrière un comptoir ancien, tout en bois sculpté. Je lui adresse un simple sourire qu'elle me rend spontanément. Étrangement, ça me procure un soudain plaisir, comme si je venais de prendre conscience que je n'étais pas invisible.

Clymnestra me guide dans le bâtiment. Il n'y a pas de mot pour décrire l'immensité des lieux. C'est un véritable labyrinthe fait de rangées de livres et d'escaliers en bois massif. Les vibrations des planchers me font frissonner de joie. C'est pareil chez moi, mais à échelle réduite, car jamais autant de pas ne martèleront le sol qu'ici. Sentir un lieu qui vit, c'est plus agréable que dans mes souvenirs.

J'emboîte le pas à la drôle de fille jusqu'au quatrième étage. À peine ai-je posé le pied sur le pallier que la forte odeur des vieux livres emplit mes narines. Les parfums que dégagent les objets anciens m'ont toujours fascinée. L'odorat est un sens bien développé, chez moi, tout comme la vue. À défaut de pouvoir communiquer, j'ai tendance à m'imprégner complètement de mon environnement.

Clymnestra s'éloigne et m'abandonne au milieu d'un couloir. Elle se poste devant une étagère et parcourt du bout des doigts les tranches des livres. Elle s'arrête sur un ouvrage qu'elle saisit et apporte jusqu'à une table en ébène. Lorsqu'elle lâche le livre et qu'il cogne la surface boisée, les pages frémissent et soufflent un léger nuage de poussière, comme autant de petits grains d'imagination libérés dans l'atmosphère. Clymnestra porte une main à la bouche pour tousser. Puis elle tire une chaise, s'installe et se plonge dans la lecture du manuscrit. Courbée au-dessus de ce qui, selon moi, s'apparente à un grimoire, elle fait glisser son index sur les mots. Plus je l'observe, plus Clymnestra me fait penser à une magicienne tout droit sortie d'une légende. Je la contemple de loin feuilleter l'ouvrage. La plupart des gens pensent que la lecture impose le silence. C'est pourquoi on nous demande de ne pas faire de bruit dans les bibliothèques. Mais le silence n'est jamais que partiel, chez vous. Dans le monde du silence, on ne sait pas quel son produit une simple page que l'on tourne, que l'on froisse, une page qui glisse sur une autre page, des mots qui s'entrechoquent,... Je ne connais pas ces simples sonorités. Je suis toujours branchée sur la fréquence zéro, sans que rien ni personne ne puisse y remédier.

Lassée de rester en retrait, je m'avance vers Clymnestra et jette un regard par-dessus son épaule. La page qu'elle est en train de lire a été écrite à la main. Elle est couverte de textes courts et de schémas d'un réalisme troublant. Le plus frustrant, tout de même, s'en est le sujet, inscrit en gros caractères en haut à gauche : Le Cœur humain. Pendant un court instant, je me figure qu'elle lit un ouvrage d'anatomie tout à fait commun. Mais, quand Clymnestra tourne la page et qu'apparaît une nouvelle constellation d'écrits et de dessins à propos du cœur, je réalise que le livre à quelque chose de spécial. Immédiatement, mon regard est attiré par un croquis qui présente une anomalie flagrante.

J'ai lu beaucoup de choses au cours de ma vie. N'ayant pas de multiples façons d'occuper le temps dans ma bulle, et je me suis efforcée de mémoriser tout ce que je lisais. Ainsi, si j'étais dotée de la parole, je serais en mesure de réciter des recueils de poésie ou des articles encyclopédiques. Et jamais dans toutes les connaissances dont je me suis nourries je n'ai aperçu une seule allusion à ce que représente ce croquis : un petit organe sombre et informe collé dessous le cœur. Quelques caractères maladroitement tracés accompagnent le dessin.

Logé juste sous le Cœur, se trouve un petit organe que l'on appelle l'Amour.

Vous appelez ça de la biologie, vous ? C'est un véritable conte de fées !

Le mécanisme de cet organe est fragile. Il est fréquent que les voies qui lui permettent de communiquer avec l'esprit soient momentanément obstruées.

Obstruées, oui. Vous voulez dire complètement bouchées ! Et bien sûr, vu l'époque à laquelle cet article grotesque a dû être rédigé, l'auteur n'a pas pris le soin d'indiquer en bas de page le numéro d'un plombier ni même la référence d'un produit d'entretien !

M'éloignant de Clymnestra et de son curieux grimoire, je me mets à déambuler dans les rayons de la bibliothèque. Au bout d'une allée, la faible lumière du jour se faufile entre les étagères. Les poussières virevoltent dans la clarté avec une certaine féerie. On dirait des paillettes, de la poudre magique. J'avance vers la fenêtre d'une façon automatique, quasi robotique. Mes mains se collent à la vitre. Mon nez et mon front suivent cette impulsion. Mon regard plonge dans le vide. Scotchée au carreau, je me noie dans le paysage. Je plonge dans le parc qui s'étend, quatre étages en-dessous de moi. Je peux presque sentir l'air frais sur mon visage. Je tente d'imaginer le bruissement des feuilles sur les arbres, l'écho du souffle du vent,...

Une main se pose sur mon épaule. Je fais volte-face dans un sursaut. Clymnestra recule d'un pas, le rire aux lèvres. Et, à la fois parce que je suis rassurée de savoir que c'est elle et parce que mon sursaut de terreur me fait me sentir stupide, j'éclate de rire à mon tour.

On va marcher ? me demande Clymnestra. Je hoche la tête. Aussitôt, elle saisit mon bras et me fait redescendre tous les escaliers. Nous sortons de la bibliothèque. Le parc se trouve juste derrière.

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